« Va jusqu’au fond, c’est là qu’est la leçon. » ou « L’homme est bon, le veau est succulent. »

« Va jusqu’au fond, c’est là qu’est la leçon. » ou « L’homme est bon, le veau est succulent. »

Le 11 Mai 1989
François Joinville, Benoît van Dorslaer, Philippe Grand’Henry et Max Parfondry dans SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS de Bertolt Brecht, mise en scène Lorent Wanson. Photo Marie-Françoise Plissart.
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François Joinville, Benoît van Dorslaer, Philippe Grand’Henry et Max Parfondry dans SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS de Bertolt Brecht, mise en scène Lorent Wanson. Photo Marie-Françoise Plissart.
François Joinville, Benoît van Dorslaer, Philippe Grand’Henry et Max Parfondry dans SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS de Bertolt Brecht, mise en scène Lorent Wanson. Photo Marie-Françoise Plissart.
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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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SOIT DEUX CITATIONS de Brecht qui, accolées, peu­vent servir d’ex­er­gue à SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS, vue comme un con­te cru­el, ou plus exacte­ment comme une ini­ti­a­tion noire. Ini­ti­a­tion à « l’hor­reur de l’é­conomie », pour repren­dre le titre d’un récent suc­cès de librairie ? En tout cas, s’il faut en croire le volu­mineux dossier que Jan Knopf a réu­ni en 1986 sur cette SAINTE JEANNE de Brecht1, il s’ag­it là d’une « pierre angu­laire » dans l’éd­i­fice du théâtre épique, et en l’oc­cur­rence d’une pièce assez exem­plaire pour faire fig­ure de « chef d’œu­vre incom­pris ». Le rap­pel de sa genèse peut aider à éclair­er cette dou­ble qual­i­fi­ca­tion. Le retour prélim­i­naire à un tel passé trou­ve sens, comme de bien enten­du, dans le rap­port que le texte, achevé en décem­bre 1931 (à un moment où l’Eu­rope en crise se trou­ve au car­refour), est sus­cep­ti­ble d’en­tretenir, à tra­vers sa mise en scène aujour­d’hui, avec notre présent.

Dans une notice sans titre de 1926, Brecht, en quête de sujets à hau­teur de l’époque, fixe les grandes lignes de sa pro­duc­tion à venir dans les ter­mes suiv­ants : « comme paysage héroïque j’ai la ville, comme point de vue nou­veau la rel­a­tiv­ité, comme sit­u­a­tion l’en­trée de l’hu­man­ité dans les mégapoles du début du troisième mil­lé­naire, comme con­tenu les appétits (trop grands ou trop petits), comme train­ing du pub­lic les gigan­tesques com­bats soci­aux. » Le pro­pos ne manque pas d’am­bi­tion : il est ques­tion de pren­dre en compte l’ou­ver­ture des temps mod­ernes dans toute leur enver­gure, le franchis­sement d’un seuil qui mar­que la fin de la civil­i­sa­tion rurale, et le recom­mence­ment d’une aven­ture for­cé­ment tumultueuse. Acces­soire­ment, l’au­teur men­tionne aus­si les matéri­aux exploita­bles : il pré­cise que les chroniques améri­caines peu­vent lui fournir au min­i­mum huit pièces, la guerre mon­di­ale autant, et le tré­sor des clas­siques alle­mands bien davan­tage encore, l’adap­ta­tion per­me­t­tant de réin­ven­ter cet héritage dans une con­jonc­ture inédite.

SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS s’in­scrit à plein dans le pro­gramme de 1926, comme si elle en cumu­lait tous les prin­ci­paux aspects, fussent-ils assom­bris, et de ce fait réar­tic­ulés à la manière d’un aver­tisse­ment, le cré­pus­cule du soir recou­vrant celui du matin. Le seul nom de Chica­go, métro­pole qua­si­ment mythique, avec sa vital­ité com­bi­en dévo­rante sous le signe de la grande boucherie indus­trielle, suf­fit à évo­quer les signes con­trastés d’une muta­tion his­torique. Et la pièce, pour se nour­rir, va puis­er à coutes ces sources qu’on vient de citer : tant les clas­siques alle­mands, détournés avec inso­lence (LA PUCEU.E D’ORLÉANS, de Schiller, le FAUST de Goethe), que ces chroniques améri­caines — études his­toriques, réc­its biographiques, romans nat­u­ral­istes proches du reportage, THE PIT de Frank Nor­ris, THE JUNGLE d’Up­ton Sin­clair — retraçant la mon­tée en puis­sance d’une économie explo­sive, encre autres ces luttes con­cur­ren­tielles qui, celle la légende, one leurs héros, et telle la guerre, leurs vic­times.

Deux frag­ments de pièces pub­liées depuis peu dans la « Grande édi­tion » des œuvres de Brecht2 témoignent de ce dernier apport à la con­cep­tion de SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS. Mis en chantier dès 1924, JOE FLEISCHBACKER IN CHIKAGO (Joe Hacheur-de-viande à Chica­go) et DAN DREW (per­son­nage lié à l’amé­nage­ment des trans­ports dans la région du lac Erié) sont ori­en­tés vers la spécu­la­tion bour­sière, la con­sti­tu­tion, à par­tir de là, des grandes for­tunes et de leurs empires, ou aus­si bien, le déclenche­ment des grandes tem­pêtes qui empor­tent les familles. L’au­teur joue déjà sur les décalages entre le monde des affaires ‘avec sa Bourschuasi, comme il écrit une fois au lieu de bour­geoisie) ec la langue du théâtre, styl­isée, cos­tumée, chaussée de cothurnes. Il s’in­ter­roge sur ce que devient la notion de cat­a­stro­phe, inhérence à la tragédie antique, une fois trans­posée dans le con­texte de l’ar­gent-roi : dev­enues moné­taires, les cat­a­stro­phes se font plus sèch­es, plus minces, plus sour­des, comme des « coups de matraque en caoutchouc — lesquels, trop évidem­ment, ne tombent pas du ciel.

Mais dans cette sec­onde moitié des années vingt où se forge le théâtre épique ( théâtre cri­tique, ami-trag­ique, avec son effet de dis­tan­ci­a­tion), l’im­ma­nence du des­tin mod­erne, immé­di­ate­ment recon­nue, n’évite pas à l’au­teur une sorte de panne tech­nique : la dif­fi­culté à cern­er, hormis du point de vue de quelques spécu­la­teurs, le fonc­tion­nement de la Bourse, un « marécage », sans doute à l’im­age de l’é­conomie de marché tout entière, avec la mul­ti­pli­ca­tion opaci­fi­ance des proces­sus der­rière les proces­sus, et des appareils der­rière les appareils, comme autant de médi­a­tions repous­sant tou­jours plus loin l’ap­préhen­sion du sys­tème dans sa glob­al­ité. Et quand Breche entre­prend alors la lec­ture du CAPITAL (dans lequel il se dit « enfoui jusqu’au cou » en 1926) c’est poussé par une per­plex­ité d’or­dre sci­en­tifique plus que par une révolte de nature morale. Cette approche à froid du marx­isme sera vite relayée, il est vrai, par une leçon de choses à chaud, celle qu’of­fre le chaos déclenché par le krach de Wall street en 1929. Au dernier tableau de SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS, l’aven­ture de la petite salutiste est rat­trapée par l’ac­tu­al­ité la plus récente, qui résonne dans les haut-par­leurs : « Chute de la livre. La Banque d’An­gleterre fer­mée pour la pre­mière fois depuis trois cents ans… Huit mil­lions de chômeurs aux États Unis… le Brésil verse à la mer sa récolte de café de l’an­née … Six mil­lions de chômeurs en Alle­magne etc. etc.). Voilà qui con­firmerait, s’il en était besoin, que dans cerce pièce la parabole n’est jamais loin du doc­u­ment, et que les va-et-vient fructueux de la pen­sée cri­tique entre fic­tion et his­toire devraient s’en trou­ver accélérés.

