Dans le théâtre de Romeo Castellucci, des enfants apparaissent dans des spectacles1 tels que Genesi : From the Museum of Sleep2, Tragedia Endogonidia : BR.#04 Bruxelles3, Sul concetto del volto di Dio4 ou Requiem5. Leur présence n’est pas seulement une stratégie dramaturgique appliquée à un spectacle parmi d’autres : elle fait partie d’une vision philosophique du théâtre.
Ses origines remontent aux productions et aux textes développés par la Socìetas Raffaello Sanzio (SRS) à la fin des années 1980 et au début des années 1990, lorsque les fondations de la compagnie théâtrale du metteur en scène italien étaient en cours de construction. À l’époque, la SRS s’est concentrée sur le concept de « l’enfance, entendue comme in-fans avec sa condition hors du langage6 ». Leur réflexion sur l’avènement de l’expérience linguistique chez l’enfant rencontrait le concept antérieur d’un théâtre pré-tragique, c’est-à-dire un théâtre non textuel, concentré sur la matérialité de la scène et une expérience proche des mystères antiques. Ce changement de référence intellectuelle est lié à la naissance des premiers enfants de Romeo Castellucci et Chiara Guidi et l’ouverture d’une école de théâtre pour enfants (Scuola Teatrica Della Discesa) par Claudia Castellucci en 1988. En outre, au cours des années suivantes, Chiara Guidi et Romeo Castellucci ont créé des spectacles pour enfants, avec la participation des leurs, qui permettaient au public de se remémorer l’enfance7. Le concept de l’enfance a été donc développé sur la base d’observations pratiques. Néanmoins, il s’appuie également sur un solide bagage théorique, car la compagnie s’est fortement rapprochée de la pensée de Giorgio Agamben, qui a travaillé sur ce concept dans son livre Enfance et histoire8.

À ce stade, il est pertinent d’examiner ce que le concept d’enfance signifie précisément dans le théâtre de Romeo Castellucci, comment il est lié à la présence réelle d’enfants sur scène, et ce que signifie la condition d’être hors du langage pour un spectateur.
Dans Enfance et histoire d’Agamben, un enfant, c’est-à-dire une personne qui « ne parle pas », se réfère à un état dans lequel un individu existe déjà, mais où son langage n’est pas encore complètement formé. L’enfance ne désigne donc pas l’expérience d’être dans une langue au sens temporel, chronologique ou développemental, ni l’entrée dans le langage dans l’enfance, ce qui impliquerait l’existence d’un stade où l’enfant fonctionne en dehors du langage9. Pour le philosophe, l’enfance reste étroitement liée au langage ; l’enfant se situe dans les structures de la langue et de la parole qui constituent le langage10, mais pas encore complètement, car la structure de la parole est perturbée et pas encore totalement maîtrisée. L’enfant ne deviendra sujet que lorsqu’il entrera complètement dans la parole. C’est dans ce passage de la langue à la parole que naît le langage humain, et donc le sujet parlant et l’histoire. L’enfance est donc le signe même de l’opposition entre physis et logos, diachronie et synchronie, nature et culture11. Selon Agamben, la langue reste une sorte de silence à l’intérieur de tout acte de parole (c’est une hypothèse sur l’existence du langage, la simple intention de parler, ce qui est dépourvu de sens et qui précède la parole). Ce n’est que dans l’enfance, lorsque la parole en tant que discours significatif est défectueuse, que cette condition, cachée dans des circonstances normales, trouve son expression. Le sens et le contenu deviennent alors impossibles à saisir. L’essence du langage ne peut être représentée que par la déformation du langage, par l’incapacité de parler, comme dans le cas d’un homme qui marmonne. Comme l’écrit Agamben : « L’enfance est un experimentum linguae de ce genre : en l’éprouvant, on ne cherche pas hors langage les limites du langage, en direction de son référent, on les cherche dans une expérience du langage comme tel, dans sa pure auto-référence12. »
Dans ses premières productions, telles que Santa Sofia. Teatro Khmer13 (1986) et La Discesa di Inanna14 (1989), la Socìetas Raffaello Sanzio a montré les mots comme une matière (à modeler) qui pouvait être manipulée en dehors du sens, en se transformant en un pur son. C’était la première tentative de sortir du langage,par le biais du langage même. L’objectif étant de déformer le langage et d’en exposer l’existence.

