Les Enfants de Médée de Milo Rau
Théâtre
Réflexion

Les Enfants de Médée de Milo Rau

Le 8 Déc 2025
Les enfants de Médée, conception et mise en scène de Milo Rau, 2024, NTGent, Gand © Michiel Devijver
Les enfants de Médée, conception et mise en scène de Milo Rau, 2024, NTGent, Gand © Michiel Devijver

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Les enfants de Médée, conception et mise en scène de Milo Rau, 2024, NTGent, Gand © Michiel Devijver
Les enfants de Médée, conception et mise en scène de Milo Rau, 2024, NTGent, Gand © Michiel Devijver
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« Il n’y a jamais d’enfants sur scène dans les tragédies grec­ques. Jamais ! Je ne pense pas que ce soit juste », proclame Anna1, la plus jeune comé­di­enne de la dis­tri­b­u­tion réu­nie par Milo Rau pour son spec­ta­cle Les Enfants de Médée (2024). En met­tant sur scène, dans une ver­sion abrégée de la tragédie d’Euripide2, six enfants accom­pa­g­nés par un comé­di­en pro­fes­sion­nel, Peter Sey­naeve, l’artiste suisse entend pal­li­er ce manque. Pour­tant, con­traire­ment à ce que laisse enten­dre son titre, le spec­ta­cle ne fait pas enten­dre la voix et les paroles man­quantes des enfants de Médée. 

Un jeu de rôle très cru­el

En effet, les six enfants jouent, à tour de rôle, Médée, Créon, Jason et le chœur de la pièce d’Euripide, et échangent, tout au long de la représen­ta­tion, leurs points de vue respec­tifs sur la pro­tag­o­niste trag­ique. 

En par­al­lèle, ils incar­nent des per­son­nages con­tem­po­rains inspirés d’un fait divers sur­venu en Bel­gique en 2007, à savoir l’affaire Lher­mitte. Grimés et trav­es­tis, ils don­nent à enten­dre, devant une caméra, les témoignages et les hypothès­es don­nés par ces adultes sur le quin­tu­ple infan­ti­cide per­pétré par une jeune mère, nom­mée Aman­dine More­au dans la pièce. Puis, repar­lant en leur nom pro­pre après chaque séquence filmée et dif­fusée sur l’écran de fond de scène, ils for­mu­lent leurs pro­pres réflex­ions sur les moti­va­tions de la meur­trière. Enfin, ils jouent la recon­sti­tu­tion effroy­able des cinq meurtres, présen­tés comme une ver­sion con­tem­po­raine des crimes de Médée. Cette scène, qui s’étire sur une quin­zaine de min­utes, précède la con­clu­sion mélan­col­ique et ses adress­es sen­ten­cieuses, où s’expriment les douleurs et les impuis­sances inhérentes à la fini­tude humaine.

Les enfants de Médée, conception et mise en scène de Milo Rau, 2024, NTGent, Gand © Michiel Devijver
Les enfants de Médée, con­cep­tion et mise en scène de Milo Rau, 2024, NTGent, Gand © Michiel Devi­jver

Le choix d’une dis­tri­b­u­tion con­sti­tuée d’enfants de 8 à 13 ans pour un spec­ta­cle décon­seil­lé aux moins de 16 ans a été dis­cuté par cer­tains cri­tiques. Bâti sur deux intrigues d’infanticide racon­tées impudem­ment ou recon­sti­tuées avec abon­dance de faux sang, il est néces­saire­ment dérangeant au regard des règles morales et insti­tu­tion­nelles de nos sociétés occi­den­tales, qui visent à préserv­er les enfants de la vio­lence du monde. Le spec­ta­cle amène ces enfants, comé­di­ens débu­tants et inex­péri­men­tés, à incar­n­er des états de détresse et de folie meur­trière, à con­naître la cru­auté ou la lâcheté de com­porte­ments anomiques, et donc à les assim­i­l­er d’une cer­taine manière.  Com­ment com­pren­dre le con­stat désen­chan­té for­mulé par la jeune Anna à la toute fin du spec­ta­cle si ce n’est comme la con­clu­sion dés­abusée d’une expéri­ence péd­a­gogique inver­sée : « À chaque pas, nous nous enfonçons plus pro­fondé­ment dans l’obscurité. […] nous sommes con­traints de répéter ce que nos par­ents ont fait »3 ? Le spec­ta­cle équiv­audrait à un jeu de rôle cru­el, qui donne à faire l’expérience de la détresse et de l’horreur, une expéri­ence dont les enfants ne sor­ti­raient pas indemnes. 

D’une spon­tanéité naïve au meurtre, la fin de l’enfance

D’ailleurs, la struc­ture du spec­ta­cle rend compte de cet écart désta­bil­isant aux top­iques de l’enfance. La pièce débute para­doxale­ment par la mise en place d’un bord plateau : les jeunes comé­di­ens arrivent les uns après les autres devant le rideau tombé, pour par­ler du spec­ta­cle qui vient cen­sé­ment de s’achever. Or, inter­rogés sur la sig­ni­fi­ca­tion du pro­jet, ils ne répon­dent jamais à ces ques­tions, préférant exprimer plus volon­tiers leur plaisir de jouer. Ils vont même jusqu’à souhaiter rejouer des pas­sages du spec­ta­cle. Dépassé par l’enthousiasme de ses jeunes col­lègues, le per­son­nage de Peter Sey­nave cède à leurs deman­des, et la représen­ta­tion com­mence par des saynètes volon­taire­ment naïves, empha­tiques et ridicules, en bref, puériles. Par cet arti­fice, Milo Rau donne à voir une image con­v­enue de l’enfance, naïve, débor­dante et incon­sciente, qui trou­ve sa cristalli­sa­tion, tout de suite après le pro­logue, dans la fig­ure du mon­stre. Bien que menaçant Jason, ses traits et sa démarche, qu’on dirait issus d’un dessin ani­mé, sont finale­ment ras­sur­ants. Bien plus : tué par Médée à grands coups de couteau fréné­tiques, sa mort équiv­aut para­doxale­ment à la fin de l’enfance, et l’entrée dans l’âge de la réelle vio­lence (il est notable qu’il est para­doxale­ment le seul per­son­nage dont les enfants dis­ent avoir pitié). La tonal­ité naïve et enjouée et la spon­tanéité appar­ente des com­porte­ments enfan­tins du pro­logue s’estompent alors pour laiss­er place à une maîtrise imper­turbable des gestes et une mélan­col­ie solen­nelle.

Les enfants de Médée, conception et mise en scène de Milo Rau, 2024, NTGent, Gand © Michiel Devijver
Les enfants de Médée, con­cep­tion et mise en scène de Milo Rau, 2024, NTGent, Gand © Michiel Devi­jver

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