Pierre angu­laire du théâtre épique ? Chef-d’œu­vre incom­pris ? Si SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS peut pass­er pour une pierre angu­laire du théâtre épique, c’est aus­si et encore pour autre chose : c’est parce qu’elle four­nit un mod­èle de la con­nais­sance affron­tée à ce qui la dénie comme celle, c’est-à-dire une société n’ad­met­tant plus d’autre pen­sée que l’im­pen­sé du cal­cul égoïste. La démarche ici adop­tée joue donc à con­tre courant d’un dérive, comme un flux qui cherche à en remon­ter un autre. Au con­tact des deux se créent des tour­bil­lons. C’est là qu’opère la péd­a­gogie brechti­enne : elle se déploie en s’ex­po­sanc au ver­tige, et prend son relief le plus accen­tué dans son rap­port à l’ef­froi, cette pétri­fi­ca­tion de l’e­sprit aus­si bien que du corps. Saint Jeanne illus­tre ain­si les chem­ine­ments de « la bon­té igno­rante » (selon une for­mule de l’au­teur) appelée à faire ses class­es, autrement dit son édu­ca­tion, dans les abîmes de l’ex­ploita­tion et de l’op­pres­sion sociales. Cette descente dans les ténèbres extérieures, au demeu­rant, équiv­aut égale­ment pour la jeune idéal­iste à une descente dans les pro­fondeurs mal éclairées de la con­science religieuse.

Brecht a fait de son héroïne, au départ, une ingénue comme dans les romans dits d’ap­pren­tis­sage, et même une ingénue pass­able­ment ridicule, avec son équipement de l’Ar­mée du Salue. Mais gageons qu’il recon­naît son enfant, et tout ce qu’elle a d’é­mou­vant, dès l’in­stant où elle décide : « Je veux savoir », plus bref encore : « je veux voir ». L’au­teur a sug­géré plus tard que l’ac­cen­tu­a­tion de son didac­tisme, à cette péri­ode, venait en par­tie du fait qu’il avait lui-même beau­coup à appren­dre. SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS, appren­tis­sage d’une société qui se défait, donne immé­di­ate­ment la main à LA MÈRE, appren­tis­sage d’une société qui se refait, par une révo­lu­tion des cuisinières appelées elles aus­si à diriger l’É­tat. Simul­tané­ment, Brecht développe le genre du « Lehrstück », pièce didac­tique d’une dimen­sion réduite, d’une struc­tura­tion sché­ma­tique et d’une écri­t­ure sobre, qui demande à être joué plutôt qu’à être vu, le pub­lic devenant acteur. Le « Lehrstück » se définit non comme l’il­lus­tra­tion de thès­es ou de con­tre-thès­es, mais comme un exer­ci­ce d’as­sou­plisse­ment pour dialec­ti­ciens, expéri­mentant les rap­ports entre sit­u­a­tions et com­porte­ments, dans le cadre d’un ques­tion­nement sur le social et l’aso­cial.

Anne-Marie Loop, Sonia Pastecchia, Philippe Grand'Henry et Max Parfondry dans SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS de Bertolt Brecht, mise en scène Lorent Wanson. Photos Marie-Françoise Plissart.
Anne-Marie Loop, Sonia Pastec­chia, Philippe Grand’Hen­ry et Max Par­fondry dans SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS de Bertolt Brecht, mise en scène Lorent Wan­son. Pho­tos Marie-Françoise Plis­sart.

LA MÈRE, écrite « dans le style du Lehrstück » selon une pré­ci­sion de Brecht, n’en est pas un pour autant : cette chronique d’une vie de femme qui entre peu à peu en révo­lu­tion à la suite de son fils ne met pas en cause le parcage établi entre scène et salle, donc se donne tel un spec­ta­cle. Et SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS, quant à elle, non seule­ment se donne telle un spec­ta­cle, mais encore fonc­tionne à la manière d’un grand spec­ta­cle, com­plète­ment à l’op­posé du style pro­pre au « Lehrstück ».

