Ce texte sur le Concert-Party et l’entretien qui suit avec Azé Kokovivina font partie d’un document radiophonique sur le Concert-Party au Togo, réalisé par Grégoire Ingold pour Radio France Internationale, à la demande de Françoise Ligier.
Un peu d’histoire
AU DÉBUT de ce siècle sur la côte du Ghana, alors « Gold Coast », le nombre d’Européens augmente. Par nostalgie du pays et pour tromper l’immobile moiteur des week-ends, on s’invite entre soi à des « Concert-Party », petites soirées où alternent musique et théâtre et où chacun présente ses talents de musicien ou d’acteur. S’échappant des propriétés closes, le son du phono et les éclats de rire percent la nuit.
Sekondi, 1930 : trois amis forment un orchestre. Tous trois ont fréquenté l’école et parlent anglais. Aux morceaux musicaux, ils ajoutent des sketches et créent trois personnages : le gentleman, le boy et la jeune fille (un travesti) . Accoutrement de fortune, maquillage en noir et blanc, ils chantent en pidgin, improvisent en anglais et se produisent dans les bars de leur quartier, puis de toute la ville. On les appelle « Bob’s Trio — Concert-Party ».
Ce groupe vient de définir, à son insu, les règles que pratiquent, depuis soixante ans, plusieurs générations d’acteurs. Le Concert-Party vient de naître, les groupes se multiplient, se concurrencent. Du Ghana, le genre gagne les pays voisins. À Lomé, en 1965, on dénombre plusieurs Concert-Bands respectant le cadre défini par leurs précurseurs.
Trois points seulement ont été modifiés : abandon de l’anglais, vers 1946, au profit des langues nationales ; création, dans les années 50, de la musique « high-life » qui apporte au nouveau répertoire ses guitares électriques ; plus récemment, intégration dans les groupes d’éléments féminins (au Ghana seulement) .
Un soir à. Lomé…
Vendredi, 19 heures. Rendez-vous au domicile du « Président Dodji ». Celui-ci arbore sa casquette des grands soirs — rouge rayée de blanc —. Nous prenons un taxi ; le bar est assez loin, dans un quartier périphérique. Les autres sont partis au début de l’après-midi pour installer les instruments et faire la publicité dans le quartier. Dodji ne connaît pas bien le chemin…
— Qu’est ce que vous jouez ce soir ?
— Je ne sais pas. Ça dépend quels acteurs seront là ! On peut jouer n’importe quelle scène. On ne s’est jamais produit dans ce bar…
Au détour de la nuit, une petite place, un néon vert, la musique déjà : c’est le bar. Contre le mur, un tableau noir avec écrit dessus :
AIG ! AIG !
Encore du rire à gogo
Dodji international
Concert band de Lomé
Roi de la tragédie-comédie togolaise
Informe le public qu’il présente un spectacle de choix — de première classe —
Vendredi 27 janvier — à partir de 21h.
au Bar l’Etacado — prix 200 FCFA
Mille regrets aux absents — Merci.
La porte de la cour est ouverte. À cette heure, on peut entrer librement. Des enfants, nombreux, dansent le Kwasa-Kwasa. Les instruments sont en place mais il n’y a personne. La musique vient d’une cassette.
Jeannot et Ben sont au bar. Ils boivent une bière. Koko est parti vers cinq heures avec Caporal pour la publicité. Ismaël ne viendra pas : sa mère est malade. Then ne viendra pas non plus. Les autres, on les attend.
Il faut louer des bancs. Il y a un vieux dans le quartier qui en a mais ne veut plus les louer depuis que le dernier groupe de Concert est parti sans payer. On va le voir quand même. Dodhji se fait diplomate. Bon, c’est d’accord. Qu’on lui garde une place au premier rang. Les enfants viendront chercher les bancs.
Kokoroco et Loulowi reviennent. Jean et Aba sont arrivés. 20 h 30 : il est temps de commencer. Fofae, le guitariste solo, n’est toujours pas là. Tant pis. On monte la sono à fond. Aba chante cinq, six, huit morceaux pour montrer qu’on est prêt, que le matériel fonctionne bien. Dodji prend le micro et présente le groupe. Ensuite, il prie tout le monde de sortir : on va commencer la vente des billets. L’orchestre termine le morceau, les petits dansent encore, Koko les chasse.
