Du théâtre et de la politique selon Jean-Marie Piemme

Du théâtre et de la politique selon Jean-Marie Piemme

Le 9 Mai 1989
Édith van Malder et Olivier Gourmet dans LE CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Philippe Sireuil. Photo Véronique Vercheval.
Édith van Malder et Olivier Gourmet dans LE CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Philippe Sireuil. Photo Véronique Vercheval.

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Édith van Malder et Olivier Gourmet dans LE CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Philippe Sireuil. Photo Véronique Vercheval.
Édith van Malder et Olivier Gourmet dans LE CAFÉ DES PATRIOTES de Jean-Marie Piemme, mise en scène Philippe Sireuil. Photo Véronique Vercheval.
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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
57
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HOMME :… et tour de suite j’ai remar­qué le badge que vous portez.

Jeune femme : On ne dit plus badge. On dit pin’s !

Homme : C’est quand même la tête de Lénine !

Jeune femme : Un cadeau de ma petite sœur. Pas mal, non ?

Homme : Franche­ment, ça m’écœure un peu.

Jeune femme : Pourquoi ? C’est juste une belle bobine de bar­bi­chu ! Rien d’autre ! Beau­coup plus orig­i­nal qu’un bijou. D’ailleurs, j’au­rais pu choisir Napoléon ou Jules César, cela n’a pas plus de sens que cela.1

Fred­dy : Il faut cess­er d’in­ter­préter le monde, il faut le tran­former.

Pierre : On dirait un per­ro­quet !2

His­toires par­ti­c­ulières, ambiguës et para­doxales tombées aujour­d’hui comme des morceaux brisés d’une His­toire désor­mais encom­brante, Lénine, Staline ou De Man ont-ils encore un sens) Peur-être, comme d’autres, font-ils signe de loin, affich­es ou sou­venirs à ven­dre tan­dis que les haut-par­lems des grands mag­a­sins dif­fusent en sour­dine des chancs autre­fois révo­lu­tion­naires.

Jean-Marie Piemme écrie con­tre les moules qui repro­duisent, l’a­mal­game qui réduit, con­tre l’ou­bli de l’His­toire. Il écrit comme on bous­cule, comme on sec­oue, avec l’idée qu’on n’est jamais con­damné à rien3. Écri­t­ure tra­ver­sée par l’His­toire ou écri­t­ure de l’His­toire, qui témoigne de son temps, le donne à lire dans ses errances et surtout dans ses con­tra­dic­tions.

J’ai des racines …

L’au­teur habite un pays, la Bel­gique. Aujour­d’hui, plus qu’hi­er, il par­le de son pays. Il écrit que ses racines lui per­me­t­tent de mieux être cos­mopo­lite. Alors, Seraing Jemeppe, la Wal­lonie et les usines pour hori­zon ne sont plus à cacher. Mais Jean-Marie Piemme ne les revendique pas avec fierté. Il prend d’autres chemins, plus com­plex­es : 11 n’y a d’i­den­tité con­struc­tive que mou­vante, offerte, partagée, métis­sée4. Dans ce théâtre-là, hier se décrit et s’écrit pour aujour­d’hui. Car il faut assumer la fil­i­a­tion.

1953 : La mémoire d’un peu­ple n’est-elle pas tou­jours l’ob­jet d’un com­bat ?5

Moi, le père, je ne suis moi-même rien de plus qu’un sou­venir qu’on fait par­ler…6

Les mots, déjà, débor­dent de théâ­tral­ité. Le person­ nage, seul en scène, joue le père. Il a l’as­sur­ance de ces quelques pan­tins du théâtre de Jean-Marie Piemme, nobles fan­toches revenant inter­roger sans fin le « je » cette iden­tité qui s’estompe, qui se perd ou qu’on oublie.

Pierre, le père, se racon­te et racon­te : la mort du père, l’u­sine, la vio­lence de l’u­sine… Il change de dis­cours, son « je » fluctue sans cesse, sa parole esc inter­change­able. Pierre est tra­ver­sé par son his­toire, il n’en est pas la somme figée. Per­son­nage-nar­ra­teur, il est un chaînon de la fil­i­a­tion. Il a la con­sis­tance floue du sou­venir, se dédou­ble, se démul­ti­plie dans les voix qui l’habitent : Pierre-l’en­fant, Pierre-le père, le père de Pierre…

La mémoire n’est pas uni­voque.

