Après un accident, radius et cubitus dehors de la peau, j’avais reçu un texte de Cendrars. A travers les frontières de l’hôpital. On m’avait donné du courage. Courage jamais aveugle des engins qui foncent franchir les ponts de fer. J’étais aussi « en mon adolescence », un demi-siècle plus tard. Plus tard, demain, toujours, tous demanderont du courage. Une âme écrite venait vers moi, dans l’ululement chimique des chemins de fer. Fraternité des semelles, d’une roue, de trois manches de couteau. Un de ces couteaux m’avait été offert par un sculpteur piémontais louant son métier à un antiquaire d’une froide ville alpine.
Et Cendrars ? Un cœur capable de nommer les pauvres cœurs. | devine dans les recoins mondiaux la fraîcheur d’une soldanelle espérant sous la neige !
Après, je suis parti. Vers les trains d’Asie. De l’autre côté des montagnes où est né le père de mon père, où est né mon père un an après que Cendrars ait date la Prose du Transsibérien. C’était le temps où je rejetais la confusion. Et la confusion m’appelait. J’apprenais à écrire. Cendrars m’avait soufflé des consignes, mais je n’avais pas de maitre. Vers quel monde diriger la vie ? Cendrars est le premier écrivain qui m’ait indiqué une inclassable contrée. Et j’ai été là où il n’a pas écrit qu’il était allé, là où jamais je n’aurai mordu à un cruel et distrait mariage. Cendrars a écrit :
«Je voudrais n’avoir jamais fait mes voyages ? »
J’avais lu, entendu, et j’étais quand même parti.
Force d’une gifle qui n’est pas une gifle.
J’ai marché vers les trains. Et dans chaque train j’ai touché les peaux qui font que tous on se ressemble.
Les lignes du désert et de la jungle :
Belgrade-Istambul
Teheran-Zahedan
Bombay-Madras
Et la chenille de Darjeeling, quand le préposé en turban rouge, accroupi sur une planche ficelée au museau de la locomotive, versait du sable sur le rail, comme un enfant qui joue, pour faire adhérer la machine.
En avant !
On est des sémaphores avides de ne rien signaler. Et la volonté des trains nous met le sang aux veines.
Au bas des pantalons, les dysenteries !
Et cette parole de Cendrars, de derrière un ciel qui est notre ciel :
«Le paysage ne m’intéresse plus Mais la danse du paysage..»
Il n’y a plus de train, et dans la Prose du Transsiberien je retrouve tous mes trains.
La vie, locomotive d’où le mécanicien fou prévoit de sauter, où il croche pourtant, décidé a emmener le convoi par-dessus tous les ponts de fer.
Ce soir je pense aux plantations hachées par une grêle furieuse comme le perroquet des enfers, et j’envoie aux planteurs contemplatifs cette parole de Cendrars, écrite il y a si longtemps que c’est comme hier :
«Quand on voyage on devrait fermer les yeux..»
Et je pense à Jacques Probst et Patrick Mamie. Avec la dureté et la douceur sobres, nettes, ils nous redonnent la Prose du Transsibérien, ils amènent en nous sa force rugueuse, puissamment harcelée comme toute une existence.

La prose du Transsibérien
de Blaise Cendrars
par Jacquers Probst
avec Jacques Probs
et Patrick Mamie, accordéon
Musique originale : Patrick Mamie
Eclairages : Liliane Tondellier



