FAIRE DU THÉÂTRE aujourd’hui en Afrique de manière compétitive à l’échelle internationale est d’emblée révolutionnaire, car il faut bousculer trop de choses, accepter de passer pour un vaniteux sinon un vendu qui s’éloigne du « théâtre populaire », aux yeux des frères qui en font en amateurs, péniblement et avec amertume, sans grand espoir de s’en sortir, où pour un « fou prétentieux à qui clouer le bec », aux yeux de certaines autorités qui refusent de voir réussir le contraire de ce qu’ils affirment : « les arts et le spectacle en particulier ne sont pas une urgence. Il faudrait d’abord chercher le développement, finir de régler ses problèmes de survie au quotidien, et atteindre le niveau de la civilisation des loisirs. ». Or à l’évidence la faim, la survie, les loisirs et la manière de les gérer sont avant tout une question de culture.
Alors, faire du théâtre avec une visée professionnelle et internationale devient, pour l’environnement immédiat, une preuve par neuf d’une filouterie, d’un acoquinement avec Les nantis. L’on ne perd donc pas de temps pour chercher à en comprendre les mécanismes ! On catalogue, indexe et accable de rumeurs les plus fantaisistes, censées liquider toute velléité de continuation, les Compagnies et les Ensembles qui tentent cette expérience. Mais miracle ! Ils ne se découragent pas ! Pourquoi ?
C’est que pour eux, il s’agit d’une question de vie ou de mort : créer ou crever ! Créer les conditions pour travailler assez, pouvoir au moins nommer son désir, au moins donner forme à son rêve. Créer des infrastructures nulle part prévues dans les législations et les budgets, créer un public, bref, recréer une autre vision du monde. Ou crever ! Étouffer de non-dits, de manque de formulation et de modèles. Crever de médiocrité !
Plusieurs groupes africains ont cependant tenté cette expérience, las de l’amateurisme, de tourner en rond, et de se limiter au permis et au bienséant au moment même où rien ne sied plus à personne. Comment crier au monde son ras-le-bol ? Comment toucher l’autre ?
Les créateurs ressentaient la nécessité d’une parole directe adressée aux âmes et consciences, sans intermédiaire. Les formes les plus rituelles de l’art, le théâtre notamment, pouvaient répondre au nouveau besoin d’expression communautaire, à l’instar de l’Afrique ancienne…
Sony Labou Tansi et le Rocado Zulu Théâtre de Brazzaville, Congo : le théâtre parole-arme, la parole neuve
Sony Labou Tansi décide de faire de son art, la parole-arme contre l’inertie et le mutisme qui envahissent la jeunesse droguée par les « mots d’ordre » des années 70. Secouer par une parole qui intrigue, qui ne « colle » pas, par des histoires « illogiques », des « noms de choses et de gens pas communs » comme dans les grandes épopées mvèt, dites par des gens qui zézayent ou zozotent comme un chant d’ivrogne, une parole à balayer par peur de contamination ou à enregistrer discrètement comme des mots magiques volés à un puissant prêtre.
Sony Labou Tansi a dû fonder le Rocado Zulu Théâtre, tout inventer, missions et amis, frères et sœurs, une famille lourde et solide sur les épaules comme une armure, un garde-fou !
Il a fallu former jeunes et vieux à oser jouer, parler, rire et se moquer à nouveau, ne serait-ce que de soi-même, pour pouvoir envisager un « recommencement ». Réapprendre à s’aventurer, à explorer, à trouver. Et Le Rocado Zulu Théâtre voulait montrer à travers le monde que la vie n’était pas finie en Afrique, que la vie s’y concevait et s’y vivait malgré tout, pour peu que l’on ne perde pas Le contact avec cette parole, ce regard et ce contact directs qui font le théâtre.
