DEPUIS Heinrich von Kleist ou Gordon Craig, les avant-gardes artistiques se sont interrogées avec ferveur sur le rôle de l’acteur et du danseur. Elles envisageaient une nouvelle figure d’interprète en mesure de dépasser les limites humaines et se proposaient d’universaliser les résultats des recherches sur l’interaction entre nouvelle scène, nouvelle musique et nouveaux « performers ».
Dans cette perspective la marionnette a joué un rôle de premier plan et, avec les masques pour le visage et pour le corps — voire les costumes d’Oskar Schlemmer pour le Ballet triadique — qui transforment les êtres vivants en marionnettes mécano-robotiques, elle est au centre de l’activité spéculative et opérationnelle de chaque mouvement de l’avant-garde théâtrale et/ou de la danse du début du XXe siècle.
Mais le charme de la marionnette opère déjà au XIXe siècle : le sujet du ballet COPPÉLIA est bâti autour de l’échange de rôle entre la ballerine-jeune fille réelle et la ballerine-poupée animée par le magicien et inventeur d’automates, Coppélius ; et dans CASSE-NOISETTE, l’oncle Drosselmayer, magicien et horloger (quelqu’un qui gouverne le temps, donc), apporte des poupées-danseurs / danseuses comme cadeaux de Noël aux enfants. L’éternel rapport mystérieux entre le corps et l’âme, toujours présent quand il s’agit de marionnettes, avatars de l’homme, est encore plus subtil, un siècle plus tard, avec PETROUCHKA, un chef-cl’œuvre des Ballets russes où, plus qu’humain, le pantin triste revient après sa mort, perché sur le toit de sa baraque, pour inquiéter son cruel patron et le public de la foire de Saint-Pétersbourg.
La marionnette devient symbole de liberté : dégagée des lois physiques de la gravité, elle peut exécuter au mieux des gestes et des pas « alternatifs ». C’est ce qu’écrit Kleist dans son célèbre essai fondamental UBER DAS MARIONETTENTHEATER, imaginant la rencontre entre le narrateur et Monsieur C., premier danseur de l’Opéra, devant un spectacle de marionnettes ; celui-ci affirme que le danseur-marionnette est supérieur à n’importe quel danseur en chair et en os du fait qu’il échappe au centre de gravité, s’approche du sol en l’effleurant seulement, sans pauses interrompant le flux de la danse ; l’absence de conscience dote la marionnette d’une grâce divine.
La déshumanisation, l’automatisation du mouvement, la ré-invention de la physicité que la biomécanique de Meyerhold ou l’Acteur-Surmarionnette de Craig, qui libère la ressemblance divine (pour ne citer que deux théories d’un théâtre différent), supposent une scène complètement renouvelée où tout se déroule dans l’action, l’énergie vitale, la danse.
Mais le lien très fort que les innovateurs du XX’ siècle ont établi entre le corps qui danse et la marionnette et qui, à la fin du siècle, a évolué vers la virtualité et les avatars, possède un antécédent — qui pourrait paraître contradictoire à une époque où on lutte contre la tradition — exactement dans l’esthétique du ballet classique, « l’ennemi à abattre » aux yeux des avant-gardistes, en tant que summum du passéisme théâtral.
Le corps de la danseuse, « re-bâti » avec et pour une rigoureuse technique d’école, doit en fait s’élever sur les pointes, se déplacer et tourner dans l’espace comme s’il n’était tenu que par un fil passant par la tête bien droite et la colonne vertébrale droite elle aussi, selon un axe vertical parfait, symétrique, tirant entièrement vers le haut à l’encontre de la loi de la pesanteur terrestre.
Même la danseuse classique, donc, se construit un « autre corps », différent de son corps naturel, un corps recréé pour exprimer les géométries de la discipline très exigeante à laquelle elle s’adonne.
C’est peut-être pour cela que la « ballo grande » à l’italienne EXCELSIOR — hymne au progrès technique et scientifique créé par Manzotti / Marenco à la fin du XIXe siècle, traduit naguère par les Colla, célèbre famille de marionnettistes à Milan, avec leurs danseuses-poupées tirées par des fils — est encore aujourd’hui si plausible et si plaisant.
