C’est une blague destinée à faire comprendre l’importance de la ponctuation. Et si on mangeait, les enfants ? Et si on mangeait les enfants ? Entre ces deux énoncés grammaticaux, une simple virgule empêche les enfants de connaître le sort qui leur est réservé dans tout conte incluant un ogre ou une sorcière propriétaire d’une maison en sucre. Pourquoi raconter cette blague ici ? Parce qu’une performance de Nicola Gunn, découverte au Théâtre Silvia-Monfort en 2024, nous l’a rappelée.
Sous le titre de Working with Children, l’artiste australienne a conçu un spectacle original et subversif qui questionne les projets dits participatifs. Pourquoi faire des spectacles avec des enfants ? Que croit-on leur apporter ? À quels dangers sont-iels exposé·es ? De quels ogres, de quelles sorcières veut-on les protéger ? Quel profit espère-t-on en tirer ?

Le dispositif imaginé par Nicola Gunn est aussi simple que diaboliquement efficace. Un protocole est envoyé en amont aux théâtres, qui doivent constituer un groupe de cinq à dix enfants âgé·es de onze à treize ans. Ces enfants vont suivre quatre workshops de trois heures environ, qui ont lieu après l’école, pendant les week-end ou les vacances scolaires. La simplicité de ce protocole est à l’image de la facilité avec laquelle on peut résumer la performance : présente sur scène, Nicola Gunn répète avec les enfants des gestes et mouvements tandis qu’un texte est projeté en surtitrage par-dessus leurs têtes. Par une habile mise en abyme, le texte raconte l’histoire d’une artiste qui se rend à un rendez-vous professionnel avec le responsable d’une MJC située dans un quartier défavorisé, où elle monte un spectacle avec des enfants. La situation lui échappe après que des parents se sont plaints et ont décidé de retirer leur fille du projet.
L’artiste dont il est question est-elle Nicola Gunn ? Le texte s’amuse à maintenir le doute quant à sa réelle part d’autofiction. La vérité n’est pas le problème. À travers son protocole, qui se réduit à quelques lignes, la performance se donne comme reproductible, à l’opposé d’un théâtre documentaire qui se baserait sur la vie de ses participant·es pour prétendre à une authenticité. Ici, les enfants sont les variables d’une équation déjà écrite. D’ailleurs, la performeuse fait dire à son double de fiction qu’elle s’inquiète de ne pas utiliser assez la matière des enfants, avant d’avouer qu’au fond elle s’en fout. L’intérêt se situe ailleurs.
Dans l’histoire des politiques culturelles, les projets participatifs apparaissent comme une possible réponse à la question des droits culturels posée dans la Déclaration des droits humains de 1948, affirmant le droit inaliénable de tout individu à prendre part à la vie culturelle. Working with Children se montre critique à l’égard du dévoiement de cette utopie. Lors de son rendez-vous à la MJC, la narratrice note que beaucoup d’artistes font jouer des enfants dans des spectacles à succès qui enchaînent avec d’énormes tournées, interrogeant la zone grise entre projet éducatif et travail déguisé. En outre, si elle a accepté ce projet, c’est parce qu’un ami lui a conseillé de faire des spectacles avec des enfants ou des chiots pour relancer sa carrière : un cynisme qui rappelle en partie la règle des 3B prisée par les publicitaires des années 1980, qui voulait qu’une bonne pub présente nécessairement un enfant, une femme ou un animal mignon (Baby Blond Beast).
L’art a beau promouvoir des valeurs vertueuses, il n’est pas exempt des logiques de la société marchande. Nicola Gunn suggère que, sous couvert d’émancipation et d’empowerment, les projets participatifs peuvent aboutir à l’exploitation et à l’instrumentalisation des enfants au profit d’artistes ou d’institutions qui cherchent à s’autolégitimer. Le dispositif interroge également notre regard de consommateur·rices de spectacles. L’impression de surprendre les enfants en pleine répétition place les adultes dans une position dérangeante de voyeur·ses. Le malaise est rendu plus manifeste encore par le choix de l’âge des participant·es, que le texte projeté justifie en expliquant qu’il s’agit de la préadolescence, où les enfants se sentent le plus vulnérables.
Nicola Gunn présente le résultat de son travail comme un essai et non comme une pièce achevée, d’où son titre, qui fait davantage penser à une étude ou à un mode d’emploi qu’à un spectacle. Tout au long de la performance, elle met en acte ce qu’on pourrait appeler une esthétique du work in progress. Assis·es par terre, les enfants l’écoutent avant de passer de la théorie à la pratique. Ils sont guidé·es, mais conservent leur liberté et leur spontanéité. Leurs mouvements sont imprévisibles : rouler, marcher à quatre pattes, ramper sur les genoux à la force des bras, faire le tour du plateau en courant, puis, soudain, s’asseoir sans raison apparente… Ces déplacements obéissent sans doute à des règles mises en place par la performeuse, mais ces règles nous demeurent inconnues, créant une impression de chaos soigneusement orchestré. Working with Children est empreint d’une fragilité troublante qui se mue en force magnétique lorsque la performance monte en intensité : la beauté de l’incertitude, le tremblement de l’impondérable.
C’est ici que l’esthétique percute l’éthique. En s’écartant d’un spectacle classique, la forme de l’essai mise en œuvre par Nicola Gunn – son inachèvement, sa recréation dans chaque lieu avec de nouveaux participant·es – est une garantie contre l’exploitation et la réification des enfants. La performance – qui prend les gens tels qu’ils sont – devient garante d’une certaine éthique, au contraire d’un spectacle qui exigerait que les comédien·nes travaillent un rôle. À l’opposé d’un projet d’action culturelle qui déplacerait ses participant·es dans une logique qu’on pourrait grossièrement résumer par le vers de Baudelaire – « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » –, il n’y a ici aucune transmutation. La performance se refuse à signifier autre chose que ce qu’elle est et ce qu’elle donne à voir : une artiste répétant avec des enfants. On songe à la phrase d’Éric Rohmer : « Tout film est un documentaire sur son propre tournage. »