— Tous les guitaristes de Lomé ont été formés dans le groupe. Ils apprennent ici, et puis foutent le camp, et regarde ce soir, il n’y en a pas un pour jouer avec nous. Les guitaristes sont des ingrats. Ce qu’ils veulent, c’est l’argent. Si ailleurs on paye mieux, ils s’en vont tout de suite.
Ben arrive avec un guitariste qu’il a trouvé dans la rue. Le nouveau-venu rejoint le groupe, prend la guitare, essaye, tant bien que mal, d’entrer dans la danse.
Il est 23 h. La moitié de la cour n’est pas encore remplie. Il y a du monde, mais dehors, devant la porte. Ils attendent quoi ? Que ça commence mais on ne peut pas commencer avec une salle à moitié vide. Alors on attend. On rejoue les meilleurs morceaux pour « ambiancer ».
— Qu’est ce que vous allez jouer ?
— Je ne sais pas. Si Agbo est absent, on ne peut pas jouer L’ENFANT PRODIGUE ; c’est lui qui tient le rôle.
Koko et Ayavi montent la loge. Ils ont planté un piquet devant l’angle du mur et tendent des tissus pour faire paravent.
Dodji a rassemblé quelques acteurs au fond de la cour. Il leur raconte l’histoire qu’ils vont jouer. Ce sera celle de Wako, le chauffeur de camion : il a un accident et perd son emploi. Une de ses épouses l’abandonne et part avec un riche gentleman. Lui, va leur demander de l’aide, mais il se fait renvoyer, battre. L’autre co-épouse reste fidèle et cherche du travail. Finalement, Wako trouve un médecin qui le soigne gratis et lui prête de l’argent. Wako peut acheter des habits neufs, il trouve du travail. Pendant ce temps, on découvre que le gentleman est un faux gentleman. Tous ses beaux habits, il les a empruntés et justement, on vient les lui réclamer. Quand la femme revient — la méchante co-épouse —, il dit que c’est sa tenue de sport et qu’il s’entraîne pour la coupe du monde. Elle finit par comprendre la vérité et retourne demander pardon à son premier époux. Wako est devenu riche : la bonne épouse porte des habits neufs, le boy aussi. Wako accepte d’aider le méchant couple. Il reprend sa femme, non comme épouse mais comme sa femme de chambre ; le faux gentleman sera Le boy du boy.
Maintenant, le public est entré. Beaucoup de femmes ; devant, par terre, les enfants ; debout, ceux qui sont arrivés trop tard. Dans la loge, Kokoroco se maquille : blanc et noir, la face coupée en deux verticalement ; œil noir sur joue blanche, sourcil blanc sur fond noir et vice versa. Pour le costume, c’est facile : tout à l’envers. On retourne le pantalon, la veste ; un pied est chaussé avec la chaussure de l’autre qui reste nu.
Dodji fait une nouvelle annonce au micro et appelle les derniers spectateurs à entrer. Ensuite, il appelle Kokoroco, le premier comédien, celui qui sait faire rire.
Le rideau de la loge s’agite. Kokoroco se précipite sur la piste. Il s’accroche au micro, ses jambes le font danser, valser… Il chante l’air de bienvenue pour ceux qui sont restés chez eux. Sa voix saute, nasillarde, puis dégorge des sons rauques. Il tourne et revient. Chante encore et puis, c’est l’histoire.
Celle du jour où il a fait fortune. Il était allé aux funérailles de son oncle et avait vu tout l’argent et tous Les présents qu’on offrait au défunt. Alors il est tombé malade et puis il est mort tout à fait, dans les deux jours. Ensuite, il a fait le mort vivant : tout le monde a déguerpi et lui, il a empoché le gros lot. Donc, suivez les conseils de Kokoroco : pour faire fortune il faut mourir en vitesse.
