
A cette époque, le prenais volontiers le train ; je devais souvent faire le voyage entre Zürich et la Suisse romande. C’est au cours de l’un de ces voyages que j’ai rêvé d’un visage de femme. Je me suis réveillé, le front en sueur, pour apercevoir le panneau de la gare d’Olten, les membres encore tremblants. Je me rappelais de l’ovale de ce visage, et de l’horreur d’une catastrophe. Le visage revint quelques voyages plus tard, au même endroit : la gare d’Olten. « Il ne la pas ramenée au jour » Avec ces mots. La fois suivante, je suis descendu dans cette gare, Je sentais encore dans mes nerfs, dans mes os, l’horreur de la catastrophe qui l’avait entrainée loin d’ici : Olten, petite ville industrielle sur l’Aar, nœud ferroviaire où se croisent les lignes de l’Ouest et de l’Est, du Sud et du Nord. Bien sûr, la gare avait dû changer depuis cette époque, je suis resté longtemps, à errer sur les quais, à écouter les conversations dans le buffet de la gare. Je me suis souvenu qu’elle n’était pas seule, qu’il y avait eu un homme avec elle. Dans la salle d’attente, un homme d’une soixantaine d’années était assis, assez mal habillé, enfin ce qui peut être pour la Suisse un costume négligé. Il a laissé passer plusieurs trains. Est-ce que c’était lui ? Je lui ai parlé, et c’était assez difficile : il n’était pas bavard, et l’alcool embarrassait ses paroles. Est-ce que c’était lui ? J’avais envie de le secouer et de lui hurler en plein visage : « Pourquoi ne l’avez-vous pas ramenée au jour ? » Mais je ne l’ai pas fait. L’homme a fini par se lever, il est sorti de la gare. Cela s’était passé en Suisse, dans cette gare, cette petite ville. En Suisse. Et ce visage n’aurait pas pu m’apparaitre ailleurs qu’en Suisse. J’ai donc commencé à tourner autour d’Olten, de cette gare, du nom d’Olten. Je me doutais qu’on ne lui avait pas permis de rester, et qu’elle avait dû repartir vers le Nord, ou vers l’Est. J’ai même commencé une pièce qui portait ce titre, Olten, l’histoire d’un réfugié oisif — car je comprenais qu’elle était juive ‑à la croisée des lignes de chemin de fer, hésitant entre les réseaux de l’histoire de son peuple, de sa famille, de l’histoire du Livre, en ce point du réseau ferroviaire. Et puis encore une scène dans un autre texte… « Il ne la pas ramenée au jour. » Et moi non plus, je ne parvenais pas à la ramener au jour. Je n’ai plus revu le visage en passant par Olten : il m’était d’ailleurs impossible de m’endormir à l’approche de la ville. Mais puisque le visage avait émergé, pour moi, je ne pouvais pas le laisser retomber dans le néant. Je voulais savoir ce qui s’était passé. Il y avait eu cette étreinte désespérée, ultime, et lui qui ne comprenait pas, effrayé peut-être, étonné, et il l’avait laissée retomber. J’avais pu retrouver des photographies de la gare dans les années 40, avec cette salle d’attente, que je fixais comme on regarde un décor vide de toute action. J’ai entrepris des recherches sur les dossiers de réfugiés entrés en Suisse puis refoulés par la Confédération. Enquête vouée à l’échec : je ne savais rien d’elle, et pas grand-chose de son signalement. Que son visage, l’ovale de son visage. Et puis pouvais-je dire qu’elle m’était apparue en rêve dans un train, en passant par Olten ? Un archiviste a levé les bras au ciel. Déraisonnablement, je me suis acharné à poursuivre ce visage qui commençait à s’estomper. Et l’horreur de cette catastrophe dans laquelle elle avait été emportée ! Il me faudrait écrire maintenant à son ombre, dans cet après-coup. Dans un endroit terrible, d’Europe, où se trouvaient réunis des photos et des noms consignés dans de grands registres, je l’ai cherchée entre les morts, et je l’ai pleurée comme une jeune épousée. Je suis revenu en Suisse. le visage s’estompe. Je ne l’ai pas trouvée, je ne l’ai pas ramenée au jour, et je sais qu’il me faudra vivre désormais avec ce visage perdu.

