Dans un squat de Bruxelles, le plus chic de la ville1, salon de coiffure à l’abandon, quelques sièges, miroirs et sèche-cheveux défraîchis servirent, l’histoire de cinq ou six soirs, de cadre au GRAND PESTACLE de Frédérique Lecomte et sa Compagnie Le Château de Barbe Bleue2. Un décor qui parachevait d’imprimer l’univers quelque peu surréaliste du spectacle.
Une actrice se lève, glisse une cassette dans un enregistreur et que la fête commence. Parée de son plus beau costume, elle nous annonce, dans les deux langues principales de notre royaume, un grand spectacle.Mais les murs sont trop délabrés et la présentatrice trop à l’étroit dans sa robe à paillettes pour que l’on s’imagine être au cirque « pour de vrai ». Très vite on comprend que ces acteurs jouent à faire semblant d’être au cirque. Ils n’ont de cesse de nous annoncer un spectacle qui n’aura jamais lieu, enfin pas celui auquel nous sommes habitués, où tout est parfait, où l’on reste bouche bée face aux performances des artistes, les yeux pleins d’étincelles. Non, ce soir, c’est un autre genre de spectacle, aux numéros ratés, aux dompteurs et princesses de prime abord ridicules. De prime abord seulement, car plus le spectacle avance, plus ils nous révèlent leurs propres rêves, et plus ils deviennent attachants, si bien que l’on commence presque à y croire, à leurs numéros ratés. Le spectateur y perçoit alors la métaphore des rêves d’enfance brisés et échecs de toute une vie, et les siens propres.
Le titre déjà annonce un voyage dans le monde de la petite enfance. À l’instar d’un enfant qui prononce encore maladroitement le « pestacle », les comédiens effectuent leurs numéros avec gaucherie. Le ridicule auquel nous sommes confrontés est celui qui doit se lire sur notre visage lorsque nous faisons semblant que tout va bien, les traits tirés, comme dans certaines familles aristocratiques déchues. En somme, LE GRAND PESTACLE est un spectacle sur le renoncement : renoncement à nos rêves, et donc acceptation de qui nous sommes vraiment. Frédérique Lecomte semble elle aussi avoir renoncé à quelque chose de l’ordre du rêve du metteur en scène : jouer dans un grand théâtre, avec de beaux acteurs, un spectacle qui a coûté beaucoup d’argent. PESTACLE nous renvoie encore au côté bricolage — au sens tout à fait noble du terme — du spectacle : pas de décor ni de projecteurs, une régie son assumée par les comédiens qui chipotent à de vieux enregistreurs à cassettes. Les acteurs eux-mêmes ne sont pas des professionnels. Mais cela ne fait pas de différence dans le théâtre de Frédérique Lecomte. Elle travaille avec certains d’entre eux depuis plus de dix ans. Professeurs, assureurs, scénographes, chômeurs, tous viennent d’horizons différents. Elle les a rencontrés lors de stages dans des écoles, des centres de santé mentale… D’autres sont des « anciens » qui la suivent depuis le Studio Théâtre de la Louvière. Elle a déjà travaillé avec des comédiens professionnels, mais presque toujours dans le conflit, cherchant en eux l’inverse de ce qui leur est habituellement demandé. Elle résume ainsi sa démarche : « Je demande à l’acteur de mettre un peu de côté sa technique, d’accepter ce qu’il est plutôt que de montrer ce qu’il voudrait être ; c’est l’échec de cette transformation qui doit être visible dans son corps. Pas de corps domestiqués donc, mais des corps vrais, habités par l’âme, lourds d’espoir, de timidité, des corps qui ont vécu. L’acteur n’est pas là pour fournir une performance (…); le travail se fait à partir de sa personne, de sa sensibilité (…); la parole individuelle se fait l’écho de la conscience collective3. »
Et pourtant ces corps lourds et malhabiles nous touchent. Face à ces acteurs, la question du professionnalisme ou de l’amateurisme ne se pose pas réellement. Ils se mélangent sans problème, sans doute parce que, la technique mise de côté, ils se retrouvent mis sur le même pied4. Ce qui est encore facilité par l’absence de texte préalable et donc d’une prise en charge d’une parole étrangère à soi. Empruntant beaucoup à Pina Bausch5, Frédérique Lecomte fonde sa méthode sur l’improvisation. Son processus de création commence par des questions aléatoires qu’elle pose aux acteurs. Elle leur demande ensuite de lui composer une réponse, par un geste, par une phrase, par une chanson, par une suite de mouvements chorégraphiques. Cette réponse comprend souvent une part de témoignage personnel. Notons que le point de départ n’est pas un témoignage direct mais un stimulus théâtral. Pour LE GRAND PESTACLE, elle partait de numéros de cirque, en demandant par exemple aux comédiens de réaliser un numéro de divination. C’est à l’intérieur de cet exercice quelle perçoit à un moment ce qu’elle pense être la personne, passe le résultat par son propre prisme et redirige la chose dans le sens qu’elle pense être le plus intéressant théâtralement. A partir du témoignage, il y a immédiatement une répétition et une symbolisation. L’improvisation est reprise et exagérée. Cette exacerbation provoque un effet de distanciation d’avec le vécu de la personne, qui en devient du coup comédien incarnant un personnage. Lors de la représentation, le spectateur hésite ainsi sur ce qui est de l’ordre du livré ou de l’inventé. Les comédiens suivent alors un scénario de base trouvé en impro., mais leur texte n’est jamais fixé. Ils continuent à improviser chaque soir, ce qui les met dans un état de concentration et d’écoute particulier.
