Production et diffusion des spectacles d’Afrique noire

Production et diffusion des spectacles d’Afrique noire

— Entre rêves et réalités — 

Le 27 Juin 1995

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Théâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives Théâtrales
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SUR UN CONTINENT con­fron­té à d’énormes déséquili­bres poli­tiques, économiques, cul­turels et soci­aux, par­ler des con­di­tions de la créa­tion, de la pro­duc­tion et de la dif­fu­sion du théâtre d’Afrique noire est cer­taine­ment une gageure. Ne serait-il pas plus réal­iste d’u­tilis­er le mot non­con­di­tion, vu l’absence de moyens tech­niques et financiers ? Et « pour­tant elle tourne » dirait un de nos grands philosophes, car ce serait sans compter sur la volon­té des créa­teurs et la néces­sité absolue de faire enten­dre leur VOIX.
La musique africaine a acquis ses let­tres de noblesse. Le ciné­ma est sur le même chemin. Pourquoi le spec­ta­cle vivant, au-delà des presta­tions folk­loriques, resterait-il sur la touche ? Sans mys­ti­fi­er, il faut arrêter de croire qu’il ne se passe rien. Mal­gré les dif­fi­cultés de tous ordres, les pro­duc­tions africaines exis­tent. La sit­u­a­tion n’est bien évidem­ment pas idyllique, mais sachons recon­naître ce qui est là, et ceux qui se bat­tent pour que vive un théâtre africain de qual­ité : auteurs, acteurs, met­teurs en scène, pro­duc­teurs…, africains et occi­den­taux !
Le dynamisme des créa­teurs qui revendiquent le droit de tra­vailler dans leur pays et qui se bat­tent pour trou­ver les moyens de leur action, a fait com­pren­dre à bon nom­bre de parte­naires que c’est dans des struc­tures de créa­tion effi­caces et durables que se trou­ve l’avenir du théâtre en Afrique. Cepen­dant, sans tomber dans « l’Afropessimisme », il faut bien admet­tre que l’état des lieux laisse à désir­er : aucune recon­nais­sance sociale du méti­er d’artiste, pas de sou­tien des gou­verne­ments africains, des théâtres nationaux englués dans le fonc­tion­nar­i­at et l’ab­sence d’évo­lu­tion, des moyens financiers mis à dis­po­si­tion par les seuls pays occi­den­taux, quelques sub­sides pour la dif­fu­sion et rien pour la pro­duc­tion, et puis, et surtout, l’isole­ment des créa­teurs, le risque de la prise de parole, la pré­car­ité des com­pag­nies, la défec­tion des acteurs et la qua­si-impos­si­bil­ité de vivre de son méti­er.
Si l’on voulait faire un état des lieux du théâtre d’Afrique noire, il faudrait avant tout pren­dre en compte que nous par­lons d’un con­ti­nent et qu’il est immense, que les artistes d’Afrique noire ne vivent pas for­cé­ment dans leur pays d’o­rig­ine et que beau­coup d’entre eux sont instal­lés en Europe, que ce théâtre vit et existe très sou­vent en étroite col­lab­o­ra­tion et avec le sou­tien d’artistes occi­den­taux et que l’ar­gent a, au départ et à quelques excep­tions près, la couleur des francs français, belges et suiss­es, du dol­lar, du deutschmark, de la lire ou de la livre ster­ling !
Une fois ce con­stat posé sur la table, abor­dons l’essen­tiel. Il faut par­ler des auteurs et des dra­maturges qui sont si pro­lifiques. Le con­cours théâ­tral inter­africain de Radio France Inter­na­tionale reçoit chaque année des mil­liers de textes. Cer­tains ont la chance d’être sélec­tion­nés ou soutenus par la Fon­da­tion Beau­mar­chais à Paris, le CEAD à Mon­tréal ou le Fes­ti­val des Fran­coph­o­nies en Lim­ou­sin. Quelques édi­teurs, comme les édi­tions Lans­man ou l’Har­mat­tan, pren­nent le risque de pub­li­er les textes en sachant qu’il seront avant tout des­tinés à la vente en Europe. La dif­fu­sion du livre en Afrique, et du théâtre en par­ti­c­uli­er, se heurte à l’absence de réseaux de dis­tri­b­u­tion et de points de vente, aux prix pro­hibitifs et à l’analphabétisme. Et pour­tant, les bib­lio­thèques et les cen­tres de doc­u­men­ta­tion des cen­tres cul­turels étrangers sont util­isés à plein ren­de­ment. La soif de con­nais­sances et d’écri­t­ure est immense.