Devant la mort est né d’un malaise. Apres douze ans de travaux et de séjours plus ou moins longs en Suisse romande, ce malaise est toujours indéfinissable. Est-ce parce que la littérature de langue française, minoritaire, ne peut se situer par rapport à la littérature française — de France — que de manière épigonale ?
Est-ce parce qu’au pays des banques, il est impossible de capitaliser un acquis artistique et que, malgré la taille réduite du domaine théâtral, chaque nouvel écrit, chaque spectacle nouveau, n’est pas une étape dans un trajet, un élément d’une évolution, mais un événement qui apparait comme suspendu, ponctuel et comme atomisé ?
Est-ce parce que le pays tout entier, depuis l’invasion anglaise, ressemblé aujourd’hui à une carte postale, un décor de théâtre, et que l’on voit de chaque panorama s’inscrire magiquement l’altitude des sommets et la topographie des massifs ?
Ou bien parce qu’au-delà de l’agacement qui avait saisi Henri Calet, agacement qu’il y ait trop d’exactitude, trop de propreté, trop de.. au-delà de l’ennui, pas pire que celui que l’on éprouve dans une petite ville américaine, Madison par exemple, ou bien à Sochaux, il y a que le malaise demeure, et qu’il ne se laisse nullement saisir ?
Si le conservatisme de la Suisse est un fait réel — et il y a fort à parier qu’il se renforcera, en réaction avec les fractures des mentalités et des communautés traditionnelles — l’immobilisme prêté à ce pays est couramment surévalué : la vision d’une Suisse immobile doit aussi faire partie du malaise…

En fait, ce pays a une histoire, et des plus mouvementées. Ce pays a « eu » une histoire. Non sans naïveté, je m’imaginais il y a douze ans que j’allais exhumer ce passé enfoui, rendre au jour l’histoire de Genève, et que j’allais, archéologue, entrechoquer les ossements de Calvin, faire de ce pays un chantier de fouilles. Tout se passe comme si la Suisse avait manqué son entrée dans l’histoire du XXe siècle, refoulant brusquement son histoire violente, ses luttes de castes, de classes, et ceci à un moment précis : au moment où Genève devient ville internationale avec l’installation de la SDN.
Le palais de la SDN écrase de sa blancheur le parc de l’Ariana que les Genevois aimaient à fréquenter. De l’autre côté, et comme en vis-à-vis, le Mont-Blanc, mais lui, magique. Voici donc le fil rompu, qui tramait les destins et l’histoire du monde. Et Ariana, errante et malheureuse : sur une ile éclatante, située à proximité de la Mer de blancheur, ou Mer lactée, tandis que l’orchestre du café joue Fille de Sion, réjouis-toi ! de Haendel :
Ariana :
« Si je ne brûle pas, comment les ténèbres deviendront-elles clarté ?»
Une première approche du malaise consiste précisément à se dire que quelque chose, là, ne se dit pas, ne parvient pas à se dire, que c’est le refoulement qui produit le malaise, que c’est bloqué, et que traiter du malaise, ce serait le mettre au jour. Mais il n’y a rien qui ne soit dit, exprimable. C’est ainsi que Angst alias Zorn peut logiquement expliquer son cancer et lui attribuer une cause : la Suisse.

