Bastia, décembre 2020.
Après une première étape de travail et une présentation de maquette, il faut tout revoir, tout remettre à plat. Anne Rotger, comédienne, Nicolas Barry, fidèle collaborateur, et moi-même, abordons cette session de répétitions avec une certaine appréhension. Or les journées de travail s’enchaînent et aucune des pistes abordées ne prend, alors que j’ai la conviction que quelque chose de neuf doit advenir.
Apparaître
Et puis, soudain, nous y sommes.
Installé dans les gradins, les yeux rivés sur le plateau, j’empoigne mon téléphone. Fébrile, je m’emploie à garder une trace vidéo de ce moment que j’entrevois comme décisif : assise sur un tabouret à une extrémité de la scène, Anne Rotger projette ses bras en avant, tombe sur les mains et la voilà à quatre pattes. S’étonnant elle-même de ce mouvement brusque, elle marque un léger temps. Elle soulève un doigt, puis un autre, décolle délicatement les mains du sol et ramène à elle ses avant-bras. Fixant le sol du regard, elle trouve la force de se redresser. Debout, elle balance d’un côté puis de l’autre, vacille, puis son pied gauche avance de quelques centimètres. Elle tâtonne alors du pied droit et le repose un peu plus loin.

Fortifiée par l’expérience, Anne enchaîne et fait quelques pas en avant, puis à reculons. Elle tend alors le bras vers l’arrière, s’empare d’une casquette et d’un blouson et les enfile. Le corps tremblant et voûté, elle cherche à retrouver l’équilibre. Une fois habillée, elle prend en compte la musique qui l’environne et gagne encore davantage en confiance. Son pas se fait plus assuré, elle se tourne vers la droite et nous offre son visage. Le regard franc, elle nous toise, nous défie.
Anne fait un tour sur elle-même, considère l’espace qui s’ouvre derrière elle. Elle poursuit son mouvement et se poste devant nous. Elle esquisse quelques pas de danse et jubile. Et dans la salle, nous aussi. Nous nous rejoignons dans la certitude que quelque chose d’unique parce qu’inédit et juste pour le travail que nous menons est apparu.
« On se redit des choses, là ? », me lance Anne.
Anne a besoin de savoir par quoi elle est passée, ce qu’elle a vécu. Alors, immédiatement, nous nous efforçons de mettre des mots afin de saisir au mieux ce à quoi nous avons assisté, le sens de ce moment et la place qu’il pourra prendre dans le spectacle. Parce qu’il faut titrer au plus vite les séquences qui prennent forme devant nos yeux (par crainte qu’elles ne se fassent ensevelir par d’autres), nous appelons cette séquence « Pinocchio », en écho à cette histoire d’un père qui libère un enfant enfermé dans un bout de bois. Plus tard, on précisera les gestes, on simplifiera les mouvements. On choisira la casquette, la coupe du blouson, la marque des baskets et la longueur des lacets. La semaine a finalement été fructueuse et, par la suite, je trouverai les mots pour accompagner Anne. Main dans la main, représentation après représentation, il nous faudra convoquer à nouveau le faisceau de sensations qui l’a amenée à l’image en mouvement qui est née ce jour-là devant nos yeux.

Ce qui l’a habitée ce jour-là ? Un enfant.
Quittant son tabouret et titubant dans l’espace, ce n’était plus Anne Rotger qui s’offrait à nos regards, mais un enfant. Le personnage incarné par la comédienne en avait fait apparaître un autre : de son corps avait surgi un autre corps, fragile d’abord, puis gagnant progressivement en assurance.
Je n’ai pas de traces filmées des premiers pas de mes enfants, mais tous les soirs au théâtre j’assisterai aux premiers pas de Cédric Couderc.
Dans L’Enfant que j’ai connu1, pièce que j’ai commandée à Alice Zeniter et qui sera créée un an plus tard, le personnage de Nathalie Couderc, qu’incarne donc Anne Rotger, porte le deuil de son fils. La séquence « Pinocchio » que nous avons trouvée ensemble est transgressive. Le théâtre – c’est un fait établi – fait parler les morts. Nous assistons ici à une mise en abyme : la comédienne interprète un personnage de mère qui redonne vie à son fils décédé. Lassée de le pleurer, elle le convoque et le laisse s’emparer de son corps. Quelques éléments de costumes auront suffi pour que Cédric, le fils de Nathalie, vienne hanter le plateau. Cette opération magique à laquelle s’adonne la mère, et à laquelle assistent en direct les spectatrices et les spectateurs, la maintient en vie.
Vivre ou survivre
Voilà que me revient à l’esprit la phrase de Jean Genet : « Vivre, c’est survivre à un enfant mort. » Me penchant sur mon parcours de metteur en scène, je prends conscience que mes spectacles sont hantés par des enfants morts : Cédric dans L’Enfant que j’ai connu, une poignée d’enfants victimes d’une tuerie et réduits à des initiales dans Face au mur de Martin Crimp, d’autres de l’assaut meurtrier de leur camarade dans Le 20 novembre de Lars Norén, ou encore le jeune héros qui met fin à sa vie dans une oliveraie corse dans Un dieu un animal de Jérôme Ferrari. Abordant Shakespeare, je n’en gardais évidemment que le sacrifice de Juliette, de Roméo et de leurs amis : trois adolescents innocents dont la mort inévitable précède le double suicide final. Sans compter ces enfants qui cherchent tant bien que mal à survivre, confrontés à des pères monstrueux, variations autour de la figure de Saturne, dans les spectacles Eau sauvage2 de Valérie Mréjen ou encore Belgrade3 d’Angélica Liddell.
Une fois le constat posé, je m’interroge : pourquoi réduire des enfants au silence ? D’où vient cette violence que je convoque au plateau ? Quelle nécessité a pu m’y conduire ?
Peut-être qu’une des clés pour y répondre réside dans mon impatience d’alors à apparaître. Je pose cette hypothèse : en sacrifiant des enfants au théâtre, peut-être que je provoquais ma propre apparition en tant que jeune adulte et en tant que jeune metteur en scène.
Mais si mes premiers spectacles faisaient disparaître les enfants, voilà qu’avec ma mise en scène de L’Enfant que j’ai connu je les fais revivre.
Je règle au plateau une cérémonie qui n’a d’autre visée que de redonner la vie. Si le titre de travail de la pièce d’Alice Zeniter était À nos enfants morts, je ne m’attelle pas ici à un tombeau, mais à une célébration de l’enfance comme source de re-vie.
De la même manière que le funambule sous la direction de Jean Genet doit « faire vivre et parler » un fil de fer qui était muet et inerte, je m’aventure aujourd’hui dans des contrées plus lumineuses, où les enfants morts se redressent devant nous.
Rejouer

