« Il n’y a jamais d’enfants sur scène dans les tragédies grecques. Jamais ! Je ne pense pas que ce soit juste », proclame Anna1, la plus jeune comédienne de la distribution réunie par Milo Rau pour son spectacle Les Enfants de Médée (2024). En mettant sur scène, dans une version abrégée de la tragédie d’Euripide2, six enfants accompagnés par un comédien professionnel, Peter Seynaeve, l’artiste suisse entend pallier ce manque. Pourtant, contrairement à ce que laisse entendre son titre, le spectacle ne fait pas entendre la voix et les paroles manquantes des enfants de Médée.
Un jeu de rôle très cruel
En effet, les six enfants jouent, à tour de rôle, Médée, Créon, Jason et le chœur de la pièce d’Euripide, et échangent, tout au long de la représentation, leurs points de vue respectifs sur la protagoniste tragique.
En parallèle, ils incarnent des personnages contemporains inspirés d’un fait divers survenu en Belgique en 2007, à savoir l’affaire Lhermitte. Grimés et travestis, ils donnent à entendre, devant une caméra, les témoignages et les hypothèses donnés par ces adultes sur le quintuple infanticide perpétré par une jeune mère, nommée Amandine Moreau dans la pièce. Puis, reparlant en leur nom propre après chaque séquence filmée et diffusée sur l’écran de fond de scène, ils formulent leurs propres réflexions sur les motivations de la meurtrière. Enfin, ils jouent la reconstitution effroyable des cinq meurtres, présentés comme une version contemporaine des crimes de Médée. Cette scène, qui s’étire sur une quinzaine de minutes, précède la conclusion mélancolique et ses adresses sentencieuses, où s’expriment les douleurs et les impuissances inhérentes à la finitude humaine.

Le choix d’une distribution constituée d’enfants de 8 à 13 ans pour un spectacle déconseillé aux moins de 16 ans a été discuté par certains critiques. Bâti sur deux intrigues d’infanticide racontées impudemment ou reconstituées avec abondance de faux sang, il est nécessairement dérangeant au regard des règles morales et institutionnelles de nos sociétés occidentales, qui visent à préserver les enfants de la violence du monde. Le spectacle amène ces enfants, comédiens débutants et inexpérimentés, à incarner des états de détresse et de folie meurtrière, à connaître la cruauté ou la lâcheté de comportements anomiques, et donc à les assimiler d’une certaine manière. Comment comprendre le constat désenchanté formulé par la jeune Anna à la toute fin du spectacle si ce n’est comme la conclusion désabusée d’une expérience pédagogique inversée : « À chaque pas, nous nous enfonçons plus profondément dans l’obscurité. […] nous sommes contraints de répéter ce que nos parents ont fait »3 ? Le spectacle équivaudrait à un jeu de rôle cruel, qui donne à faire l’expérience de la détresse et de l’horreur, une expérience dont les enfants ne sortiraient pas indemnes.
D’une spontanéité naïve au meurtre, la fin de l’enfance
D’ailleurs, la structure du spectacle rend compte de cet écart déstabilisant aux topiques de l’enfance. La pièce débute paradoxalement par la mise en place d’un bord plateau : les jeunes comédiens arrivent les uns après les autres devant le rideau tombé, pour parler du spectacle qui vient censément de s’achever. Or, interrogés sur la signification du projet, ils ne répondent jamais à ces questions, préférant exprimer plus volontiers leur plaisir de jouer. Ils vont même jusqu’à souhaiter rejouer des passages du spectacle. Dépassé par l’enthousiasme de ses jeunes collègues, le personnage de Peter Seynave cède à leurs demandes, et la représentation commence par des saynètes volontairement naïves, emphatiques et ridicules, en bref, puériles. Par cet artifice, Milo Rau donne à voir une image convenue de l’enfance, naïve, débordante et inconsciente, qui trouve sa cristallisation, tout de suite après le prologue, dans la figure du monstre. Bien que menaçant Jason, ses traits et sa démarche, qu’on dirait issus d’un dessin animé, sont finalement rassurants. Bien plus : tué par Médée à grands coups de couteau frénétiques, sa mort équivaut paradoxalement à la fin de l’enfance, et l’entrée dans l’âge de la réelle violence (il est notable qu’il est paradoxalement le seul personnage dont les enfants disent avoir pitié). La tonalité naïve et enjouée et la spontanéité apparente des comportements enfantins du prologue s’estompent alors pour laisser place à une maîtrise imperturbable des gestes et une mélancolie solennelle.






