GEORGES BANU : Quand j’ai demandé à Luc Bondy de me décrire le comédien idéal, il m’a répondu tout de suite : Michel Piccoli.
Michel Piccoli : Que voulez-vous que je dise après une telle déclaration ?
G.B.: Il a poursuivi en précisant : « parce qu’il est le comédien qui a le plus à offrir ». Bondy est-il un metteur en scène à l’écoute les comédiens ?
M.P.: Non seulement, il est à leur écoute. Je crois aussi qu’il choisit des comédiens à l’écoute desquels il peut se mettre. Qui donnent et ne refusent pas de prendre des risques sous prétexte de fausse pudeur. Lors des premières répétitions, il y a une certaine retenue tout à fait nécessaire ; mais il faut la combattre énergiquement. Car Bondy a besoin de comédiens qui lui donnent autant que lui-même donne aux comédiens. Il est là pour stimuler, puis pour corriger, pour prendre ou pour rejeter. Et il a vraiment besoin pour cela que le comédien joue la pièce avec une certaine exaltation. Les comédiens qui ne seraient que de fidèles exécutants de ses propositions ne lui suffiraient pas. Il laisse à ses comédiens toute latitude de proposer le meilleur et aussi le pire.
G.B.: Comment arrive-t-il à stimuler les initiatives, les propositions des comédiens ?
M.P.: J’ai travaillé trois fois avec lui et j’ai découvert petit à petit à quel point c’est agréable. Il est là, comme un petit garçon. Il n’a absolument aucun respect pour le théâtre, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un metteur en scène de théâtre. Non — il fait du théâtre, comme le feraient les enfants. Très simplement, pour produire quelque chose de merveilleux, oui, c’est cela, quelque chose demerveilleux. Il est toujours dans un état d’émerveillement suprême qui pousse le comédien à jouer — avec lui et pour lui.
G.B.: Il m’a confié un jour que les propositions que vous lui faites suscitent chez lui des associations d’idées. Ce sont ces idées qui lui permettent de développer son travail au cours des répétitions. Accorde-t-il davantage d’importance à ces associations qu’à la préparation dite « dramaturgique » ?
M.P.: Il ne fait jamais de déclaration d’intention. Il ne fait jamais référence à une école ou à un maître du passé. Il aurait plutôt tendance à répéter : « Tu sais comment le métier de metteur en scène est né ? Deux comédiens travaillaient ensemble, puis l’un dit à l’autre : Veux-tu bien aller dans la salle et me dire ce que je dois faire ?»
G.B.: Comment abordez-vous le texte ? Par des lectures, ou directement sur le plateau ?
M.P.: On fait quelques lectures, mais assez peu. Bien moins par exemple qu’avec Chéreau qui profite de l’occasion pour dire déjà tout ce qu’il redira ensuite aux répétitions. Bondy donne quelques éléments sur la manière dont il voit les choses, mais cela n’apparaît vraiment que sur la scène. Et là, il ne cesse de faire des allées et venues entre la table de régie et la scène. Il est toujours très proche des acteurs. Il a besoin de cette promiscuité, de cette intimité : pour le travail, pour l’esprit de groupe, pour la confiance.
G.B.: Lors des répétitions, accepte-t-il des personnes dans la salle ?
M.P.: Autant Peter Brook aime les ambiances feutrées, autant Luc Bondy travaille dans une ambiance de maison de fous. Il est ouvert au public pendant les répétitions ; non pas pour se mettre en scène lui-même, mais pour se sentir bien de l’autre côté. Il est toujours dans un état fébrile et il doit se sentir en permanence entouré par d’autres. Il en a besoin pour vivre.
G.B.: Exige-t-il que toute la troupe soit présente à toutes les répétitions, comme Strehler par exemple ?
M.P.: Non, mais il demande aux comédiens de venir et de regarder ce que les autres font, et il répète souvent « dis-moi ce que tu en penses ». Il a aussi besoin de cette attention de la part des autres.
Il a le don très rare de créer l’ambiance, et je n’ai pas dit : de mettre en scène. C’est un jongleur, et ses balles sont les comédiens.
G.B.: Quand il donne des indications, des conseils, à quoi fait-il allusion :à des tranches de vie ou à des références artistiques ?
M.P.: Souvent il raconte des anecdotes quotidiennes ou historiques. Mais il ne dit jamais comment un personnage doit être. Il donne des recommandations relatives à la situation, jamais au personnage. Toutefois pour LE CONTE D’HIVER, il nous a demandé d’esquisser les contours, comme pour une gravure sur cuivre, pour nous permettre de trouver les gestes, Les attitudes et l’expression corporelle capables de traduire le style et la puissance du texte. Il ne voulait pas de formes banales ou modernes. Et je dois dire que c’est là une des raisons qui me poussent à faire du théâtre et à jouer la comédie actuellement : pouvoir exprimer par un geste quelque chose d’inaccessible — être capable d’exprimer des émotions fortes comme le désir, la tristesse, la joie ou le chagrin.
G.B.: Et les sentiments, la manière de les ressentir ? Les climats ?
M.P.: Je ne peux dire qu’une seule chose : comme il fait aussi des opéras, il est très sensible à tout cela — et il a souvent des idées très simples à cet égard.
G.B.: Répète-t-il longtemps ? Et quand s’arrête-t-il ?
M.P.: Il répète avec énormément de soin. Mais parfois, juste avant la première, il peut tout chambouler. Brook fait cela aussi, mais Luc Bondy le fait en permanence.
G.B.: Pendant les répétitions, est-ce qu’il observe la troupe, ou plutôt les individus ?