Au résultat, le spectacle est constitué d’une série de numéros, individuels ou collectifs, successifs ou simultanés. Il suit une logique du fragment. Sans qu’un lien apparent n’unisse les parties, celles-ci font naître de par leur rencontre des états chez le spectateur. La signifiance ne passe pas par la raison. Le spectacle parle à un autre niveau de conscience qui fait que, soudain, sans savoir pourquoi, on passe du rire aux larmes.
Cette méthode de travail s’avère être très efficace, et particulièrement productive, qu’elle soit appliquée aussi bien à la création du GRAND PESTACLE, à un travail d’atelier en milieu thérapeutique, ou à la préparation d’un spectacle sur le génocide au Burundi, avec des acteurs, des rescapés, et des prisonniers. Le risque d’une telle méthode serait peut-être de se répéter ? « Non », affirme Frédérique Lecomte, « car le thème du spectacle et la mise en scène diffèrent chaque fois. D’ailleurs mes spectacles sont chronologiques, on ne peut pas se tromper. On y voit, de fois en fois, vieillir les comédiens, faire leur chemin avec leurs aliénations… »
Ce qui est certain, c’est que ces acteurs communiquent un plaisir du jeu, voire une jubilation. Peut-être parce qu’ils peuvent tenir là des propos insoutenables dans la vie sociale, comme cette comédienne qui porte un panneau sur lequel on peut lire : « Je ne veux pas d’enfants. Aidez-moi. », ou qui nous lance à la figure « il y a une part de moi qui dit oui, mais il y a une autre part de moi qui ne sait pas dire non ».
Ce type de démarche, où l’on est à un entre-deux de l’amateur et du professionnel, aussi parce que les représentations sont forcément de qualité inégale de soir en soir, effraie encore l’institution. Malgré son expérience, Frédérique Lecomte peine encore à être reconnue pour la valeur de son travail. Espérons que cela change, et que ce genre particulier parvienne à trouver sa place au grand jour.
- Propos tenu par une comédienne à l’ouverture du spectacle. ↩︎
- Ce spectacle fut créé en mai 2002 au Coucou Puissant, un squat en plein centre de Bruxelles. Il a ensuite été repris dans divers appartements privés. En mars 2003, il a été joué à la Fabrique de théâtre de Frameries. Il sera présenté lors des Troisièmes Rencontres d’Ateliers du Théâtre Océan Nord, à Bruxelles, en décembre prochain et figure cette saison dans la programmation du Centre Culturel de Braine-le-Comte. ↩︎
- Propos issus d’une brochure dans laquelle Frédérique Lecomte présente sa pratique. ↩︎
- Comme c’était le cas dans LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE, voir note infra. ↩︎
- La Compagnie doit son nom au spectacle créé à la Chapelle des Brigitines à Bruxelles, en 1994, LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE, hommage au spectacle du même nom de Pina Bausch. Sur la méthode de Pina Bausch, voir ce bel ouvrage : PlNA BAUSCH. HISTOIRES DE THÉÂTRE DANSÉ par Raimund Hoghe, avec des photos de Ulli Weiss, L’Arche, 1987. ↩︎