Un THÉÂTRE hypnotique d’Abattoir fermé, rien ne peut se résumer ou se réduire dans des formules simples. Pourtant les enjeux des créateurs sont clairs, leur univers s’impose d’emblée avec cohérence et constance ; mais lorsqu’on se laisse traverser comme ils le font par ce qui est plus grand que soi, on s’expose à ce que le sujet de l’œuvre ne se laisse pas aisément commenter… Néanmoins, on pourrait dégager des pistes de discussion ou d’analyse à partir de quelques thèmes ou principes : l’attente, l’énigme, la stupeur, l’accumulation, le rituel, le sexuel.
Tout d’abord dire que l’abattoir est un lieu fermé et que nous sommes toujours à l’intérieur comme en visite d’une délirante maison close dans laquelle les corps eux-mêmes sont souvent pris à l’intérieur de plus petits réceptacles : vitrines, blocs de glaise, baignoires …
Les cauchemars seront domestiques, imprégnés de l’insistante présence des objets et des matières. Les rapports entre les personnes : toujours ambigus. Surtout lorsqu’on se laisse enfermer dans la situation où l’autre voudrait qu’on soit, et puis qu’ensuite on explore cette situation, on en énumère les possibilités, les impasses, les sorties imprévues.
C’est que les figures de ce théâtre1, coincées dans ce monde d’enfermement, n’en espèrent aucune délivrance. Ils sont plutôt saisis de stupeur, tétanisés devant la disparition de l’avenir. Ce que nous sommes est obscur, et ils le savent. Ils en acceptent le mauvais augure tout en en refusant la déploration. Pas de désespoir ici, le drame a déjà eu lieu ; il n’y a plus qu’à attendre, comme si l’on savait qu’aucun événement n’était désormais possible, mais qu’on en prenait son parti et qu’en attendant, on ne pouvait que boire : vin, lait, bière, café.
C’est en assumant ce besoin de liquide que la couleur apparaît et contamine la scène entière. Et le monde se met à dérailler : le détail devient monstrueux, les objets s’accumulent sur le plateau, les divans livrent leur cadavre, les hommes perdent leurs cheveux et se transforment en femmes, les femmes se transforment en idoles dérisoires … Tous accompagnent la catastrophe (c’est en cela que l’on pourrait parler ici de rituel).
Pourtant la stagnation donne la sensation que l’on avance, que l’on circule dans un cauchemar à forte teneur sexuelle dont les associations n’élucident jamais l’énigme La chair se libère, lumineuse et stérile, délibérément face à sa fin. Elle est un des éléments cardinaux de ce théâtre de la cruauté sans violence explicite, en retenue constante, comme si l’horreur du monde que l’on remet indéfiniment en scène n’autorisait pas de véritable lâcher-prise. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le désir n’y fonctionne pas.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on n’a pas le désir de quitter ce monde.
Au loin, très loin en nous, nous savons que s’y enfoncer sauve.

conception et réalisation Stef Lernous / Abattoir fermé,
Festival international des Brigittines, 2009.
Photo Stef Lernous.
- Au nombre de trois dans chacun des spectacles envisagés ici. ↩︎