Sa dimen­sion est éten­due (et non pas réduite), sa struc­tura­tion pour le moins com­plexe ( et non pas sché­ma­tique), son écri­t­ure pour­rait être qual­i­fiée de baroque (et non pas de sobre).

La struc­ture de la pièce doit sa com­plex­ité à l’en­tre­croise­ment de trois actions qui traduisent le fonc­tion­nement d’une société cout entière prise dans la tem­pête : la spécu­la­tion en bourse du mag­nat de la viande, l’o­gre Manier (de Maul, la gueule) qui déclenche une crise économique donc il reste le béné­fi­ci­aire ; l’ac­tion ouvrière qui s’ébauche en réplique ; dans l’en­tre-deux, l’in­ter­ven­tion de l’Ar­mée du Salue, fausse­ment con­cil­i­atrice, à l’im­age de l’e­sprit petit-bour­geois niant les antag­o­nismes de classe. Cha­cune des sphères en ques­tion est minée de con­tra­dic­tions internes, sec­ondaires, qui peu­vent momen­tané­ment brouiller la con­tra­dic­tion externe, prin­ci­pale entre d’une part la grande bour­geoisie dom­i­nance de la finance et de l’in­dus­trie, et d’autre part le pro­lé­tari­at dom­iné.

Les coups en bourse se mul­ti­plient : spécu­la­tions à la hausse, à la baisse, achats à décou­vert, « cor­ners » pour acca­parer le marché d’un pro­duit déter­miné. Manœu­vres, rus­es et com­bi­naisons se trou­vent don­nées à voir dans leur enchaîne­ment à la fois décon­cer­tant et machi­avélique. Ces séquences sug­gèrent finale­ment l’idée d’une crise con­sti­tu­ant un cycle économique (sans qu’on puisse exacte­ment le rap­porter aux analy­ses du CAPITAL, comme l’a voulu Kache Rülicke, une élève de Brecht).

Au terme de ces rebondisse­ments, un nou­v­el équili­bre s’établit : con­cen­tra­tion par élim­i­na­tion des con­cur­rents les plus faibles, ratio­nal­i­sa­tion de la branche aux dépens des per­son­nels (licen­ciements de masse, réduc­tion des salaires, aug­men­ta­tion des prix à la con­som­ma­tion, etc.). Reste à savoir dans quelle mesure le mag­nat tient cout le jeu en main : est-il par­fois débor­dé par les événe­ments qu’il a déclenchés, ne fait-il qu’obéir aux amis de Wall Street donc il reçoit des mes­sages, et ces amis eux-mêmes ne sont-ils pas pris à leur tour dans un mécan­isme se per­dant au loin, si loin que parais­sent se con­fon­dre les caus­es et les effets ? Bref, l’o­gre tirant les ficelles ne serait­ il qu’une mar­i­on­nette, et dès lors où et com­ment agir sur le sys­tème ?

Brecht a fab­riqué ici un mod­èle en petit de l’é­conomie cap­i­tal­iste appréhendée dans son mou­ve­ment : soit une maque­tte mobile, suff­isam­ment pré­cise, mais néan­moins ouverte, ne s’ar­rondis­sant pas en une pseudo­ total­ité.

