Choeurs des ténèbres
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Choeurs des ténèbres

Le 18 Mai 1989
Article publié pour le numéro
Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
57
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Los muer­tos abren los ojos a los que viv­en. (Hugh Mac­Di­armid, PERFECT)

THÉÂTRE DE LA CATASTROPHE, tragédie, ou encore Trauer­spiel ( théâtre de la tristesse)? Le théâtre de Bark­er défie en quelque sorte les déf­i­ni­tions.
La couleur théorique de son texte présen­té ici « La tragédie — une forme d’art pour ceux qui aiment la vie » est forte­ment niet­zschéenne. Dans son théâtre, cette couleur nous saute aux yeux. Et des yeux, juste­ment, il en sera beau­coup ques­tion. L’ex­tase dionysi­aque, le principe d’in­di­vid­u­a­tion à l’o­rig­ine de tout mal, le je, l’un orig­i­naire, la néces­sité esthé­tique apollini­enne, le choeur satyrique, cause orig­inelle de la tragédie, la con­nais­sance trag­ique, le tri­om­phe de la beauté à tra­vers la souf­france, la blessure de l’ex­is­tence, la volon­té comme extase suprême et douleur suprême, la ter­reur de l’ex­is­tence trans­fig­urée dans la sou­veraineté mag­ique et enfin la volup­té d’anéan­tir. Nous retrou­verons ces traits dans un état d’in­sta­bil­ité créa­trice chez Bark­er.
Mais ici, je me con­tenterai de par­ler du Choeur auquel il donne une dimen­sion nou­velle, plas­tique et spa­tiale, du silence, du crime, de l’ob­scu­rité qui voile sa scène trag­ique.
Des formes émer­gent lente­ment de cette obscu­rité, des ténèbres de l’in­con­scient, lorsque nous fer­mons les yeux pour dormir, ou lorsque nous nous ban­dons les yeux pour jouer, c’est-à-dire lorsque nous prenons con­gé de la lumière de sur­veil­lance dic­tée par la con­science.
Ain­si, l’e­space noir se charge de sa pro­pre sig­ni­fi­ca­tion, s’é­tend et se rétréc­it, prenant l’al­lure d’une décou­verte épous­tou­flante. Ces formes nous par­lent une langue nou­velle, faite de notre pro­pre silence.
Dans un tableau récent de Howard Bark­er, l’e­space noir se forme en dimen­sions infinies, ver­ti­cales et hor­i­zon­tales, comme le noir d’une nuit trag­ique où les spec­tres, les non-morts, appa­rais­sent. À l’ar­rière plan, une femme est debout, dans une prox­im­ité étrange avec des chiens qui l’as­sail­lent. Au pre­mier plan, un homme immo­bile tend la main vers la gueule dévoreuse (à l’al­lure de tombeau ouvert) d’un molosse, comme pour le con­sol­er. Un abîme sépare les deux per­son­nages.
Dans cette hiérar­chie spa­tiale, c’est l’homme qui ordonne la scène, puisque les chiens sont à son ser­vice, des chiens qui sont l’ex­ten­sion de son pro­pre fan­tasme et dont la sale besogne est d’ar­racher l’utérus de la femme, inlass­able­ment, éter­nelle­ment. Un crime rit­uel, dans un espace noc­turne de som­meil, par­lant la langue silen­cieuse d’un choeur satyrique. Une scène ordon­née sym­bol­ique­ment (en dépit de sa bes­tial­ité phallique) selon un principe féminin : « Pour l’É­tat la femme est la nuit : et plus exacte­ment le som­meil : l’homme est la veille. »1
Cette renais­sance de la chair inlass­able­ment pro­fanée, l’odeur de l’ex­tase d’une vengeance symétrique à la pléni­tude de désir, sont autant d’é­clairs obscurs qui m’il­lu­mi­nent lorsque j’abor­de, les yeux ouverts cette fois-ci, quelques pièces d’Howard Bark­er.
JUDITH. A PARTING FROM THE BODY, se déroule dans le temps d’une seule nuit, à la veille de l’as­saut défini­tif con­tre le peu­ple d’Is­raël. La « scène par­lante » est dedans, dans une tente (dans l’ob­scu­rité d’une lampe, j’imag­ine).
