La marionnette qui danse

La marionnette qui danse

Le 29 Oct 2003

A

rticle réservé aux abonné·es
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

DEPUIS Hein­rich von Kleist ou Gor­don Craig, les avant-gardes artis­tiques se sont inter­rogées avec fer­veur sur le rôle de l’ac­teur et du danseur. Elles envis­ageaient une nou­velle fig­ure d’in­ter­prète en mesure de dépass­er les lim­ites humaines et se pro­po­saient d’u­ni­ver­salis­er les résul­tats des recherch­es sur l’in­ter­ac­tion entre nou­velle scène, nou­velle musique et nou­veaux « per­form­ers ».

Dans cette per­spec­tive la mar­i­on­nette a joué un rôle de pre­mier plan et, avec les masques pour le vis­age et pour le corps — voire les cos­tumes d’Oskar Schlem­mer pour le Bal­let tri­adique — qui trans­for­ment les êtres vivants en mar­i­on­nettes mécano-robo­t­iques, elle est au cen­tre de l’ac­tiv­ité spécu­la­tive et opéra­tionnelle de chaque mou­ve­ment de l’a­vant-garde théâ­trale et/ou de la danse du début du XXe siè­cle.

Mais le charme de la mar­i­on­nette opère déjà au XIXe siè­cle : le sujet du bal­let COPPÉLIA est bâti autour de l’échange de rôle entre la bal­ler­ine-jeune fille réelle et la bal­ler­ine-poupée ani­mée par le magi­cien et inven­teur d’au­to­mates, Cop­pélius ; et dans CASSE-NOISETTE, l’on­cle Drossel­may­er, magi­cien et hor­loger (quelqu’un qui gou­verne le temps, donc), apporte des poupées-danseurs / danseuses comme cadeaux de Noël aux enfants. L’éter­nel rap­port mys­térieux entre le corps et l’âme, tou­jours présent quand il s’ag­it de mar­i­on­nettes, avatars de l’homme, est encore plus sub­til, un siè­cle plus tard, avec PETROUCHKA, un chef-cl’œu­vre des Bal­lets russ­es où, plus qu’hu­main, le pan­tin triste revient après sa mort, per­ché sur le toit de sa baraque, pour inquiéter son cru­el patron et le pub­lic de la foire de Saint-Péters­bourg.

La mar­i­on­nette devient sym­bole de lib­erté : dégagée des lois physiques de la grav­ité, elle peut exé­cuter au mieux des gestes et des pas « alter­nat­ifs ». C’est ce qu’écrit Kleist dans son célèbre essai fon­da­men­tal UBER DAS MARIONETTENTHEATER, imag­i­nant la ren­con­tre entre le nar­ra­teur et Mon­sieur C., pre­mier danseur de l’Opéra, devant un spec­ta­cle de mar­i­on­nettes ; celui-ci affirme que le danseur-mar­i­on­nette est supérieur à n’im­porte quel danseur en chair et en os du fait qu’il échappe au cen­tre de grav­ité, s’ap­proche du sol en l’ef­fleu­rant seule­ment, sans paus­es inter­rompant le flux de la danse ; l’ab­sence de con­science dote la mar­i­on­nette d’une grâce divine.

La déshu­man­i­sa­tion, l’au­toma­ti­sa­tion du mou­ve­ment, la ré-inven­tion de la physic­ité que la bio­mé­canique de Mey­er­hold ou l’Ac­teur-Sur­mar­i­on­nette de Craig, qui libère la ressem­blance divine (pour ne citer que deux théories d’un théâtre dif­férent), sup­posent une scène com­plète­ment renou­velée où tout se déroule dans l’ac­tion, l’én­ergie vitale, la danse.

Mais le lien très fort que les inno­va­teurs du XX’ siè­cle ont établi entre le corps qui danse et la mar­i­on­nette et qui, à la fin du siè­cle, a évolué vers la vir­tu­al­ité et les avatars, pos­sède un antécé­dent — qui pour­rait paraître con­tra­dic­toire à une époque où on lutte con­tre la tra­di­tion — exacte­ment dans l’esthé­tique du bal­let clas­sique, « l’en­ne­mi à abat­tre » aux yeux des avant-gardistes, en tant que sum­mum du passéisme théâ­tral.

Le corps de la danseuse, « re-bâti » avec et pour une rigoureuse tech­nique d’é­cole, doit en fait s’élever sur les pointes, se déplac­er et tourn­er dans l’e­space comme s’il n’é­tait tenu que par un fil pas­sant par la tête bien droite et la colonne vertébrale droite elle aus­si, selon un axe ver­ti­cal par­fait, symétrique, tirant entière­ment vers le haut à l’en­con­tre de la loi de la pesan­teur ter­restre.

Même la danseuse clas­sique, donc, se con­stru­it un « autre corps », dif­férent de son corps naturel, un corps recréé pour exprimer les géométries de la dis­ci­pline très exigeante à laque­lle elle s’adonne.

C’est peut-être pour cela que la « bal­lo grande » à l’i­tal­i­enne EXCELSIOR — hymne au pro­grès tech­nique et sci­en­tifique créé par Man­zot­ti / Maren­co à la fin du XIXe siè­cle, traduit naguère par les Col­la, célèbre famille de mar­i­on­net­tistes à Milan, avec leurs danseuses-poupées tirées par des fils — est encore aujour­d’hui si plau­si­ble et si plaisant.