Dans les lacunes d’un tel sys­tème peut sur­gir l’ac­tion ouvrière, l’in­con­nue par excel­lence. Celle-ci d’au­tant plus dif­fi­cile à prévoir qu’elle doit être amenée de proche en proche, pour éviter des désil­lu­sions, à soulever le sys­tème, ce qui peut paraître à son tour illu­soire. Notons que Brecht, en dehors de la péri­ode ici con­sid­érée, n’a guère mis en scène la classe ouvrière, bien qu’il se soit de plus en plus net­te­ment placé du point de vue de la dialec­tique pro­lé­tari­enne. La rel­a­tive absence de la classe ouvrière dans son théâtre incite à pos­er que celle-ci, tou­jours à con­stru­ire ou à recon­stru­ire en tant que col­lec­tif con­scient et organ­isé, se prête peu à la représen­ta­tion. Dans SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS, l’ac­tion menée par les ouvri­ers (mass­es, syn­di­cats, com­mu­nistes) est le plus sou­vent évo­quée sur le mode indi­rect, et au sur­plus par bribes, par éclairs. Les ouvri­ers en scène oscil­lent encre soumis­sion et révolte, sans tran­si­tion psy­chologique. Typ­ique le traite­ment d’un per­son­nage tel que Frau Luck­ernid­dle. la vieille femme se sub­stitue à Johan­na défail­lante pour porter un mes­sage de grève générale, après avoir mangé la soupe humiliante du patronat et de l’ Armée du salut : elle effectue moins un par­cours qu’elle n’opère un ren­verse­ment, qui au demeu­rant n’é­tonne pas. Dans leur brisure, les ouvri­ers trou­vent, para­doxale­ment, leur capac­ité de sur­saut.

Sainte Jeanne en revanche — Johan­na Dark — avance telle une héroïne expres­sion­niste, sur un chemin à sta­tion : le chemin de la con­nais­sance, comme on l’a dit au tout début, qui passe par la descente aux abîmes. Entre le dérisoire de la petite salutiste et le pathé­tique de la révo­lu­tion­naire man­quée, qui ne va pas jusqu’au bouc de sa sol­i­dar­ité gran­dis­sante avec les exploités et les opprimés, elle requiert du spec­ta­teur une iden­ti­fi­ca­tion par­tielle, inter­rompue : comme la plu­part des fig­ures brechti­ennes vouées à la divi­sion, à la schiz­o­phrénie sociale. L’am­biguïté de Mauler, com­parée à celle-ci, n’en est pas une : elle fonc­tionne dans le sens des intérêts du sys­tème, et cha­cune des faib­less­es humaines de l’o­gre se révèle après coup béné­fique au règne du prof­it.

À struc­ture com­plexe, écri­t­ure baroque : cette impres­sion de baro­quisme provient ici du mélange déton­nant qui s’ef­fectue encre la langue prosaïque, sor­dide, des affaires et celle de l’hu­man­isme élevé emprun­té à Goethe, Schiller, ou encore au « chant du des­tin » d’Hold­er­lin. Il en résulte une dou­ble  dis­tan­ci­a­tion (une dou­ble étrangéi­sa­tion cri­tique) de l’une et de l’autre. Par­tant de là, une porte est ouverte à la mul­ti­pli­ca­tion des styles et des cons dans SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS : effets grotesques, avec ce que le terme com­porte de men­ace, dans la sphère de Mauler, effets tra­gi-comiques du côté de l’Ar­mée du salut, réal­isme noir chez les ouvri­ers ; et il serait évidem­ment con­tre-indiqué de procéder à des assig­na­tions trop rigides, pour autant qu’à la faveur des con­caccs entre les trois groupes ten­dent  à se dis­sémin­er partout le cynisme, l’hu­mour, l’ironie, l’é­mo­tion, la grav­ité, etc. La maîtrise de ces rup­tures, l’équili­brage des styles et des tons en con­for­mité avec celui des actions, voilà ce qui fait la dif­fi­culté d’une mise en scène de SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS. Voilà aus­si pourquoi, au vu de beau­coup de ses réal­i­sa­tions, la pièce a pu pass­er pour un chef d’œu­vre incom­pris. Il faut le pas léger d’un funam­bule pour avancer avec l’au­teur sur la corde de !‘oeu­vre, sans tomber ni d’un côté ni de l’autre : par exem­ple, comme ce fut le cas plus d’une fois apparem­ment, soit du côté de la tragédie (le monde comme abat­toir, réédi­tion de la val­lée de larmes, avec Johan­na Dark comme vic­time expi­a­toire) soit du côté de la par­o­die cabaret­tis­tique, faisant dis­paraître la cri­tique dans la déri­sion.

