Selon le rivage où l’on se tient, l’autre est celui dont on se défend ou que l’on désire. Entre ces deux attitudes, l’une qui clive, l’autre qui relie, nous nous intéresserons à la seconde, celle qui bâtit des ponts, invite et déplace. Les arts plastiques et ceux de la scène, s’observant et se défiant, ont toujours marché de concert et tiré profit l’un de l’autre. Et sur ce fil qui les lie et les sépare se tissent aujourd’hui des formes artistiques hybrides, polyphoniques, qui les interpellent, les nourrissent, les ébranlent. S’il n’est point question ici de dresser un panorama complet de ces échanges, par une approche sélective au regard de l’actualité de l’art contemporain nous en brosserons une esquisse en deux volets qui auraient pour sujets, l’un les incursions de plasticiens sur la scène et l’avènement des metteurs en scène-scénographes, l’autre la théâtralité de l’art contemporain.
Des plasticiens en scène
Ces deux dernières décennies, sur les affiches des théâtres institutionnels, les noms d’artistes contemporains notoires s’associent régulièrement à ceux de metteurs en scène et de chorégraphes non moins reconnus : Marina Abramović et Robert Wilson, Olafur Eliasson et Wayne Mac Gregor, Anselm Kiefer et Klaus Michael Grüber, Bill Viola et Peter Sellars, Ai Weiwei et Angelin Preljocaj… À l’invitation de ces derniers, des peintres, vidéastes, performeurs, sculpteurs posent leurs outils et quittent l’atelier pour l’autre rive, pour modeler l’espace d’une représentation. Ces déplacements ponctuels, dans lesquels l’on pourrait voir un simple coup de projecteur pour l’artiste et pour le théâtre, par leur récurrence témoignent de l’attractivité réciproque des arts et de la fertilité de leurs épousailles. Ils font de la scène un lieu de l’art contemporain vivace, de cette machine à fabriquer des images un espace d’expression plastique et d’exposition à nul autre pareil, où expérimenter un autre rapport au public, à la musique, à la danse, où s’associer, bouleverser ses habitudes, voire les mettre en péril. Car le théâtre, en raison de ses codifications et de sa configuration spatiale, pose un réel défi au plasticien, lequel doit s’accommoder d’un lieu normé, affronter un espace-temps et un rapport au public singuliers, qui plus est oeuvrer collectivement quand d’ordinaire il est seul maître à bord.
De ce fait, il trouve là prétexte à se renouveler. L’opposition dialectique, condition première du théâtre, exaltée dans les salles classiques, lui offre une expérience insolite, tant au niveau de l’échange avec son public qu’à celui du mode d’exposition de son travail. Habitué à définir ses propres protocoles, il doit répondre aux lois intrinsèques de la scène, renoncer pour partie à ses habitudes et ses manières, à ses acquis et savoirfaire et partager avec ses pairs (metteur en scène, chorégraphe, chef d’orchestre). Ce défi pourrait bien être la raison majeure qui motive les plasticiens de tous bords à vouloir en découdre avec le théâtre. Quitte à se brûler les ailes quand ils rompent par trop avec les fondements de leur art ; ainsi de Daniel Buren qui, pour le ballet Daphnis et Chloé de Ravel chorégraphié par Benjamin Millepied en 2014 à l’Opéra Bastille, remisa ses principes artistiques, antinomiques aux données du spectacle, pour réaliser un « décor » animé de figures géométriques colorées par lequel, la scène et le lieu faisant cadre, il retournait en peinture2.
Ce décalage dissuade bien souvent l’artiste de recommencer ; seul réitère celui dont l’essence du travail est en adéquation avec l’art théâtral ou, a contrario, dans un écart tel qu’il est impossible que l’un empiète sur l’autre, qu’il lui faut se réinventer. C’est ainsi que se comprend l’insistance de Pierrick Sorin (sept spectacles en neuf ans, de 2006 à 2015), lequel trouva sur la scène un moyen de remodeler ses théâtres optiques et d’engendrer un nouveau dispositif de spectacle3, ou la prééminence des peintres en scénographie théâtrale : la scène, bordée par son cadre, renvoie à la toile vierge, et présente un même espace à habiter, où la liberté de l’artiste n’est pas entravée4.