Si j’appréhende le malaise du point de vue de ce qui serait le signe d’une identité suisse et romande, définir ce qui serait typiquement suisse et romand s’avère encore plus difficile. Pas de culture propre, de moins en moins de traditions, et même de locutions, de régionalismes (qui pourrait encore dire, comme Rousseau, qu’il est vain de faire parler un Genevois comme un académicien de Paris ?..), peu de caractéristiques, et pourtant…
Tout à l’heure, dans la forêt, le soleil perçait la brume en une gloire de rayons. Plus tard, lorsque la montagne s’éclaira, le lac se recouvrit d’un voile. Je me dis que je pourrais rester là toute ma vie, à écrire chaque jour les variations de la lumière dans la forêt, et l’aspect changeant du lac, selon les vents, les courants, la couleur du ciel. « On pourrait vivre ici et oublier qu’il y a des choses telles que le manque de travail ou la tristesse. La perpétuelle présence de toute cette beauté produit un peu l’effet du chloroforme » (George Eliot). Mais le chloroforme, le sommeil ou même l’abrutissement nés de la vie dans ce pays, appartiennent pour moi aux stéréotypes accumulés sur le malaise. La vérité, c’est que ce sont les eaux du lac qui me retiennent. Ses eaux calmes, parce que s’il peut être agité, s’il peut se soulever en tempête, sa nature est plutôt d’être calme, plat. Sur ce lac, soufflent des dizaines de petits vents différents ; ceux qui viennent de la montagne ceux qui viennent du lac, des courants que l’on connaît encore mal sillonnent la masse liquide, peut-être vingt, trente noms différents pour désigner les vents et les courants… Le pays est petit, et la vallée, sans être étroite, n’est pas bien large, c’est comme un défilé au travers duquel soufflent… Beaucoup de passants, de touristes, de curistes — car rester et écrire, de Suisse, il parait que ce n’est pas simple — qui disent leur mot, sur la Suisse romande… Le vent qui vient de l’océan, de Paris, de l’Ouest, et qui souffle vers l’Est, qui passe au travers de ce défilé, arrive avec un peu de retard, mais voilà beaucoup de circulation, beaucoup d’influences sur ce petit périmètre, qu’il s’agit de débrouiller…
Ainsi Dostoïevski, définitif : « Tout ici est hideux, putréfié, hors de prix. » Et il s’empresse de partir pour la vallée torride, l’Enfer, le chaudron du vice, Saxon. Strindberg, dans une courte pièce, Devant la mort, une sombre histoire d’assurance, un père qui se fait rôtir dans sa pension de famille, ses filles toucheront la prime, scénario bien strindbergien — le pélican — mais qui présente cet intérêt d’être situé sur les bords du lac Léman, que l’on voit au fond, par la porte-fenêtre, et que le père scrute en s’aidant de ses jumelles. Strindberg a donc rêvé la Suisse romande, il a rêvé sous la Suisse romande devant la toile peinte du lac, une histoire de violence et de sacrifice.
Extraordinaire lucidité.
Car il a vu la mort qui est ici au travail.

Je n’ai pas pu lire sans émotion les quelques pages de Max Frisch qui introduisent à l’œuvre incomplète, fatalement, d’un de ses amis, Peter Noll, mort d’un cancer. « Unsere Freundeskreis unter den Toten wird grösser » (Totenrede von Max Frisch, in : Peter Noll, Diktate über Sterben und Tod, Penda Verlag, ZH, 1984). Notre cercle d’amis chez les morts… Ce n’est pas seulement : alors, voilà, les amis disparaissent, c’est la dernière bataille, nous sommes de moins en moins nombreux, la mort nous encercle, non, le cercle des amis morts s’agrandit, jusqu’à contaminer le vivant, et mème l’inerte : lorsque dans un entretien, Frisch parle d’un texte comme de Lénine mort — « un jeune homme qui n’a plus fait d’erreur depuis cinquante ans » — il sous-entend que le texte est mort, qu’il ne connait plus de devenir…
Ce travail sourd de la mort, comme si la vie en Suisse était mortifère, comme si on y attrapait la mort, un virus de la mort, qu’à l’inverse on venait-traiter dans les sanatoriums, voilà peut-être une trace sûre.
Dans Triptychon de Frisch, où les morts voisinent avec’ les vivants, et où l’on finit par ne plus savoir qui est vivant et qui est mort, le trouble vient de cette absence de frontières, de cette confusion.
« Je vous parle depuis chez les morts.»
Cette phrase qui m’est venue dans un demi-sommeil, en Suisse, du côté d’Olten, et qui a été la première.
Le caractère fatal du malaise, inéluctable, des que la mort est sentie, a l’œuvre, vient de ce que la Suisse n’est pas le milieu du monde, mais le bout-du-monde. Du nom de ce camp pour réfugiés juifs, qui attendaient là avant d’être reconduits a la frontière. ” y a peu, le lao, qui s’empoisonnait lui-même par manque d’oxygène, était en passe de devenir une petite mer des Sargasses, donnant ainsi raison à Dostoievski, qui avait senti ces effluves douteux et avait pris la fuite vers Saxon. Un metteur en scène français déclarait au cours d’un entretien qu’il avait « atterri » en Suisse. L’expression m’a laissé rêveur.