Un grand spec­ta­cle sous le signe de l’ex­péri­ence et de l’ap­pren­tis­sage

Soucieux de ne tomber ni dans l’archéol­o­gisme ni dans l’esthétisme (le sec­ond découlant sou­vent du pre­mier), Lorent Wan­son a placé sa récente mise en scène de SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS sous le dou­ble signe de l’ex­péri­ence et de l’ap­pren­tis­sage. Le texte, pré­cise-t-il, nous dit que « la crise n’est pas une cat­a­stro­phe naturelle, une facal­ité, mais le résul­tat d’une stratégie tout humaine. Il nous dit aus­si que le proces­sus de con­science et de résis­tance est pos­si­ble et néces­saire, mais très dif­fi­cile : freins extérieurs et intérieurs à notre volon­té de jus­tice réelle for­cé­ment col­lec­tive et égal­i­taire ».

Si on ajoute à cela que, même man­quées (comme c’est le cas dans SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS), les acrions ouvrières accélèrent ce proces­sus, on con­vien­dra que la pièce résonne, et ce « de façon assour­dis­sante », sur notre présent, à l’heure d’un néo-libéral­isme apparem­ment tri­om­pham.

Dans une phase pré­para­toire, le met­teur en scène et son équipe ont voulu ancr­er leur entre­prise aus­si con­crète­ment que pos­si­ble dans la réal­ité d’au­jour­d’hui. Ain­si sont-ils par­tis à la ren­con­tre d’une pop­u­la­tion frap­pée par le chô­mage et l’ex­clu­sion, dans l’in­ten­tion de se met­tre à son écoute, et de faire enten­dre la voix du théâtre, en retour, à prox­im­ité des lieux de vie où il ne pénètre guère. La for­mu­la­tion de « pro­jets de crise » allait con­tribuer à dévelop­per ces échanges. Lorent Wan­son paraît de ceux pour qui, selon les ter­mes d’un débat ancien, la démarche « socio-cul­curelle » n’ex­clut aucune­ment le souci de la « qual­ité artis­tique ». En tout cas, c’est un grand spec­ta­cle, au sens plein du terme, qui est sor­ti de la phase pré­para­toire. Toute la troupe des comé­di­ens mom­re un engage­ment, une force de con­vic­tion, que l’on sera ten­té d’at­tribuer à l’ex­péri­ence  et à l’ap­pren­tis­sage qu’elle a tirés elle-même de la ren­con­tre avec une pop­u­la­tion très con­cernée.

La scéno­gra­phie du spec­ta­cle illus­tre la rai­son du plus fort, le plus grand espace étant réservé au plus petit nom­bre. Mauler occupe le cen­tre du plateau avec les saigneurs de l’é­conomie. C’est là qu’il appa­raît au début, sil­hou­ette noire vue de dos sur fond rouge bœuf. Son lieu d’élec­tion peut être com­paré à une pyra­mide inver­sée : une plate-forme d’où se déga­gent par en bas une série de cadres emboîtés. Sus­pendue, elle pro­duit l’ef­fet d’une lourde presse qui écrase. En même temps, elle sert de moteur au jeu, apte à fig­ur­er la Bourse et sa cor­beille, un ring de boxe où s’af­fron­tent les con­cur­rents économiques (à un moment don­né, une grosse boîte où s’agi­tent comme des insectes con­vul­sifs ceux que tient Mauler), un bureau retranché comme un château-fort, la coque d’un navire par­tant peut-être à la dérive. Quant aux ouvri­ers, ils sont pour la plu­part coincés devant la scène ou en bas de celle-ci, comme des lock-out­és face au rideau de fer. Là, ils sont traités comme des objets pas­sifs par l’Ar­mée du salut, mais se changent aus­si vite en sujets act­ifs, soule­vant le pub­lic par leurs inter­ven­tions dans les rangs.

Cette répar­ti­tion des groupes soci­aux dans l’e­space rend immé­di­ate­ment vis­i­bles, et lis­i­ble les effets de la spécu­la­tion bour­sière à l’o­rig­ine de la crise. Il en résulte un cli­mat de grav­ité, dans lequel sont suiv­ies avec atten­tion les péripéties com­pliquées de la manœu­vre.