La « scène silen­cieuse » est en dehors, dans le noir, à la belle étoile, et c’est ce dehors qui encadre le dedans, le con­tient, le fait pro­gress­er, l’or­donne. Et pousse la tragédie à s’ac­com­plir. Dehors, c’est un mas­sacre qui som­meille encore en atten­dant la lev­ée du jour. Cet espace noc­turne avec ses per­son­nages anonymes, muets, est choréique. Ce choeur se fait enten­dre par une seule voix ponctuelle et ryth­mique, celle de THE CRY OF THE SENTRY (L’ap­pel de la sen­tinelle). Le ter­rain vague où camp­ent les sol­dats fait pres­sion con­tre les parois de la tente. L’ap­pel au meurtre de ce dehors s’in­car­ne dans le per­son­nage de la ser­vante, et lorsque la pres­sion atteint son apogée (pour ne pas dire orgasme, puisque ce terme ferait out­rage à l’ag­o­nie de désir chère à Bark­er), le crime s’ac­com­plit.
Dans HATED NIGHT FALL, le choeur des pénom­bres, des ténèbres se présente comme une armée com­mandée par Dancer. Elle se situe dans l’e­space du dedans, elle hante les murs et le sol (selon la mise en scène de cette même pièce par Bark­er). Cette armée en choeur est, comme toute armée, le foy­er même du par­jure et de la trahi­son. Elle-même con­fec­tionne, dans l’ab­sence, le trag­ique. Dans LES EUROPÉENS, cette armée n’est pas située dans la simul­tanéité tem­porelle du déroule­ment des scènes, elle a déjà fait son devoir. Le choeur absent (et com­bi­en présent) de cet élé­ment struc­turel est l’ar­mée turque, représen­tée à l’é­tat de ruine au début de la pièce par des pris­on­niers de guerre. La même armée revient à la fin, et là encore pour une seule fois « The cry of the Sen­tries is heard ». (L’ap­pel des sen­tinelles résonne).
Ce Choeur d’hommes armés qui rode en dehors revient combler sa pro­pre absence pour récupér­er son dû : l’en­fant du viol, du crime. Dans JUDITH et LES EUROPÉENS, nous ne voyons donc jamais cette armée, elle est dans l’e­space du noir, dans cet abîme éten­du qui sépare les per­son­nages comme dans le tableau. Pour­tant c’est elle qui force et rythme et le déploiement des scènes, c’est le cadre où s’ac­com­plit encore le trag­ique.
Le choeur satyrique qui peu­ple le vide du dehors non seule­ment hante la scène, mais surtout presse le
pas du trag­ique. Une orig­i­nal­ité inouïe de ce théâtre cat­a­strophique. Puisque nous sommes dans le cou­ple
absence-présence voyons ce qui est à l’oeu­vre devant nos yeux. Bark­er, en effet, se sert dans les trois pièces d’une gram­maire inédite du verbe « voir ». Qui dit voir dit aus­si ne pas voir, qui dit présence à l’ oeil, dit absence à l’ oeil, qui dit lumière dit obscu­rité, qui dit jour dit aus­si nuit, et ain­si de suite.

Dans HATED NIGHT FALL, le choeur appa­raît comme inter­locu­teur servile, alors qu’il est comme un sou­verain déter­mi­nant dans la chute de Dancer. Et quelle serait sa chute, dans cette tombée de la nuit ? La céc­ité … Et le crime, dans une pièce parsemée de meurtres (mais qui n’at­teignent jamais le statut de crime), c’est le crime per­pé­tué con­tre les yeux de Dancer par l’en­voyé spé­cial des ténèbres, c’est-à-dire le choeur. Dans JUDITH, le crime (la volup­té d’anéan­tir) est égale­ment ordon­né par le dehors, un crime effec­tué dans l’ex­tase du désir, dans l’in­stant fur­tif d’une abdi­ca­tion du corps offerte comme une prière à l’autre. Holo­pherne offre sa chair, sa tête.
Les yeux seront bien­tôt grands ouverts et écar­quil­lés dans une tête coupée, alors qu’il pré­tendait dormir.

Dans la bible l’ul­time crime d’une femme con­tre un
homme, c’est de lui arracher la tête, fix­er son regard à jamais sur l’e­space du monde en plein jour, sur la scène où le choeur est dehors. C’est de l’ar­racher à son som­meil.

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