Le texte égare : quel lien de Pierre à De Man, de Fred­dy à Staline ? Mais la con­science se con­stic­ue-c-elle sur d’autres bases que ces bribes d’in­for­ma­tions, ces images hap­pées, ces titres de jour­naux, ces ques­tions qu’un jour, on a posées ? Les mots remon­tent le fil, la fil­i­a­tion : du père de Pierre à Pierre puis à Rodolphe, son fils. Pas­sage de témoin jusqu’à aujour­d’hui où la con­science a per­du ses repères. Les struc­tures men­tales et sociales héritées du XIXe siè­cle ont peu à peu cessé d’être repérables, iden­ti­fi­ables. Les mécan­ismes se sont opaci­fiés. Le manichéisme se révèle désor­mais illu­soire et la cer­ti­tude de la coex­is­tence d’un bien et d’un mal a fait long feu. En cette fin de XXe siè­cle où nous sommes con­traints d’en­tre­pren­dre une muta­tion de pen­sée, Jean-Marie Piemme revient au moment du bas­cule­ment, de dis­so­lu­tion de toute une logique. Pièce frag­men­tée, 1953 affronte donc le passé en s’adres­sant aux hommes d’au­jour­d’hui. Loin du théâtre his­torique pour­tant, la théâ­tral­is­ar­i­on de l’His­toire devient ici une des lec­tures pos­si­bles d’un moment-pré­texte : la mort d’Hen­ri De Man et celle de Joseph Staline. Car, tan­dis que le point de vue cir­cule entre les dif­férents mem­bres d’une famille d’ou­vri­ers wal­lons, le texte livre sa dimen­sion auto­bi­ographique. Il con­voque le sou­venir pour retiss­er l’éveil d’une con­science poli­tique du monde : celle de l’au­teur lui-même.

Que De Man se soit trompé, on le sait, écrie Jean­ Marie Piemme et que Staline ne soit pas vrai­ment le sauveur du peu­ple, on le sait aus­si. Par un jeu de con­tre­points, Piemme mon­tre, en par­al­lèle, l’as­cen­sion sociale de Pierre, ouvri­er devenu cadre. Et qui, bien sûr, renonce au syn­di­cat. De quel poids pèsent ces petites trahisons ? La trahi­son, est-ce la somme des con­tra­dic­tions qui nous tra­versent, qui nous con­stru­isent ?

Pierre :

Liste de ce que je ne veux plus :

  1. les pommes de terre comme des rochers dans la riv­ière de sauce
  2. les restes des restes des restes
  3. le trou recousu si habile­ment recousu qu’on ne voir rien, non ! (… )

8. Et je ne veux plus des rêves minus­cules On ne recherche pas seule­ment l’ar­gent, on cherche aus­si l’am­pleur des choses… 7

Pierre incar­ne un idéal de con­struc­tion et de pro­grès rêve large­ment matéri­al­iste de « coloni­sa­tion » de la terre, de con­quête de pou­voirs et d’avoirs… Une revanche sur les humil­i­a­tions d’hi­er. Un chemin dans lequel s’est engouf­frée toute une mou­vance social­iste. Cela, Fred­dy, le beau-frère de Pierre, ne le com­pren­dra pas, ne l’ac­ceptera pas. Tout com­pro­mis avec le sys­tème relève pour lui de la trahi­son : La dépré­ci­a­tion du monde des hommes aug­mente en rai­son directe de la mise en valeur du monde des choses8, répond-il à Pierre. Rivé à l’universa­lité du com­mu­nisme, il restera l’homme d’une seule vérité, l’homme aus­si d’un monde dépassé. Fred­dy ne pour­ra s’adapter. D’autres fig­ures de l’ab­solu, de résis­tance plus rad­i­cale, plus intran­sigeante vien­nent hanter ce théâtre. Ain­si, le Cap­i­taine reste dés­espéré­ment accroché à un rêve de gloire et de grandeur humaines dont le présent ne porte pas les signes. Son refus de l’in­signifi­ance ne trou­ve de réponse que dans l’al­cool ou dans la fuite vers l’Afrique, sym­bole fan­tasque d’une human­ité préservée. Cha­cun à leur façon, Fred­dy et le Cap­i­taine incar­nent l’idéal d’un refus col­lec­tif, révo­lu­tion­naire, d’une résis­tance et d’une lutte mas­sives qui allaient lente­ment décroître dans nos pays à la fin du XXᵉ siè­cle. Momen­tané­ment, peut-être, leurs aspi­ra­tions sem­blent dépassées, l’homme « qui monte », c’est Pierre. En tant que per­son­nes, Fred­dy et le Cap­i­taine se sont inscrits corps et âme dans une dimen­sion poli­tique du monde ; ils finiront par s’y dis­soudre, n’ayant pas con­servé d’autre iden­tité.

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Écrit par Nancy Delhalle
Nan­cy Del­halle est pro­fesseure à l’Université de Liège où elle dirige le Cen­tre d’Etudes et de Recherch­es sur...Plus d'info
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#57
mai 2025

Howard Barker

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