Dans la sec­onde par­tie, des images de choc accentuent le trait en pro­je­tant la boucherie indus­trielle sur l’his­toire du siè­cle qui s’achève. Les ouvri­ers, donc l’ac­tion de grève a échoué, sont fusil­lés par vagues devant le rideau de fer, et c’est la Com­mune qui revient. Com­primés con­tre des mon­tants de bois, voici des corps blan­chis, des vis­ages effacés, er c’est Auschwitz qu’on ne peut oubli­er. Pour finir, un télé-show menteur recou­vre la vie et la mort de Johan­na Dark, qui con­naît une assomp­tion de cirque après avoir refusé de se join­dre jusqu’au bout à l’ac­tion ouvrière, cette con­tre-vio­lence qui fait fonc­tion de dernier recours. On peut estimer que ces images de choc sur­char­gent le texte de Brecht si elles per­durent trop.

Elles s’ac­cor­dent, quoi qu’il en soit, à la volon­té de Brecht d’aller jusqu’au fond, puisque c’est là qu’est la leçon, l’é­cart n’é­tant pas si grand de SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS à la RÉSISTIBLE ASCENSION D’ARTURO UI. La leçon, rap­pelée en fin de spec­ta­cle, à tra­vers une cita­tion emprun­tée à un « Lehrstück », L’IMPORTANCE D’ÊTRE D’ACCORD, porte ici sur le cou­ple per­vers que for­ment l’aide et la vio­lence, et sur la trans­for­ma­tion rad­i­cale et per­ma­nente qu’ap­pelle le sys­tème qui entre­tient ce cou­ple. Une leçon qui est admin­istrée, entre autres, par les deux per­son­nages de Mauler et de Johan­na, unis juste­ment comme l’aide et la vio­lence. Le comé­di­en joue son per­son­nage au sec­ond degré avec une superbe élé­gance, en détail­lant pour le pub­lic toutes ses rus­es.

La comé­di­enne présente davan­tage Johan­na au pre­mier degré, en lui con­férant ain­si une obsti­na­tion sans faille, qui ren­con­tre sa lim­ite au dernier moment.

La tra­duc­tion de SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS demandée à Tobias Kempf frappe par sa lit­téral­ité rugueuse, qui serre au plus près la ges­tu­al­ité de l’écri­t­ure brechti­enne, avec ses heurts, et ses syn­copes, oblig­eant le comé­di­en à réin­ven­ter sa res­pi­ra­tion. Les ironies musi­cales de Jean-Paul Dessy dénon­cent la liturgie de var­iété, tan­dis que Lorent Wan­son, à l’ac­cordéon, donne ces accents de chaleur pop­u­laire, qui met­tent à dis­tance le grand froid émanant d’une société encore et tou­jours régie par les rap­ports de classe.

  1. Cf BRECHTS HEILIGE JOHANNA, hsg von Jan Knopf, Suhrkamp raschen­buch / mate­ri­alien, Suhrkamp Ver­lag, Frank­furt-amMain, 1986. ↩︎
  2. BERTOLT BRECHT, Grosse kom­men­ri­erte, Berlin­er und Frankurter Aus­gabe, Stücke 10, Suhrkamp Ver­lag, 1997. ↩︎

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Écrit par Philippe Ivernel
Philippe Iver­nel (1933 – 2016) était un chercheur, tra­duc­teur et uni­ver­si­taire français, spé­cial­iste recon­nu du théâtre alle­mand con­tem­po­rain. Pro­fesseur hon­o­raire...Plus d'info
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Howard Barker

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10 Mai 1989 — DANS CE GRAND AMPHITHÉÂTRE de la Sorbonne où nous ne sommes loin ni du Pont Neuf où se dressaient les…

DANS CE GRAND AMPHITHÉÂTRE de la Sor­bonne où nous ne sommes loin ni du Pont Neuf où se dres­saient les tréteaux des théâtres de foire, ni de l’Opéra Comique où les Ital­iens, comme on les…

Par Georges Banu
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