Le théâtre africain a évolué depuis l’époque de l’école William Pon­ty1 et les « pères de la négri­tude ». L’antillais Aimé Césaire, le séné­galais Léopold Sédar Sen­g­hor ou l’ivoirien Bernard Dadié ont enfan­té des Sony Labou Tan­si2 et des Maxime N’Debeka au Con­go, des William Sas­sine en Guinée, des Wole Soyin­ka au Nige­ria qui eux-mêmes ont ouvert la voie à des Kos­si Efoui au Togo, à des Kof­fi Kwahulé en Côte d’Ivoire, des Mous­sa Konaté au Mali qui euxmêmes sont suiv­is de près par des Lan­du Mayam­ba au Zaïre ou des Koul­sy Lamko au Tchad, etc. etc. On est passé, dans le désor­dre, de la reven­di­ca­tion d’être nègre au rejet des colonisa­teurs, du retour aux sources à la recherche des tra­di­tions, de la dénon­ci­a­tion des dic­ta­teurs à la volon­té d’une expres­sion libre, du théâtre poé­tique au théâtre « utile », de l’af­fir­ma­tion de soi à l’envie de dire et d’être.
Tous ces auteurs et bien d’autres ont posé les bases de l’esprit des théâtres d’Afrique noire et offrent aux troupes des mots pour par­ler de leur quo­ti­di­en, de leurs plaisirs, de leurs rêves, de leurs sen­sa­tions, de leurs révoltes. Le sérieux côtoie le mys­tique, l’emphase est entre­coupée par la danse, les chants sont omniprésents et l’hu­mour n’est, heureuse­ment, jamais oublié.
Ain­si, les acteurs passent allè­gre­ment du texte, aux mou­ve­ments des corps et à l’ex­pres­sion vocale. On trou­ve cette mul­ti­dis­ci­pli­nar­ité dans la plu­part des groupes con­sti­tués. Le Koté­ba d’Abidjan dirigé par le guinéen Souley­mane Koly utilise toutes ces tech­niques pour nous par­ler de la vie quo­ti­di­enne dans les grandes métrop­o­les avec COMMANDANT JUPITER ET SES BLACKS NOUCHIS ou avec ADAMA CHAMPION ou pour nous racon­ter la grande épopée de l’empire Mandingue avec WARAMBA. La camer­ounaise Werewere Lik­ing qui dirige la Vil­la Ki Yi dans cette même ville d’Abidjan maîtrise par­faite­ment avec sa troupe les tech­niques du chant, de la musique, de la danse, de la mar­i­on­nette et du texte dra­ma­tique quand elle nous pro­pose UN TOUAREG S’EST MARIÉ AVEC UNE PyG­MÉE. La com­pag­nie du togo­lais Danaye Kan­lan­fei a fait le tour du monde avec ses mar­i­on­nettes à fil. Ses manip­u­la­teurs sont comé­di­ens, danseurs, musi­ciens et con­teurs.
Le plus dif­fi­cile pour Les com­pag­nies n’est pas de trou­ver les idées ou les textes, mais cer­taine­ment de pou­voir tra­vailler à long terme et de présen­ter leurs spec­ta­cles dans le pays où ils rési­dent, et pour plus d’une seule représen­ta­tion. C’est pourquoi cer­tains ont fait le choix de se bat­tre pour faire vivre dans leur ville un lieu de créa­tion et de dif­fu­sion.
C’est le cas de Werewere Lik­ing à Abid­jan, de Katan­ga Mupey du Théâtre des Intri­g­ants à Kin­shasa au Zaïre ou de Vin­cent Mam­bacha­ka de l’E­space Lin­ga Tere à Ban­gui en Cen­trafrique. Cha­cun à leur manière, ils pro­posent un espace de parole sans sou­tien de leurs pou­voirs de tutelle respec­tifs. Les troupes et les acteurs sont sou­vent très nom­breux. Faire vivre ces lieux demande beau­coup d’ab­né­ga­tion et de per­sévérance. Les gens de théâtre savent que les recettes des spec­ta­cles sont quelque­fois nég­lige­ables. En Afrique noire, elles sont sou­vent insignifi­antes et cela ne peut en être autrement. Alors, on fait appel aux spon­sors (grands hôtels ou mar­ques de bière qui vont pay­er la pub­lic­ité) mais cela ne suf­fit pas pour rémunér­er le tra­vail des artistes. Le Min­istère français de la Coopéra­tion (et l’as­so­ci­a­tion « Afrique en créa­tions ») inter­vient sur cer­taines pro­duc­tions. Quelques organ­ismes par­ticipent ponctuelle­ment à des co-pro­duc­tions. Néan­moins, les sou­tiens financiers à la pro­duc­tion et les achats de spec­ta­cles sont rares et sou­vent peu impor­tants.
