Questions posées
Quand on s’interroge sur la figure de l’enfant dans le théâtre à destination de la jeunesse, on peut instinctivement se formuler que la présence de personnages enfants et jeunes doit valoir adresse, identification oblige. Cela revient à sous-entendre que lire et recevoir une œuvre théâtrale, ce serait toujours s’identifier à des personnages qui nous ressemblent en termes générationnels. Un auteur contemporain, Jean-Gabriel Nordman, s’en est amusé : ce serait « comme si on voulait destiner Oh les beaux jours de Beckett à un public de troisième âge, Les Femmes savantes de Molière à un public féminin ou Les Nègres de Genet à un public noir…1 ».
Or, il suffit de regarder de près quelques œuvres, dont celle qui a marqué l’émergence d’un théâtre d’art à destination des jeunes, à savoir Mamie Ouate en Papoâsie2 de Joël Jouanneau, pour se rendre compte que la question ne peut être posée ainsi. Dans cette pièce emblématique, aucune figure d’enfant ni de jeune. Il en est d’autres qui ne comportent que des personnages âgés, ainsi Les Trois Petits Vieux qui ne voulaient pas mourir3 de Suzanne Van Lohuizen ou encore L’Entonnoir4 de Jean Cagnard, sans parler des pièces sans personnages, au sens réaliste du terme, comme Les Trois Jours de la queue du dragon5 de Jacques Rebotier.
Par ailleurs, nombreuses sont les pièces jeunesse qui n’ont pas été écrites intentionnellement à destination des jeunes, ainsi Monsieur Fugue ou le Mal de terre6 de Liliane Atlan ou encore Ma famille7 de Carlos Liscano8. L’expression « théâtre pour » se révèle problématique à plus d’un titre.
Étudier la figure de l’enfant dans le répertoire jeunesse revient donc à se demander quelle est la nature des relations intergénérationnelles qui sont en jeu, des plus évidentes au plus souterraines.
Donner parole à celui qui ne l’a pas : infans et adolescent
Que voit-on dans le répertoire théâtral jeunesse en matière de figuration de l’enfance ? Peut-être faut-il commencer par différencier enfance et jeunesse. L’enfant, étymologiquement, c’est cet être encore en formation sans voix. Le jeune, lui, adolescent ou grand adolescent, est plus bavard.
Il apparaît alors que beaucoup de grandes pièces jeunesse se sont ingéniées à donner la parole à des enfants, y compris très jeunes, et souvent de façon non naturaliste. C’est le cas dans La Pantoufle9 de Claude Ponti, où l’action se situe à l’intérieur douillet d’un utérus dont l’enfant sait qu’il doit sortir, mais tout nu ! C’est Bouli année zéro10 de Fabrice Melquiot, au sein d’une saga qui ramène Bouli Miro dans le ventre maternel. Dans Son parfum d’avalanche11, de Dominique Paquet, le lecteur est amené à assumer le regard d’« enfants-bulles » porté sur le monde qui les entoure, tandis qu’ils échangent entre eux pour savoir qui va quitter sa bulle pour naître une seconde fois. Dans cette même veine, beaucoup de pièces jeunesse mettent en jeu le geste même de la parole. D’un côté, c’est la parole éternellement étonnée des jeunes enfants, ainsi dans Moustique12 de Fabien Arca, où elle est un dard qui pique l’adulte. D’un autre côté, c’est la parole empêchée, que ce soit par la maladie, ainsi dans Le Syndrome de Gaspard13 d’Hervé Blutsch, ou par la théâtralisation du monologue intérieur, ainsi dans Camino14 de Nathalie Papin, où la voix intérieure de l’enfant handicapé vaudra chemin de survie. Cela donne aussi d’étonnantes formes épistolaires, ce que j’ai appelé du théâtre diariste : c’est le cas d’Émile et Angèle, correspondance15, de Françoise Pillet et Joël Da Silva, ou encore du Journal de Grosse Patate16 de Dominique Richard. Dans tous ces exemples, le rapport à la parole, facilitée ou empêchée par l’adulte, s’accompagne d’une inventivité dramaturgique intéressante.
À l’inverse, ce sera mon hypothèse, les pièces figurant l’adolescence sont souvent et facilement bavardes, dans un rapport hésitant entre réalisme d’une parole imitant celle des ados et difficulté à rester dans ce réalisme. Il me semble qu’il y a moins de fortes réussites dans cette part du théâtre jeunesse. Bien sûr, il y a des contre-exemples. On pourrait citer Naomi Wallace, Evan Placey, Sylvain Levey et d’autres. Mais la tendance semble là.
Le couple adulte/enfant et le double générationnel : une affaire de récit
Comme j’ai eu l’occasion de l’explorer17, c’est moins la figure de l’enfant que l’association entre personnage enfant et personnage adulte qui est fondatrice du répertoire jeunesse, et selon deux grandes catégories, le couple et le double générationnel, que j’ai proposé d’affiner selon la typologie suivante :
- L’adulte qui sait : en surplomb par rapport à l’enfant, l’adulte lui apprend la vie.
- L’enfant qui sait : par inversion, c’est l’enfant qui sait et l’adulte qui apprend.
- L’adulte et l’enfant au même niveau : tous deux avancent ensemble selon ce que j’appelle une boucle métaphysique reliant vieillesse et enfance, avec croisement et entremêlement des surplombs.
- Le double générationnel : bien que l’on ait clairement deux personnages dans la fiction, des effets d’écho les réunissent et les rapprochent de façon assez serrée jusqu’à faire de leur paire une sorte de double.
- Le double générationnel théâtralisé va jusqu’au bout de ces effets d’écho : plus ou moins explicitement, l’adulte et l’enfant sont associés au même personnage fictif.