Sony Labou Tansi a écrit des textes inoubliables comme LA CONSCIENCE DE TRACTEUR, LA PARENTHÈSE DE SANG, JE SOUSSIGNÉ CARDIAQUE, et a aussi monté des pièces étonnantes telles QUI À MANGÉ MADAME D’AVOINE BERGOTHA, ANTOINE M’A VENDU SON DESTIN, Mot VEUVE DE L’EMPIRE, etc.
Aujourd’hui, éminent homme politique dans son pays, Sony se débat pour que la création de sa compagnie ne s’arrête pas. Hélas, l’hydre de la politique politicienne accapare les énergies et, même quand Sony affirme que « la politique est chose bien trop sérieuse pour la laisser entre les mains des inconscients », il sait que la parole qui continuera à forcer les voies de l’évolution, n’est pas celle de ses discours, mais bien celle de son artthéâtre qui de toute façon en Afrique est forcément politique aujourd’hui, nécessité vitale de changement des sociétés. (1
Souleymane Koly et l’Ensemble Kotéba d’Abidijan, Côte d’Ivoire : un théâtre de corps et de voix à la parole populaire
Souleymane Koly, lui, est retourné vers ses traditions malinké pour trouver une expression susceptible de délivrer les jeunes de ces peurs de dire sous peine de représailles, qui conduisent au courage de tuer et qui minent la jeunesse africaine, surtout celle des faubourgs et des bidonvilles, souvent déscolarisée, traquée par la police, sans espoir de trouver un emploi et la dignité du travail bien fait, condamnée à la délinquance, à la drogue et à la criminalité.
Et il a trouvé ! Le Kotéba, théâtre satirique et populaire qui dénonce les tares de la société aux beaux soirs des semailles et des récoltes chez les malinké, protège les jeunes des représailles. Tout individu quel que soit son rang, peut être remis en cause publiquement par l’art du Kotéba, et ne peut y répondre que par le même art, tout de même moins dangereux que les armes… Pendant le Kotéba, on rit et pleure, l’on chante et danse, l’on joue des percussions et des rôles, avec une parole vive et attendrissante, enjouée et impitoyable, réaliste et onirique tout à la fois.
C’est vrai que c’est une question de vie ou de mort, cette notion de voie, de modèle, d’idéal ou d’objectif àquoi se consacrer ! Que faire pour une jeunesse qui ne connaît d’elle-même que l’image apitoyée des riches sur un continent honteux, endetté jusqu’à la septième génération, sans autre espoir de s’en sortir que de se couler, se mouler dans l’image des autres. ? L’idée la plus simple, la plus petite chance de faire quelque chose par soi-même quitte à en crever devient alors un vrai sentier initiatique. Un nouveau « commencement ». Former, reformer, recréer des mots, des images, les voler si nécessaire, les digérer pourquoi pas ?Les autres nous volent bien tout et se l’approprient sans vergogne !
DIDI PAR-ICI, DIDI PAR-LÀ, EH DIDI, YAKO, ADAMA CHAMPION, FANIKO et TOUS UNIS DANS NOS WAX naissent de la nouvelle conscience de posséder une langue à soi, susceptible d’exprimer sa propre expérience ; la troupe vogue sur les scènes des cinq continents. Des petites gamines effarées se transforment en danseuses, chanteuses et chorégraphes d’avenir. Des gamins analphabètes rédigent, jouent et mettent en scène. Des disques et cassettes avancent sur les marchés des hit-parades, des modèles d’espoir et de combativité tiennent des milliers de jeunes debout, soucieux de ne pas se laisser mourir.