Jean Genet émaille le poème Le Funambule que j’ai mis en scène quelques années avant L’Enfant que j’ai connu de formules magiques, incantatoires. Il évoque notamment la nécessité de mourir avant d’apparaître. Tous deux, Jean Genet et Abdallah Bentaga (à qui est dédié le poème), ont en commun d’avoir été abandonnés enfants. Jean Genet ne manque pas de le rappeler dans son poème, car, professe-t-il, c’est dans cette « blessure » de l’enfance qu’il faut « se précipiter » pour découvrir « la force, l’audace et l’adresse nécessaires à son art ».
Je ne crois pas à la création comme réactivation du jeu enfantin, mais si en mettant en scène je redonne vie, je précise que jamais dans ma direction d’acteur.ices je n’ai cherché à convoquer l’enfant intérieur emprisonné dans le corps des interprètes. Je ne crois pas non plus à l’innocence supposée de l’enfant, mais j’ai néanmoins la sensation que le théâtre m’offre la possibilité de rejouer plutôt l’insolence de l’enfant. Et c’est cette possibilité de jeu que je vois en premier chez les comédiennes et comédiens qui m’accompagnent.
En effet si je me penche sur la figure de l’enfant à laquelle je donne vie dans la pièce d’Alice Zeniter, je prends conscience que ce n’est pas celle de l’enfant innocent sacrifié, mais celle d’un enfant insolent, en lutte, qui brave le monde. À la fin du texte, la mère confie trouver l’apaisement entourée des livres de son fils : penchée sur les ouvrages qu’il a laissés derrière lui, elle fait sienne le combat qu’il avait initié. Par-delà la mort, le fils partage sa connaissance avec sa mère, et ce qui naît de ce partage, de cette transmission inversée, c’est bel et bien une nouvelle vie. La protagoniste prend la parole et rend compte de sa renaissance. Mon fils est mort, dit-elle, et moi je suis encore là. Mais autrement.
Danser enfin
Si je me tourne vers mes premières expériences et si certains artistes font part du plaisir qu’enfant ils prenaient à organiser et mettre en scène des spectacles, je constate que ce n’était pas mon cas. J’ai commencé comme interprète à huit ans. Et la première fois que je me suis présenté aux autres fut en tant que danseur, invité par Thierry Thieû Niang, qui signait alors sa toute première chorégraphie.

Examinant mon parcours de metteur en scène, je me demande si c’est cette sensation éprouvée enfant que je cherche à retrouver sur scène. Est-ce cet émerveillement de danser devant un public, que je sollicite ? Et cet emballement joyeux que je recherche chez les actrices et les acteurs qui m’accompagnent ?
Il n’est pas anodin que, après L’Enfant que j’ai connu, je me tourne avec Un conte d’automne4 vers la création de spectacles destinés à un public jeune. Dans ce théâtre-là, il est courant de demander à des adultes de jouer aux enfants. Mais avant cela j’écris Dans le cerveau de Maurice Ravel5, une pièce de théâtre musical (pour adultes) dans laquelle la figure de l’enfant se signale à nouveau.
Madame Reveleau confronte le compositeur dans les tout derniers instants de la pièce : se refusant à « franchir le pas vers la vie d’adulte », ne pourrait-on pas affirmer, s’interroge la domestique, qu’il est sa vie durant resté un enfant ? À cela, le personnage de Maurice Ravel ne peut qu’acquiescer, il se range à l’avis de sa gouvernante : il s’est fait démasquer.

Je décris maintenant la scène telle qu’elle se déroule au plateau : à la veille de mourir, se tenant en l’équilibre sur une table au centre du plateau, le personnage nous fait face. Il ne craint pas l’inévitable mort, il la défie même. Il s’est enturbanné le front dans un semblant de pansement et il nous regarde avec une grande intensité. Il fait danser ses pieds sous la table et il nous sourit. Ce sourire instantanément reconnaissable est celui de l’enfant, de l’enfant insolent. Le personnage Maurice Ravel a toujours été un enfant, et il le restera, par-delà l’inévitable mort.
- L’Enfant que j’ai connu d’Alice Zeniter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, commande passée à l’auteure, Lavoir Moderne Parisien ↩︎
- Eau sauvage de Valérie Mrejen, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2015, La Comédie de Béthune – CDN ↩︎
- Belgrade d’Angélica Liddell, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2013, La Comédie de Saint-Etienne – CDN ↩︎
- Un conte d’automne, texte et mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2023, Théâtre de Corbeil-Essonnes ↩︎
- Dans le cerveau de Maurice Ravel, texte et mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2021, La Pop, Paris ↩︎