Et encore, George Bal­an­chine, maître absolu du néo-clas­si­cisme aux États-Unis, inspi­ra­teur en Russie des réfor­ma­teurs comme Andreï Lopou­chov (ami d’Alexan­dre Golovine, dessineur har­di pour le théâtre bio­mé­canique de Mey­er­hold), auteur de la sur­prenante MAGNIFICENCE DE L’UNIVERS (bal­let con­cer­tant de 1923 sur la QUATRIÈME SYMPHONIE de Beethoven dan­sé en tenue de tra­vail con­struc­tiviste), a fait de la danseuse un con­cept abstrait, aux lignes pure­ment idéales, qui per­me­t­tent de « lire » le squelette du mou­ve­ment pur sur l’im­pul­sion musi­cale dynamique.

En tout cas, en niant les dis­ci­plines anci­ennes et con­ser­va­tri­ces du corps et en refu­sant les scléros­es de l’a­cadémie, les inno­va­teurs rad­i­caux des arts, au début du XX’ siè­cle, ont créé, pour don­ner une meilleure vis­i­bil­ité physique à leurs idées, des « corps alter­nat­ifs », mais dans un but dif­férent, obéis­sant à la néces­sité de se don­ner les instru­ments pour inven­ter de nou­velles esthé­tiques, de nou­veaux réc­its, de nou­veaux gestes. Dans le but de re-dessin­er glob­ale­ment le monde, la danse pou­vait en fait ren­dre immé­di­ate­ment vis­i­bles les recherch­es, les formes, les poé­tiques, en se chargeant d’une riche pluridis­ci­pli­nar­ité, plas­tique et visuelle : sonorités et musique, matière et corps, voix et lit­téra­ture.

En effet, la Kör­perkul­tur1 alle­mande à l’époque fai­sait de la danse l’art orig­i­naire dont descendaient tous les autres. En tant qu’­ex­pres­sion de la sub­jec­tiv­ité authen­tique de l’in­di­vidu et de sa pro­pre recherche artis­tique, per­son­nelle et/ ou col­lec­tive, la danse est un moyen de com­mu­ni­ca­tion immé­di­at, de corps à corps, d’e­sprit à esprit, de toutes pen­sées et objets théâ­traux.

Pour ces raisons, le XXe siè­cle, dès ses débuts révo­lu­tion­naires, n’a con­nu que des mou­ve­ments artis­tiques qui ont tous prof­ité des moyens et des instru­ments de la danse, dans les théâtres, dans les galeries d’art, dans les cabarets, pour propager immé­di­ate­ment leur esthé­tique. Par­mi les artistes du Futur­isme, du Dadaïsme, du Con­struc­tivisme, du Bauhaus, plus d’un voy­ait dans la danse un ter­rain expéri­men­tal priv­ilégié en col­lab­o­ra­tion avec choré­graphes, danseurs et com­pag­nies ; et d’autres qui dan­saient eux-mêmes ou qui con­ce­vaient des dans­es, ou encore qui fil­maient des dans­es, util­i­saient la danse pour provo­quer polémiques et scan­dales sans fin, pour accentuer leur pro­pre présence par la présence, tou­jours inquié­tante, du corps vivant ou mécanique.

Ces artistes courageux et batailleurs, sou­vent en com­péti­tion les uns avec les autres, créaient leur petit théâtre de mar­i­on­nettes qui dan­saient, et aus­si des masques et des man­nequins pour trou­ver une nou­velle voie à tra­vers laque­lle libér­er des con­tenus, des pul­sions et des forces nou­velles.

Les BALLI PLASTICI de For­tu­na­to Depero (1917) sont un autre cas sig­ni­fi­catif. Encore une fois, le « nou­veau » ne refuse pas le « vieux » bal­let, dans ce cas renou­velé dans son aspect graphique et dans l’habi­tat sonore par le biais d’une vision de l’Art avec un A majus­cule sous l’im­pul­sion du grand « assem­bleur de tal­ents » Serge Diaghilev : ain­si For­tu­na­to Depero — attiré dans l’or­bite des Bal­lets russ­es — pour le décor et les cos­tumes du CHANT DU ROSSIGNOL envis­agea de trans­former le corps des danseurs par d’énormes masques de super­po­si­tion végé­tale, ani­male ou d’ob­jet. Ces cos­tumes étant trop encom­brants pour le lan­gage choré­graphique plutôt académique employé par Léonide Mas­sine dans LE CHANT DU ROSSIGNOL de Stravin­sky créé en 1920, le choré­graphe con­fia finale­ment les décors et les cos­tumes, qui les ren­dit plus « dans­ables », à Hen­ri Matisse (ignorons ici les querelles dues à un con­trat non respec­té ou à la jalousie entre artistes, fomen­tée, dit-on, par Picas­so, envieux de Depero2. Dans la trace nar­ra­tive du bal­let, tirée du con­te d’An­der­sen, un rossig­nol vrai s’op­pose à un rossig­nol mécanique ( et voilà l’au­to­mate à nou­veau en scène). Or il est sig­ni­fi­catif de not­er que son créa­teur con­sid­ère ce dernier plus per­for­mant que celui en chair et en plumes.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
2
Partager
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
29 Oct 2003 — Définition LA DÉFINITION la plus courante est la suivante : Chœur, groupe de chanteurs, avec plus d’un individu par partie.…

Déf­i­ni­tion LA DÉFINITION la plus courante est la suiv­ante : Chœur, groupe de chanteurs, avec plus d’un indi­vidu…

Par Isabelle Moindrot
Précédent
29 Oct 2003 — QU'EST-CE QUE la danse de Kleist? La réponse n'est-elle pas avant tout dans ce qu'on ne lit pas en filigrane…

QU’EST-CE QUE la danse de Kleist ? La réponse n’est-elle pas avant tout dans ce qu’on ne lit pas en fil­igrane de son texte « Sur le théâtre de mar­i­on­nettes »1 La mar­i­on­nette y aurait liq­uidé…

Par Daniel Lemahieu
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total