Une esthétique théâtrale parlant d’une parole populaire de premier niveau, sophistiquant et complétant sa forme par un travail rigoureux du corps et de la voix se dessine à l’horizon et fait déjà des adeptes. Elle complète et ouvre des perspectives à des travaux antérieurs de recensement et de perpétuation des chants et danses traditionnelles menés par les traditionalistes comme Rose Marie Guiraud et autres ballets nationaux. Un art de vivre en découle pour ces jeunes désormais conscients de leur rôle de pionniers et de phares ! Les préjugés, les ségrégations ajoutent au besoin d’efforts sur le sentier de la quête et à la nécessité vitale de créer ses propres solutions…
Werewere Liking et le groupe Ki-Yi M’Bock d’‘Abidjan, Côte d’Ivoire : un théâtre mode de vie
Quant à nous, au village Ki-Vi, nous avons choisi de pratiquer le théâtre comme la forme d’art vivant nous permettant de rassembler autour d’un même projet, d’une même œuvre, le plus grand nombre de créateurs de diverses disciplines. Écrivains, acteurs, chanteurs, musiciens, percussionnistes, danseurs, peintres, sculpteurs, décorateurs, stylistes et couturiers, metteurs en scène et chorégraphes, chacun apportant sa créativité, son intelligence, sa sensibilité et son engagement total.
Dans les contextes citadins de notre continent affaibli, jamais l’expression « l’union fait la force » n’a autant eu de raison d’être ; le manque de politique culturelle valorisante pour les créateurs, d’infrastructures de création et de structures d’aide à la créativité ou de promotion des œuvres de l’esprit, force à inventer des solutions dont la première nous semble être la solidarité…
Notre esthétique théâtrale répond à une nécessité vitale, à notre commune aspiration de créer de belles choses par nous-mêmes, malgré nos faibles moyens, de faire de cette créativité notre profession et d’en vivre dignement…
Il s’agit donc pour nous, avant de créer des spectacles qui expriment notre créativité à tous, d’inventer quotidiennement les conditions qui permettent cette créativité, un style de formation adapté à nos besoins, les possibilités de travailler suffisamment pour atteindre un niveau compétitif, les circuits de diffusion de ce travail, donc des publics, mais surtout, les moyens de notre existence au quotidien pour rendre tout cela possible. C’est certainement parce que notre théâtre nous confronte constamment à la réalité quotidienne qu’il a dû se pratiquer comme un art de vie.
Notre vie, nous nous efforçons de la rêver nous-mêmes comme une utopie, c’est-à-dire libérée de tout ce qui bloque notre continent aujourd’hui : l’ignorance de nos propres cultures et de notre histoire, le manque de remise en question des coutumes désormais inefficaces et de réévaluation de nos acquis, le blocage de circulation des énergies africaines à l’intérieur de l’Afrique, la trop grande dépendance de nos moindres initiatives à des aides extérieures.
Nous pensons qu’en nous attelant à contourner ou résoudre ces problèmes à notre petite échelle au quotidien, nous rapprochons l’utopie de la réalité.
Voilà pourquoi, nous avons voulu que notre village soit panafricain, c’est-à-dire rassemble des cultures de diverses origines africaines, les sortant du cadre tribal ou national pour en faire une culture continentale, à l’état microcosmique d’un village urbain, certes. Mais nous vivons notre village comme la cellule primaire d’un mouvement destiné à provoquer ou à permettre d’envisager la naissance ou la relance d’une culture nouvelle à l’échelle continentale, d’autant que nous essayons de diffuser au maximum nos créations en Afrique comme sur tous les autres continents.
Nous tenons compte du fait que les médias africains diffusent surtout ce qui est produit ou capté par les médias étrangers et essayons d’utiliser ces faiblesses de manière à en faire des atouts au service de notre mouvement. Nous tentons à pallier le problème de l’ignorance de nos cultures et de notre histoire en nous acharnant à une recherche à travers les traditions orales des uns et des autres, à travers les productions artistiques des différents peuples déjà recensées et consignées dans les musées et les livres etc. C’est pourquoi nous avons nous-mêmes Créé un musée pour participer à la conservation de notre patrimoine culturel, qui est la première école de notre regard.
Le théâtre africain dispose ainsi d’une matière concrète et très riche qui nous éloigne des théâtres de masturbation et des désespérantes rondes abstraites « intellectualisantes » des civilisations trop repues qui ne savent plus trop à quoi vouer leur combat, et à quelque chose, malheur est bonheur comme on dit chez nous !

