Théâtre et sculpture : deux horizons partagés

Théâtre
Réflexion

Théâtre et sculpture : deux horizons partagés

Le 17 Oct 2019
La Danaïde, Auguste Rodin, marbre, 1889. Photo musée Rodin, Paris.
La Danaïde, Auguste Rodin, marbre, 1889. Photo musée Rodin, Paris.
La Danaïde, Auguste Rodin, marbre, 1889. Photo musée Rodin, Paris.
La Danaïde, Auguste Rodin, marbre, 1889. Photo musée Rodin, Paris.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 138 - Arts de la scène et arts plastique
138

Les regards portés par le théâtre vers la sculp­ture s’inscrivent his­torique­ment dans le développe­ment de l’art du théâtre à la fin du xixe et au début du xxe siè­cle. C’est le moment où, s’interrogeant sur sa spé­ci­ficité, par rap­port aux autres arts, le théâtre affirme sa dimen­sion d’art de la scène c’est-à-dire tra­vail­lant avec des corps vivants dans un espace. Il est en effet le seul art dont le matéri­au prin­ci­pal est un matéri­au vivant : le corps de chair de l’acteur.
Dès le début deux courants se dessi­nent dans les nou­velles reven­di­ca­tions esthé­tiques : le réal­isme d’un côté, le sym­bol­isme de l’autre. Et c’est autour de la ques­tion de l’acteur que les choix se rad­i­calisent. Du côté des par­ti­sans du sym­bole tout se joue dans le procès du nat­u­ral­isme autour de l’ambition de faire accéder le corps vivant de l’acteur à la dimen­sion d’une forme artis­tique, capa­ble de rivalis­er avec les formes élaborées par les arts plas­tiques qui, eux, s’appuient sur une maîtrise par­faite de matéri­aux échap­pant aux aléas du vivant. C’est dans ce cadre que la référence à la sculp­ture inter­vient comme une image de com­bat con­tre la ten­ta­tion réal­iste que peut nour­rir le corps vivant de l’acteur. L’enjeu est, en prenant appui sur la référence à la sculp­ture, de con­stru­ire un nou­veau mod­èle d’acteur.
Tirant la leçon du corps sculp­té, l’acteur pour­ra déjouer les risques de dérive vers l’usage d’un corps quo­ti­di­en et s’engager sur un chemin vers l’élaboration d’un corps d’art capa­ble d’inscrire des formes dans l’espace. Des formes met­tant en jeu, à tra­vers le corps prenant pos­ses­sion de l’espace, non pas un théâtre d’image mais un théâtre assumant pleine­ment la troisième dimen­sion.
C’est ce courant du théâtre en lutte con­tre le réal­isme qui engage le dia­logue avec la sculp­ture. Ain­si se développe, à tra­vers des textes fon­da­teurs où des hommes de théâtre ont voulu con­stru­ire et défendre leur vision, toute une pen­sée du théâtre don­nant un nou­v­el hori­zon à l’acteur où corps de chair et corps de pierre dia­loguent. Les enjeux de ce courant du théâtre sont com­plex­es. Toute­fois il sem­ble pos­si­ble de dis­tinguer deux grandes familles. D’un côté, celle qui va de Mey­er­hold à Gro­tows­ki et Bar­ba, en pas­sant par Decroux, où la fig­ure du sculp­teur et la métaphore de l’acteur-statue vien­nent nour­rir une déf­i­ni­tion de l’acteur cen­tré sur le tra­vail plas­tique (et qui accorde le plus sou­vent une grande impor­tance à l’entraînement physique et aux exer­ci­ces plas­tiques). De l’autre côté, une famille qui va de Maeter­linck, Craig et Appia à Kan­tor – et, en par­al­lèle à cette fil­i­a­tion, quelqu’un comme Genet – où les enjeux de la référence à la stat­u­aire asso­cient à la dimen­sion pure­ment plas­tique une dimen­sion que l’on peut qual­i­fi­er de méta­physique, au sens d’Artaud, c’est-à-dire où la physique du théâtre est insé­para­ble d’un « méta », d’une dimen­sion qui la débor­de et sur laque­lle elle ouvre. Cette « méta­physique », où la physique du théâtre doit ouvrir sur un au-delà de la réal­ité, con­duit pour finir vers un théâtre qui, pour préserv­er son essence, doit regarder du côté de la mort, un théâtre exigeant un acteur capa­ble de s’aventurer sur des ter­ri­toires qui l’amènent au bord de la mort, ultime fron­tière.
Si la sculp­ture est, par­mi les Beaux-Arts, celui qui importe le plus pour ces penseurs du théâtre c’est dans la mesure où la sculp­ture à laque­lle ils se réfèrent a pour objet et mod­èle le corps humain. Le corps au cen­tre – tel est le lien entre théâtre et sculp­ture. C’est en effet autour de la ques­tion du corps que peut se nouer pour le théâtre comme pour la sculp­ture le dia­logue entre la pierre et la chair, l’inerte et le vivant, l’immobilité et le mou­ve­ment.
Dans les textes où des sculp­teurs comme Rodin et Bour­delle dévelop­pent leur pen­sée de la sculp­ture en tant qu’artistes du corps de pierre, ils regar­dent du côté du corps de chair. Le mod­èle orig­i­naire reste pour eux celui des sculp­tures grec­ques qui furent capa­bles juste­ment d’insuffler aux corps de pierre la vie du corps de chair – mod­èle exem­plaire de l’alliance fon­da­trice entre l’inerte et le vivant, entre l’immobilité et le mou­ve­ment. Lorsque Rodin se définit en tant que « guet­teur de vie », il refuse l’image du corps sculp­té comme objet inerte. L’oeuvre sculp­tée se doit pour lui d’associer le « bon mod­elé » qui intro­duit la dimen­sion de la chair et le mou­ve­ment – ce mou­ve­ment qui évoque la tran­si­tion d’une atti­tude à une autre – si bien que ceux qui regar­dent la stat­ue ont l’illusion de voir le mou­ve­ment s’accomplir et Rodin va jusqu’à défendre la pos­si­bil­ité pour la sculp­ture de rivalis­er avec la lit­téra­ture et le théâtre pour la nota­tion du mou­ve­ment.

Richard Cie­zlac dans Le prince con­stant d’après J. Slowac­ki, mise en scène Jerzy Gro­tows­ki. Pho­to Insti­tut Gro­tows­ki.
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Monique Borie-Banu
Monique Borie a enseigné à la Sorbonne Nouvelle l’approche anthropologique du théâtre et étudié ses...Plus d'info
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