Moi, après tout ce temps, au moment ou je sais bien qu’il va falloir apurer les comptes, au milieu de mon âge, je me demande bien pourquoi j’ai « atterri » là, et pas ailleurs. Dans ce pays où la mort travaille, où le malaise vous prend, et c’est le minimum. Je veux savoir pourquoi, comment les eaux calmes du lac m’ont retenu douze ans. Sorti de la chambre, je me regarde par la fenêtre, dans la chambre vide, ne pas sortir, mais scruter l’extérieur de mes jumelles. Et je vois dans ces arrivées, ces trajets qui viennent se perdre au bord du lac Léman, les entrecroisements et les mouvements capricieux du fil d’Ariana.

Le signe d’une fatalité ? Le trajet de Nersès dont la dernière phrase ouvre, et la vision du lac, et autre chose qui se tient là. Voilà, Je me suis réintroduit avec lui, ce personnage, sur ses talons, dans sa valise de carton bouilli, exilé parmi les exilés, indésirable, mal rasé, je ne dois pas cadrer dans le paysage. Je me suis réintroduit en fraude, mon séjour ici est illégal, mais mon regard est devenu naïf. Cruel et tendre. Donc, c’est le bout. Et pendant que l’écris ces lignes, la nuit va tomber sur le lac, quatre très grands arbres vont se refléter dans l’eau grise que le vent, les courants dissocieront, les reflets seront nets, immenses, mais les arbres eux-mêmes, je ne les verrai pas, ils se perdent déjà dans la grisaille de la rive. Mais la vocation d’un lac n’est-elle pas d’être un plan uni et sans rides ? N’est-elle pas de cacher la puissance qui l’anime et de tendre aux hommes un miroir changeant ? Je me plais à penser que c’est là que H.-B.de Saussure, dans le reflet du lac, a été appelé par le Mont-Blanc, magique. Le soleil, la lumière jouent à la surface, les phénomènes naturels se succèdent. Pendant douze ans, les eaux calmes m’ont retenu, j’ai beaucoup écrit, beaucoup de choses inutiles, comme un autre dont les cours soporifiques ennuyaient ses étudiants, et qui ne rentrait de l’Université que pour noircir du blanc dans son Journal, des milliers de pages, inutiles, vaines, tragique effort nocturne, quotidien. Amiel. Au terme de mon service de douze ans, j’ai demandé à être libéré de ma charge. J’avais moi aussi senti la ténèbre, sous le lac, l’accumulateur de ténèbre.
Je me suis fait lacustre, je voyage au-dessous, et en même temps au-dessus, je dis le soleil et la lumière et en même temps les ténèbres. J’accompagne le voyage des âmes : « Je veux être Chateaubriand ou rien », fière parole notée dans un cahier de collège ; Imbert Galloix n’a pas été Chateaubriand, ni même rien, il est mort à 21 ans. J’ai cherché dans les laisses de vase la trace d’un soupir. « J’aurai disparu sans avoir été », Morts sans cause. Je ramasse des échantillons de vase, je les compare, je les étiquette, dans des éprouvettes des échantillons de boues, couches superposées, d’un point à l’autre du rivage, j’arpente les vases, j’en dissèque les odeurs et tente d’en chanter la densité, la couleur. On est, pas de l’autre côté, non, mais dans un lieu où la confusion des catégories s’attaque dangereusement au sujet, au corps même. Dans un lieu où, précisément, il n’y aurait plus un « autre côté », mais où le plan uni du lac serait dépassé au-delà, où ce côté-ci, et l’autre, seraient n’importe où, confondus.
La chute de Manfred, Byron a Genève, Byron boitant à Lausanne, prend soudain un sens terrifiant, en devenant une chute dans la confusion, du vide et du plein, du mort et du vivant, comme si la saturation, le trop de, faisait du plein, du trop plein, le vide.
Pour en revenir au malaise, on pourrait dire qu’il est d’autant plus insinuant. d’autant plus virulent, qu’il n’a pas de cause précise et qu’il s’entretient de n’en avoir pas. Tout est exprimable, tout peut être dit du huis-clos caché derrière les façades sévères de la Grand-Rue, elles n’ont rien à cacher, le secret est une farce, qu’il soit bancaire, ou familial. Ainsi, le mystère du malaise de n’être dit qu’à demi, et c’est cela qui fait peut-être de cette misère un mystère. Toute la théorie de Zorn alias Angst, ses explications logiques, son démontage rationnel et furieux de la vie en Suisse, dévoilent les causes de son cancer, on peut lui faire confiance : sa maladie se trouve parfaitement justifiée. En toute logique.
