Il existe un impératif auquel tous les théâtres lyriques sont soumis désormais : renouveler le public des opéras, et donc s’adresser aux plus jeunes. Les moyens tentés pour y arriver existent et se renouvellent incontestablement. Mais il reste une évidence : le répertoire lyrique, auquel il faudrait préparer le jeune public, n’est pas vraiment fait pour eux. Dès lors, comment et pourquoi les mener vers ce répertoire ? Comment vivent-ils la rencontre lorsqu’elle a lieu, généralement par la culture familiale, parfois dans le cadre scolaire ? Et au-delà de ces facteurs socio-culturels, comment s’opère l’alchimie intime qui permet de pénétrer dans ces histoires d’adultes ? Que vont-ils en conserver une fois qu’ils auront atteint l’âge de choisir librement leurs loisirs ?

La mise en scène d’Orlando de Haendel, réalisée par Jeanne Desoubeaux et son équipe au Théâtre du Châtelet (janvier 2025), explore quelques-unes de ces questions sans réponse – alors même que ce n’était pas du tout dans son cahier des charges. Pour dire les choses simplement : les situations et la musique d’Orlando (1733) sont à des années-lumière des intérêts des enfants. De plus, elles sont peu « jouantes », pour reprendre une formule de Jeanne Desoubeaux, que j’ai interrogée quelques semaines après le spectacle1. Le sujet, basé sur un matériau romanesque extrêmement riche de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, est celui de la folie amoureuse, avec des histoires d’amour entremêlées. Quant à la partition, d’une grande beauté orchestrale2, elle a été composée pour des voix dont certaines n’existent plus aujourd’hui (les castrats), de sorte que les quatre personnages principaux (Angelica et Dorinda, mais aussi Medoro et Orlando) peuvent être joués par des femmes3. Il n’y a donc pas de vraisemblance vocale. L’œuvre porte de surcroît un héritage complexe, dans sa façon de raconter la confrontation de l’Europe avec « l’Orient », les Croisades, et de mettre en scène la Terre, la nature, en donnant à pressentir quelque chose comme la fin de l’unité du monde. À tous points de vue, on est donc dans une sorte de musée de la culture occidentale avec Orlando.

Or les musées de notre époque ne sont pas (plus) des tabernacles d’œuvres sous clé. Ce sont des lieux vivants, fréquentés par des millions de visiteurs – dont certains n’auraient jamais l’idée d’entrer dans un théâtre ou un opéra. La visite au musée, popularisée par le tourisme de masse, fait partie d’une culture très largement partagée. La galerie de portraits, de même, est entrée dans la culture populaire, par les jeux, la série, etc. Le projet de Desoubeaux consistait à mettre en scène Orlando comme un musée, fréquenté par une classe de jeunes accompagnés par leurs professeurs. Que se passe-t-il dans leur tête ? Quelles sont les interactions qui s’établissent entre ce qu’ils voient et ce qu’ils vivent ? Entre le plan de la fiction ancienne et celui de leur réalité ? Entre les générations ? Entre les styles ? Entre les imaginaires ?

Entrer dans le musée de l’opéra
L’intuition du musée est arrivée très vite, affirme la metteuse en scène :
Le musée s’est imposé comme une espèce de cadre par lequel on pouvait lire cette histoire en essayant de ne pas la juger comme étant intéressante ou pas intéressante, en la prenant comme elle est. Mais sous le regard d’un autre, à savoir l’enfant, on pouvait la regarder avec tantôt de l’empathie, tantôt de l’ennui (…) et traverser tous ces sentiments, sans que ce soit déplaisant ou déplacé par rapport à l’œuvre…
Nombreuses sont les mises en scène qui transposent des opéras dans l’univers des musées – ce n’est pas là que la production du Châtelet se montrait originale. De même, le fait de doubler le casting des chanteurs par des enfants a déjà été tenté (notamment par Romeo Castellucci à l’Opéra Garnier en 2019 dans Il primo omicidio de Scarlatti, dans une chorégraphie millimétrée de Silvia Costa). Ce qui était fascinant dans Orlando, qui mobilisait deux distributions différentes d’enfants de 9 à 13 ans, était l’hybridation progressive des différents plans, ménageant une sorte de prolifération de la vie.
Cela commençait comme une séquence dans une salle de musée4, avec des tableaux aux murs et une classe qui visite5. À la fin de l’ouverture, quatre enfants6 se détachent : ils resteront sur scène, enfermés dans le musée. On assiste alors à leur découverte des lieux, des morceaux et des personnages, soit par des « effets » féeriques traditionnels (le personnage/chanteur sort de son portrait, par exemple), soit par des appropriations plus sauvages, inspirées par le Batman de Tim Burton. L’histoire portée par les chanteurs reste évidemment au centre de l’attention du public. Mais on s’intéresse de plus en plus à ce qui se passe du côté des enfants : ils regardent les tableaux, puis les personnages, avant de s’investir corps et âme dans des espèces de jeux de rôles, simples et pourtant assez incompréhensibles, comme peuvent l’être les jeux d’enfants au regard des adultes. On comprend qu’ils se forment en jouant. D’acte en acte, ils revêtent peu à peu des costumes et accessoires baroques7, roses fluo comme leurs gilets de sortie scolaire. La question du travesti n’est semble-t-il qu’une sorte de modalité de jeu parmi d’autres, sans connotation particulière. À mesure que ces visiteurs clandestins s’intéressent au sujet et s’impliquent dans leur Orlando imaginaire, le tableau général s’enrichit visuellement.

