Ce texte a été publié dans Passages,
n°1, septembre 1985.

Cet homme me touche au vif de ma chair et de mon esprit. Mais je ne sais pas si c’est le meilleur moyen de lui rendre hommage que de le couvrir de mots fleuris. On aurait plutôt envie de prendre avec lui une bonne cuite et de délirer à l’infini sur les perspectives du théâtre contemporain, sachant que le lendemain il n’en restera rien. On ne raconte pas Wyssbrod comme ça en quelques lignes. Ce serait horriblement prétentieux. Il faut le voir pour y croire. out juste peut-on tirer quelques flèches avec l’arc tendu par son bras. Jeu dangereux, sûrement. Allons‑y tout de même, quitte à ce que la flèche nous revienne et nous transperce. Alors ? Eh bien, on se baladera dans la rue avec la poitrine transpercée : pitoyable revenant d’un drame sanglant et hautement comique sur la condition misérable de Thomme de théâtre dans le monde contemporain.
Hommage à la convention
D’abord, chapeau bas, Wyssbrod est de ceux qui se servent de Shakespeare non pas pour se regarder au travers ou pour se sublimer à la lumière de sa grandeur, mais pour mettre à mal la lourdeur des conventions qui président au culte shakespearien. Après avoir rencontre Wyssbrod, on ne peut plus vraiment se prendre au sérieux devant Shakespeare, comme d’ailleurs devant n’importe quel classique. Notre cuistrerie nous ferait mal au cœur. Mais cela n’est pas l’essentiel. Disons que derrière ce que j’ai reçu comme une véritable mise à sac de nos prétentions et de nos opportunités », des questions brûlantes peuvent surgir. Car notre relation aux textes classiques n’est toujours pas claire. Notre retour périodique à une relation plus conventionnelle avec le public non plus. Que sommes-nous en train de faire ?

Faut-il faire aveu de totale Impuissance et rayer les classiques du répertoire Faut-il systématiquement sortir des bâtiments de théâtre pour espérer échapper a la convention ? Tout a été tenté. Tout a été fait, Il m’apparait que depuis quinze ans, nous n’avons cessé de voguer d’une réponse a l’autre, sans jamais pouvoir se fixer sur une d’entre elles, qui serait Satisfaisante. Toute vérité existe en son contraire. Wyssbrod résume tout. Point final. Cela peut-il vouloir dire que réduire Shakespeare aux seules scènes de meurtres et de suicides est le meilleur hommage que nous soyons capables de lui rendre aujourd’hui ? Cela peut-il vouloir dire que réduire le moment de la représentation a son entracte est le meilleur hommage que l’on puisse rendre a la convention théâtrale ? Voilà bien de quoi se taper la tête contre les murs !
Question de vie ou de mort
De qui compte, c’est de savoir en rire. Car rien n’est plus vrai que quelque chose qui rate sur une scène de théâtre. Les acteurs et les metteurs en scène le savent bien qui vivent dans l’angoisse perpétuelle que, sous l’effet d’un petit rien, l’équilibre précaire de l’illusion théâtrale s’écroule : un projecteur mal vissé, un panneau mal fixe, un rideau de scène enraillé. Le trou de texte enfin, le fameux blanc, la hantise essentielle. Il faut en rire, car nous ne sommes que des fabricants d’illusions. Le monde que nous créons n’existe pas. Et pourtant, tout ce qui le menace d’anéantissement nous pousse vers la tombe. Le non-spectacle en soi, c’est la mort. Mais le non-spectacle donné en représentation, c’est la vie. Un fonctionnement dialectique essentiel. C’est jouir de la dérision de notre propre mort : mascarade, pieds de nez et galipettes contre l’obscur destin qui peut frapper d’un moment à l’autre l’illusion théâtrale. Wyssbrod a ressenti cela, fortement. Tout est bon, absolument tout, tout est bon à une mise en spectacle, même une scène vide… ou l’envers de la scène.
L’instinct subversif
Avez-vous déjà assisté à un début de répétition dans n’importe quel théâtre du monde, à deux heures de l’après-midi, après un repas bien riche ? Avez-vous déjà vu un metteur en scène régler des éclairages en catastrophe, à quatre heures du matin ? Avez-vous déjà été témoin de l’incroyable charge spectaculaire que dégage un comédien ou une comédienne qui se met en colère devant la difficulté ? Les « états d’âme»les « grandes colères.. les petits scandales », les petits et les grands mensonges, les grandes et les petites traitrises qui jalonnent la confection d’un spectacle ? Connaissez-vous tout cela ? La médiocrité érigée en talent ? Le culot en coup de génie ? Le mensonge en vérité ? Savez-vous que cela existe ?
Mais savez-vous que l’illusion pour laquelle nous travaillons est plus vraie que nature Qu’il nous arrive de jouir très fort à faire parler un personnage de 1560 ou de 1770 ou d’hier ou d’aujourd’hui nous-mêmes, car c’est de nous qu’il s’agit, au-delà de nous-mêmes ? Savez vous que l’odeur des coulisses d’un vieux théâtre, un « manteau d Arlequin » déchire, des vieux panneaux crevés peuvent encore nous émouvoir. jusqu’aux larmes. Savez-vous, enfin, qu’un vieux théâtre près de s’écrouler est plus précieux qu’une banque ou un parking ? Nos caprices et nos fantaisies sont à prendre tout à fait au sérieux, car nous sommes capables d’en faire la dérision comme Wyssbrod devant vous quand vous voulez.
Cet homme me touche au vif, car il rassemble en lui-même tout ce pourquoi nous travaillons. Il a l’instinct subversif en lui. Nous existons pour le cultiver par nous-mêmes.
Hommage au théâtre
de et par Peter Wyssbrod
Adaptation française
de Roland Brachetto