C’est en cela que dire le malprésenteaise, en exprimer les causes, en décrire les symptômes et l’évolution, ne sert qu’à en construire une justification, à le faire gonfler, a lui faire prendre un peu plus de corps, à faire que la mort soit un peu plus présente au milieu des vivants, mais bien sûr, on ne peut pas non plus ne pas en parler. Il va donc falloir en parler sans en parler, et réintroduire des divisions, couper, mesurer, arpenter, mettre devant soi, projeter, là où régnait un continu sans méthode, un ensemble devant lequel l’œil, la compréhension glissaient, hebetes, sans pouvoir en commencer la lecture, c’est-à-dire y introduire des coupures en la segmentant, des différences. Le premier trait qui se dégage, c’est une répétition, la répétition d’une attitude : le sacrifice. Sacrifice du père dans la pièce de Strindberg ; sacrifice à la logique de l’explication chez Zorn. Une série de sacrifices qui en appellent un autre, au bout de la chaine, le sacrifice originel : celui d’Isaac.

Dans un geste doublement fondateur, la pièce de Théodore de Bèze fonde la tragédie de langue française, une forme de tragédie religieuse qui n’aura pour ainsi dire pas de postérité, elle fonde par le biais d’une pédagogie une morale, et une politique, sous-tendues d’une théologie. Il faut sans doute voir dans ce geste, théâtral, le correspondant du geste de Calvin, en chaire, s’adressant à la communauté, enseignant aux, individus a penser leur rapport privé avec Dieu. Si l’unique devoir du chrétien est la louange du Seigneur, cette reconnaissance ne s’exprimera vraiment que dans le service de Dieu, dans la vie du chrétien. Le sacrifice d’Abraham est, dans la théologie calvinienne, l’exemple de l’obéissance exigée du fidèle, en dépit de toutes les raisons contraires, puisque la volonté de Dieu seule définit ce qui est raisonnable.
Une politique, bien sûr : l’institution pendant une période de guerres civiles d’une communauté susceptible de s’unir autour d’un principe de transcendance supra-individuelle fondé sur la possibilité du sacrifice, mais une morale, une politique qui survivent a cette conjonction historique, et peut-être le rituel théâtral fonctionne-t-il comme une perpétuation de l’idée lors même qu’il se substitue à elle ?…
En fait, il faudrait se demander pourquoi la pièce de Théodore de Bèze n’a pas eu de postérité. Il y a d’abord le synode de Figeac qui condamne le drame biblique. L’interdit de la représentation est jeté sur la forme du rituel. Mais cette pièce, à travers le genre nouveau qu’elle inaugurait, fait d’une rencontre entre l’invention de la pièce didactique et une réinvention « française » du tragique et de la tragédie, ne visait-elle pas, dès la fondation de ce théâtre, sa propre abolition, son extinction ? Qu’enseigne-t-elle au public, sinon à se passer de cet enseignement ? et comment procède-t-elle sinon par le plus petit dénominateur théâtral, à la limite de la paraphrase du texte premier ? Bèze enseigne au public la nécessité d’en passer par « la plus petite dimension ».…

Abraham sacrifiant. Pas le sacrifice d’Isaac, mais le sacrifice que fait Abraham. Le sacrifice du fils se trouve tout entier du côté du père, et y trouve son explication, elle-même justifiée par l’ordre de la Loi. Abraham en train de sacrifier, quoi ? le complément manque. Emploi intransitif du verbe. De ce sacrifice du père, le fils ne sait rien, ne comprend rien, sinon qu’il obéit. qu’on lui demande d’être heureux, d’être sacrifié, d’être élu l’agneau de Dieu.
Première tragédie française, modèle d’un théâtre didactique sans postérité, la pièce de Théodore de Bèze pourrait être la seule à être jouée en Suisse romande, pour parodier Mallarmé : on y changerait de temps à autre, un nom, un bout de décor.
Car il s’agit de savoir ce que l’idée est devenue, si le rituel qui se substituait à elle a lui-même disparu.