Et encore, George Balanchine, maître absolu du néo-classicisme aux États-Unis, inspirateur en Russie des réformateurs comme Andreï Lopouchov (ami d’Alexandre Golovine, dessineur hardi pour le théâtre biomécanique de Meyerhold), auteur de la surprenante MAGNIFICENCE DE L’UNIVERS (ballet concertant de 1923 sur la QUATRIÈME SYMPHONIE de Beethoven dansé en tenue de travail constructiviste), a fait de la danseuse un concept abstrait, aux lignes purement idéales, qui permettent de « lire » le squelette du mouvement pur sur l’impulsion musicale dynamique.
En tout cas, en niant les disciplines anciennes et conservatrices du corps et en refusant les scléroses de l’académie, les innovateurs radicaux des arts, au début du XX’ siècle, ont créé, pour donner une meilleure visibilité physique à leurs idées, des « corps alternatifs », mais dans un but différent, obéissant à la nécessité de se donner les instruments pour inventer de nouvelles esthétiques, de nouveaux récits, de nouveaux gestes. Dans le but de re-dessiner globalement le monde, la danse pouvait en fait rendre immédiatement visibles les recherches, les formes, les poétiques, en se chargeant d’une riche pluridisciplinarité, plastique et visuelle : sonorités et musique, matière et corps, voix et littérature.
En effet, la Körperkultur1 allemande à l’époque faisait de la danse l’art originaire dont descendaient tous les autres. En tant qu’expression de la subjectivité authentique de l’individu et de sa propre recherche artistique, personnelle et/ ou collective, la danse est un moyen de communication immédiat, de corps à corps, d’esprit à esprit, de toutes pensées et objets théâtraux.
Pour ces raisons, le XXe siècle, dès ses débuts révolutionnaires, n’a connu que des mouvements artistiques qui ont tous profité des moyens et des instruments de la danse, dans les théâtres, dans les galeries d’art, dans les cabarets, pour propager immédiatement leur esthétique. Parmi les artistes du Futurisme, du Dadaïsme, du Constructivisme, du Bauhaus, plus d’un voyait dans la danse un terrain expérimental privilégié en collaboration avec chorégraphes, danseurs et compagnies ; et d’autres qui dansaient eux-mêmes ou qui concevaient des danses, ou encore qui filmaient des danses, utilisaient la danse pour provoquer polémiques et scandales sans fin, pour accentuer leur propre présence par la présence, toujours inquiétante, du corps vivant ou mécanique.
Ces artistes courageux et batailleurs, souvent en compétition les uns avec les autres, créaient leur petit théâtre de marionnettes qui dansaient, et aussi des masques et des mannequins pour trouver une nouvelle voie à travers laquelle libérer des contenus, des pulsions et des forces nouvelles.
Les BALLI PLASTICI de Fortunato Depero (1917) sont un autre cas significatif. Encore une fois, le « nouveau » ne refuse pas le « vieux » ballet, dans ce cas renouvelé dans son aspect graphique et dans l’habitat sonore par le biais d’une vision de l’Art avec un A majuscule sous l’impulsion du grand « assembleur de talents » Serge Diaghilev : ainsi Fortunato Depero — attiré dans l’orbite des Ballets russes — pour le décor et les costumes du CHANT DU ROSSIGNOL envisagea de transformer le corps des danseurs par d’énormes masques de superposition végétale, animale ou d’objet. Ces costumes étant trop encombrants pour le langage chorégraphique plutôt académique employé par Léonide Massine dans LE CHANT DU ROSSIGNOL de Stravinsky créé en 1920, le chorégraphe confia finalement les décors et les costumes, qui les rendit plus « dansables », à Henri Matisse (ignorons ici les querelles dues à un contrat non respecté ou à la jalousie entre artistes, fomentée, dit-on, par Picasso, envieux de Depero2. Dans la trace narrative du ballet, tirée du conte d’Andersen, un rossignol vrai s’oppose à un rossignol mécanique ( et voilà l’automate à nouveau en scène). Or il est significatif de noter que son créateur considère ce dernier plus performant que celui en chair et en plumes.