AMÉRICAINE d’origine africaine, Elsa Wolliaston est chorégraphe et danseuse depuis une trentaine d’années. Férue de pédagogie, elle a été la première à proposer, en France, une approche de la danse qui prenne en compte le « contemporain » et « l’expression africaine ». Depuis plusieurs années, elle donne à Paris un cours de danse contemporaine d’expression africaine. Même si la critique d’art occidentale (et particulièrement française) considère toujours la danse africaine comme une expression folklorique, reprenant paresseusement à son compte des catégories ethnologiques qui la figent dans un vocabulaire volontairement anticréatif — transe, raphia, primitif, tam-tam, etc. —, l’enseignement d’Elsa Wolliaston est devenu incontournable. Les plus grands et « futurs grands » de la danse s’y bousculent, et l’artiste compte ses élèves au cœur même des grands théâtres européens. Mais le flirt d’Elsa avec le théâtre ne s’arrête pas seulement à la pédagogie : elle monte aussi sur les planches, et on la retrouve, comme actrice, avec les metteurs en scène Luc Bondy, Philippe Adrien, Peter Stein, Yoshi Oïda, etc.
D’origine béninoise, Koffi Kôkô est, lui aussi, chorégraphe et danseur, participant surtout à des créations chorégraphiques contemporaines. Il travaille régulièrement avec le chorégraphe Pierre Doussaint.
Koffi et Elsa se connaissent bien. Ils ont travaillé plusieurs fois ensemble, et leurs avis sur la danse africaine convergent. Loin d’être anesthésiés par les lauriers de la gloire, ces deux pionniers ne décolèrent pas contre l’image qui est (toute) faite de la danse africaine. Avec, bien souvent, le concours des danseurs africains eux-mêmes.
Danse et théâtre ? Pour Elsa Wolliaston et Koffi Kokô, cette question n’en est pas une car dissocier les deux genres n’est pas forcément pertinent dans le cadre de la danse africaine.
Elsa Wolliaston : Contrairement à ce qui se fait en France, le danseur en Afrique danse d’abord, bien sûr, mais ne se contente pas de ça ; il joue aussi, fait tire, pleurer. Tous ces éléments sont présents dans la danse africaine. Mais lorsqu’il s’agit de faire appel à des danseurs africains dans les spectacles en France, c’est toujours pour le folklore ; on exhibe ce qui semble flatter le public sans lui montrer que la danse africaine, c’est autre chose.
Koffi Kôkô : La danse africaine met effectivement en connexion tous les éléments dont tu parles. Pour ma part, j’ai toujours traité la danse comme du théâtre. L’important est de penser au thème, écrit par le théâtre par exemple, et de le développer par le corps. La réflexion est essentielle dans cette démarche et elle montre bien que la danse n’est pas une simple reproduction mécanique de gestes ou encore une simple excitation du corps. Il faut dire que la distinction entre danse et théâtre est de plus en plus ténue en Europe où on voit des chorégraphes faire de la mise en scène et, plus rarement, des metteurs en scène faire de la chorégraphie. Mais pour la danse africaine, on est toujours à la considérer comme quelque chose de purement exotique, qui serait tout ce qu’on veut sauf de l’art.
E. W.: Le problème est de savoir si on veut effectivement regarder une culture avec ses propres critères et non pas avec ceux d’une personne extérieure qui la regarde et qui la juge. Par exemple, à une époque au Congo, les colons avaient interdit aux femmes âgées de danser Les seins nus car ils estimaient que leurs poitrines étaient desséchées et étaient donc inesthétiques.. Comme si la danse était synonyme de jeune et de beau ! Sans compter les curés qui avaient décrété que ces danses exécutées à moitié nu étaient des danses « de débauche » ! Ne me dites pas qu’ils sont allés chercher ça chez les Africains qui dansaient, ça ne leur serait même pas venu à l’esprit !
Corinne Moncel : Pourquoi ne peuton pas citer de noms de chorégraphes africains alors qu’on peut aisément le faire pour des hommes de théâtre africains ?
E. W.: C’est une question qui est biaisée dès le départ, car les gens ici ne reconnaissent pas la danse africaine comme un art chorégraphique. Dans cesconditions, comment voulez-vous qu’ils reconnaissent un chorégraphe africain ! Le fait est qu’ils existent, mais qu’on leur refuse ce nom.
K. K.: Il y a beaucoup de chorégraphes africains, en Afrique et ailleurs ! Par contre, il y a des problèmes économiques, des problèmes d’urgence, qu’on fait passer avant les problèmes de culture. La danse africaine reste une question d’individus qui « foncent », elle n’a jamais été encouragée par des politiques d’État. Si vous avez de l’argent, vous pouvez tout faire, y compris sans talent. L’inverse est loin d’être vrai car bien souvent, vous pouvez avoir un vrai talent, mais sans un minimum d’argent… À Paris dans les années 80 par exemple, la danse japonaise, jusqu’alors inconnue, voire « folklorisée », ou seulement connue par des initiés, a fait une offensive très remarquée grâce à un effort financier considérable. On ne peut dissocier la danse de son contexte de marché. On oublie cela par rapport à la danse africaine, alors que le problème économique est une véritable jambe de bois pour un danseur africain et se faire reconnaître avec un tel handicap est quasi insurmontable.