C’est dans ce con­texte qu’entrent en jeu les cen­tres cul­turels étrangers, les ser­vices cul­turels des ambas­sades, les organ­i­sa­tions inter­na­tionales et les organ­i­sa­tions non gou­verne­men­tales (ONG) . Ils met­tent à dis­po­si­tion leurs salles de spec­ta­cles pour les répéti­tions et leur matériel tech­nique pour les enreg­istrements. Ils achè­tent des spec­ta­cles, passent des com­man­des et sou­vent aident à la dif­fu­sion. À leur ini­tia­tive, des fes­ti­vals ont vu le jour sur le con­ti­nent : le Marché des arts du spec­ta­cle africain à Abid­jan (MASA) organ­isé par l’Agence de Coopéra­tion Cul­turelle et Tech­nique (’ACCT, organ­isme inter­gou­verne­men­tal fran­coph­o­ne) et le gou­verne­ment ivoirien, le Fes­ti­val Inter­na­tion­al de Théâtre du Bénin (FITHEB) organ­isé par le Min­istère français de la Coopéra­tion et le gou­verne­ment béni­nois. D’autres fes­ti­vals, moins soutenus finan­cière­ment et organ­isés par des com­pag­nies indépen­dantes, pren­nent aus­si une place sig­ni­fica­tive : le Fes­ti­val de Théâtre pour le Développe­ment de Oua­gadougou organ­isé par l’Atelier Théâtre Burk­in­abé (Pros­per Kom­paoré), les Journées Zaïrois­es du Théâtre pour et par l’En­fance et la Jeunesse à Kin­shasa (JOUZATE), organ­isées par le Théâtre des Intri­g­ants), le Fes­ti­val inter­na­tion­al de l’ac­teur organ­isé par l’Ecurie Mal­o­ba à Kin­shasa, le Fes­ti­val de l’‘Unedo à Oua­gadougou organ­isé par le Théâtre de la Fra­ter­nité (Jean-Pierre Guin­gané). Toutes ces man­i­fes­ta­tions ont une voca­tion inter­na­tionale et dans ce sens elles rem­plis­sent un rôle très impor­tant de con­tacts et d’échanges artis­tiques. Elles per­me­t­tent de lut­ter con­tre l’isole­ment, de voir les créa­tions des autres artistes et de mon­tr­er les spec­ta­cles aux dif­fuseurs poten­tiels.
Ven­dre un spec­ta­cle en Europe ou co-pro­duire un spec­ta­cle en col­lab­o­ra­tion avec des artistes occi­den­taux est sou­vent une stratégie pri­or­i­taire pour les troupes africaines. Et pourquoi le leur reprocher ? Quand on sait que la dif­fu­sion du théâtre africain sur le con­ti­nent se heurte à des mon­tagnes d’incommunicabilité : mau­vais fonc­tion­nement du réseau télé­phonique et des postes, absence de col­lab­o­ra­tion entre Les pays, coûts des déplace­ments élevés, moyens de trans­port non fiables, etc. C’est ain­si que cer­taines troupes col­la­borent avec les artistes ou les pro­duc­teurs du nord pour faire enten­dre leur voix.
Beau­coup d’au­teurs et d’ac­teurs faisant par­tie des troupes accueil­lies en Europe choi­sis­sent de rester. Les respon­s­ables de troupes se plaig­nent de la défec­tion de leurs artistes lors des tournées. Le manque de moyens pour vivre de son méti­er, le manque de lib­erté sont des fac­teurs essen­tiels. Cer­tains acteurs vien­nent en Europe pour suiv­re une for­ma­tion et tra­vailler dans des con­di­tions pro­fes­sion­nelles. On entre là dans un cer­cle vicieux dont il est bien dif­fi­cile de sor­tir. Si les acteurs ayant une expéri­ence et une for­ma­tion ne tra­vail­lent plus dans leur pays, les troupes locales n’auront aucune chance de pro­gress­er, et, si elles ne pro­gressent pas, les acteurs qui souhait­ent aller de l’a­vant con­tin­ueront à s’ex­pa­tri­er.

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Écrit par François Campana
François Cam­pana est le directeur de « Kyrnea Inter­na­tion­al », une asso­ci­a­tion, créée en 1989 à Paris, dont l’ob­jec­tif est...Plus d'info
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