Maternité et famille dans Miséricordia d’Emma Dante
Entretien
Théâtre

Maternité et famille dans Miséricordia d’Emma Dante

Le 8 Déc 2025
Misericordia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Piccolo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali
Misericordia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Piccolo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali

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Misericordia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Piccolo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali
Misericordia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Piccolo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali

Arturo est un enfant autiste né d’une rela­tion vio­lente entre Lucia, qui se pros­ti­tu­ait, et Gepet­to, un client réguli­er. Après la mort trag­ique de Lucia sous les coups de cet homme, Arturo vit dans un stu­dio avec Anna, Nuz­za et Bet­ti­na, les trois amies de la vic­time, égale­ment pros­ti­tuées. Elles adoptent cet enfant mal­gré son hand­i­cap et leur pro­pre mis­ère. Com­ment expliquez-vous leur choix ? 

Les trois femmes, en déci­dant de pren­dre soin d’Arturo, n’agissent pas de façon rationnelle, mais instinc­tive. Elles ressen­tent un besoin puis­sant de le pro­téger, elles le font sans lim­ites, sans se pos­er trop de ques­tions. Anna, Nuz­za et Bet­ti­na devi­en­nent les mères naturelles de cet enfant parce qu’elles sont mobil­isées par sa fragilité. Elles le font avec une grande déter­mi­na­tion, sans penser à ce qui est juste et à ce qui ne l’est pas, sans se souci­er de leurs con­di­tions de vie mis­érables. Elles pren­nent soin d’un être frag­ile, qui est dans le besoin comme peut l’être un enfant ou une per­son­ne por­teuse de hand­i­cap. Elles devi­en­nent des mères naturelles parce qu’elles agis­sent naturelle­ment.

Misericordia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Piccolo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali
Mis­eri­cor­dia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Pic­co­lo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali

Est-ce que le con­texte économique et social des femmes du sud de l’Italie a influ­encé la créa­tion de ce spec­ta­cle ? Si oui, de quelle façon ? 

Le prob­lème des vio­lences basées sur le genre est tou­jours actuel et irré­solu. Ces vio­lences sont plus fréquentes et plus ter­ri­bles dans les milieux pau­vres, car il y a plus d’omertà. Et puis il n’existe aucun moyen de défendre ou de sauver la vie de ces femmes en dan­ger. Il y a telle­ment de vies mis­érables, de mères et de filles qui ne savent pas où trou­ver la force de con­tin­uer, qui n’ont pas le courage de fuir cet enfer. Ces femmes sont vic­times d’une cul­ture qui se trans­met de père en fils. Même si elles aspirent à la lib­erté et à l’indépendance vis-à-vis des hommes, elles n’envisagent pas de se révolter, car l’idée d’être tuées les ter­ri­fie davan­tage que la mort elle-même. 

Misericordia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Piccolo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali
Mis­eri­cor­dia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Pic­co­lo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali

Anna, Nuz­za et Bet­ti­na sont trois pau­vres mal­heureuses, elles ne pos­sè­dent rien, juste un corps qu’elles utilisent pour sur­vivre. Ce sont trois pros­ti­tuées et un jeune garçon hand­i­capé qui vivent dans un stu­dio crasseux et minable. Le jour, elles tri­co­tent, con­fec­tion­nent des écharpes et des châles ; et, au cré­pus­cule, elles offrent leurs corps flasques sur le seuil de leur porte aux pas­sants. Mais ce cloaque, qui existe vraisem­blable­ment dans la réal­ité, est aus­si une fab­rique d’amour. Ces trois femmes for­ment une famille : elles sont sol­idaires entre elles et aiment Arturo comme leur fils. 

Mis­eri­cor­dia racon­te, avant tout, la fragilité et la soli­tude dés­espérée des femmes. Il y a, dans ce spec­ta­cle, une réal­ité sor­dide imprégnée de pau­vreté, d’analphabétisme et de provin­cial­isme. On explore l’enfer d’une déchéance ter­ri­ble que la société veut de plus en plus ignor­er. Je voulais révéler cette hor­reur, mais j’avais aus­si besoin de la légèreté du con­te pour plonger plus pro­fondé­ment dans cette tragédie.

Le spec­ta­cle offre deux niveaux de lec­ture : chaque per­son­nage incar­ne une dimen­sion sym­bol­ique, psy­chologique et lit­téraire. Par exem­ple, Arturo peut être com­paré à Pinoc­chio, tan­dis qu’Anna, Nuz­za et Bet­ti­na rap­pel­lent les trois fées pro­tec­tri­ces des con­tes. Dans ce con­texte, selon vous, qu’est-ce qui a per­mis à Arturo de se trans­former à la fin de la pièce ? Diriez-vous que ces mères adop­tives ont elles-mêmes été trans­for­mées par Arturo ? 

Misericordia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Piccolo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali
Mis­eri­cor­dia, texte et mise en scène d’Emma Dante, DATE, Pic­co­lo Théâtre de Milan ©Masiar Pasquali

À un moment de l’histoire, on racon­te que la mère d’Arturo est tuée par un client réguli­er. Cet homme était menuisi­er et, dans le quarti­er, on le surnom­mait Gep­pet­to parce qu’il por­tait tou­jours des gants troués et une cas­quette. C’est lui le père d’Arturo, c’est lui qui pié­tine la mère jusqu’au sang, jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Mais, au-delà de cela, l’élément qui m’a guidée prin­ci­pale­ment vers le Pinoc­chio de Col­lo­di est que ce roman est le sym­bole d’un rite de pas­sage dans notre tra­di­tion cul­turelle : de la crois­sance, de la décou­verte de soi à la trans­for­ma­tion. Dans le spec­ta­cle, l’enfant né « dur » comme du bois, déjà mar­qué par les coups du père bien avant sa nais­sance et détru­it défini­tive­ment par ces vio­lences, devient au fur et à mesure un véri­ta­ble enfant grâce à l’amour de ces trois femmes qui l’adoptent. Mal­gré la mis­ère la plus som­bre, Anna, Nuz­za et Bet­ti­na l’élèvent comme s’il était leur pro­pre fils, et donc elles ne sont pas seule­ment mères, mais aus­si des fées, en quelque sorte.

Quels ont été les émo­tions ou les sen­ti­ments les plus dif­fi­ciles à exprimer, à tran­scrire scénique­ment, de la rela­tion mère-enfant pour le pub­lic ? Et pourquoi ?

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Portrait de Eugenia Fano
Écrit par Eugenia Fano
Enseignante à l’Académie des Beaux-Art de Brux­elles, elle traduit pour des com­pag­nies de théâtre et fait par­tie de...Plus d'info
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