Cependant, l’opération sur le mot n’était qu’un point de départ pour le concept de l’enfance dans le théâtre de Castellucci. Dans les productions suivantes, l’enfance devient avant tout une sorte de présence sur scène, physique et matérielle, qui fausse le fonctionnement des significations de la fiction théâtrale. Castellucci souligne que c’est lorsque l’enfant apprend à parler que le langage a le plus grand pouvoir explosif – l’enfant est alors capable de créer son propre langage, il n’utilise pas de mots, mais des syllabes ou son corps et ses expériences. Lorsqu’il parle, ses mots sont organiques et l’enfant reste donc dans une unité organique15 avec son corps. Cependant, il devra devenir, en tant qu’humain, le sujet du langage. Comme le souligne Agamben, seuls les animaux n’entrent pas dans le langage. Ils sont dedans dès le départ, car leur voix est l’unité de la langue et de la parole. Selon le philosophe, le seul moment où nous nous approchons d’une telle unité animale est décrit dans la tragédie grecque, qui repose sur le silence du protagoniste. Le langage y passe par la mort de la parole. Cela montre la nature tragique de l’existence humaine : seul le silence rend la voix humaine semblable à la voix d’un animal. On pourrait dire que l’homme qui souffre vraiment devient un animal qui ne peut partager sa douleur avec personne. L’unité de la langue et de la parole n’est accessible aux hommes que dans le silence et la souffrance solitaire16. Autrement, cette unité linguistique n’est pas accessible aux hommes, selon Agamben :
Qu’on imagine un homme qui viendrait au monde déjà doté du langage, un homme toujours déjà parlant : pour un tel homme sans enfance, le langage ne serait pas quelque chose de préexistant qu’il devrait s’approprier, et il n’y aurait pour lui ni fracture entre langue et parole, ni devenir historique de la langue. Mais pour cette raison même, un tel homme serait immédiatement uni à sa nature, il serait toujours déjà nature, il ne trouverait nulle part en elle de discontinuité ni de différence permettant l’avènement de quelque chose comme une histoire. Telle la bête, dont Marx dit qu’elle ne fait qu’un avec son activité vitale, il se confondrait avec cette dernière et ne pourrait jamais se l’opposer comme objet17.
C’est pourtant ce type d’unité que recherche Castellucci lorsqu’il dit : « Le mythe émerge de la tragédie, et la pensée mythique du mythe, la pensée qui est continue et indifférente aux ruptures linguistiques et à la dialectique18 », et lorsqu’il fait monter sur scène des enfants, mais aussi des acteurs amateurs et des animaux dans cette période de son œuvre. Il s’agit de parvenir à l’unité de l’être et de la nature. Si, selon le metteur en scène, les amateurs occupent l’espace comme le fait un animal, c’est parce que, comme il le notait en 1990 dans le texte de Gilgamesh, « un animal m’accueille avec son aboiement qui ‘‘inclut’’ le non-dit et le montre sans le dire19 ». Un an auparavant, à propos de La Discesa di Inanna, Castellucci avait écrit : « Un animal, en tant que porteur de l’âme, est une hypostase, une icône de l’acteur, son ombre, ses entrailles, son rêve, son désir, son langage, son corps, son pathos, ethos, rhuthmos20. » Les amateurs, les enfants, les animaux apportent au théâtre la vérité du « jeu » que les acteurs professionnels ne peuvent atteindre ; ils ne transmettent pas d’informations, ils sont simplement, apportant « une présence, souvent un fantôme, qui imprègne la matière et m’emporte avec elle. La matière est la réalité ultime. Elle est comprise comme contenant le moins de communication possible. C’est ce qui m’intéresse : communiquer le moins possible21 ».

Ainsi, l’enfance exprime le désir d’une présence et d’une franchise, d’un langage qui ne nécessite pas de traduction. Bien sûr, ces présences peuvent avoir des significations assignées, comme dans Sul concetto, où les enfants symbolisent les innocents qui tentent de faire réagir Jésus, de répondre à la question sur la souffrance humaine, ou comme dans Tragedia Endogonidia : BR.#04 Bruxelles, qui montre une tête mécanique enseignant les premières lettres de l’alphabet à un bébé de sept mois. Le nourrisson solitaire, laissé (dans la perception du public) sans surveillance dans un espace froid et vide, devient le symbole de notre espèce. La machine, à son tour, présente le langage comme un mécanisme qui subjugue les gens.