À Kokoroco aussi on donne de l’argent, des pièces jetées ou collées sur son front, mais également des capsules de bière. Et puis c’est Aba, le deuxième comédien et Agbé, le troisième. Maquillages noirs et blancs asymétriques, accoutrements dépenaillés. Dodji reprend le micro. Il annonce au public que l’on est arrivé au moment du spectacle :
— LA TRISTE HISTOIRE DE WAKO OU LE MEILLEUR N’EST JAMAIS SÛR. C’est son titre. C’est une scène qui contient de bons enseignements pour tous. Donc que ceux qui savent rire, rient au bon moment, que ceux qui savent pleurer, ne s’en privent pas.
Il est minuit trente. Le spectacle va commencer.
Le lieu scénique
L’organisation de l’espace du Concert est invariable. Micro à l’avant scène ; au fond, au centre, la batterie encadrée de part et d’autre par les guitares basses et solo ; parfois, à côté de la batterie, des percussions. La sonorisation est posée sur des caisses entre les micros. L’éclairage est réduit à une seule ampoule suspendue à un piquet. Pour Les scènes d’apparition de spectres, on remplace l’ampoule blanche par une de couleur ou, plus simplement, on coupe la lumière.
Le répertoire
Si chaque Concert Band travaille selon des principes identiques, c’est par son répertoire qu’un groupe se distingue. On peut évaluer à cinq ou six le nombre de scènes qui constituent le répertoire permanent d’un groupe. L’invention d’un nouveau canevas est souvent liée à la nécessité de présenter une histoire inédite dans un lieu de passage fréquent. On choisit d’abord le lieu, le quartier, et c’est en fonction de ce qu’on y a déjà joué, qu’on se décide pour telle ou telle scène.
La décision de jouer une scène nouvelle peut se prendre dans l’heure qui précède le spectacle. C’est le président du groupe — dont il est aussi l’acteur principal — qui compose le scénario et distribue les rôles. Une seule narration, quelques questions doivent suffire. L’élaboration du canevas est libre et aborde les thèmes les plus divers. En revanche, les protagonistes sont presque toujours les mêmes. Au gentleman, au boy et à la jeune fille des débuts du Concert-Party, se sont ajoutés le vieillard, la méchante femme, le soldat, le féticheur, le revenant.
Pas de répétitions préparatoires. La scène doit être jouable à l’instant. L’acteur réagit à l’onde de force du public. Si cette tension est faible ou négative, la représentation sera terne. Si au contraire, l’air est électrifié par la concentration d’une même attente, l’acteur sera pris par le flux. Sa puissance se décuple. Il est soulevé. Le rapport acteurs-spectateurs est d’autant plus
manifeste que l’ampoule, au centre, éclaire aussi bien la salle que la scène. Du climat qui s’installe entre les deux pôles dépendra la qualité et l’existence même du spectacle. Le Concert-Party requiert un public actif, les acteurs le savent et respectent le principe du taxi : attendre que la salle soit bien pleine pour commencer.
Les canevas sont transformés, délaissés, repris, imités par d’autres er, si les groupes ont la capacité de produire beaucoup, la facture des scènes est souvent similaire, comme est semblable le propos moral de tous les scénarios.
Le Concert s’adresse à une population mélangée, exilée depuis peu dans les villes : le cadre social est mouvant et à redéfinir, il faut redire ensemble ce en quoi l’on croit toujours, potter un jugement sur des comportements jusqu’alors inconnus. Présenter des histoires exemplaires participe à l’éducation des mentalités. Le Concert-Party est édifiant. Ses acteurs Le veulent tel.
Si les directeurs de groupe font des efforts pour renouveler leur répertoire, le public, pour une part, apprécie autant une scène déjà connue qu’une nouveauté et demande à ce qu’elle lui soit présentée de nouveau. Ainsi, quelques scénarios ont gagné le statut de « classiques » et sont repris, parfois dans des versions différentes, par plusieurs groupes. Au delà de l’intrigue, du suspense, de la morale, les spectateurs goûtent avant tout, en connaisseurs, le talent des comédiens.
Entretien avec Azé Kokovivina, un maître du Concert-Party
Grégoire Ingold : Comment Azé Kokovivina est-il devenu Azé Kokovivina ?
Azxé Kokovivina : C’est simple. D’abord, j’ai été acteur principal dans un groupe folklorique de mon village. N’importe qui ne peut pas le faire : on s’attache des échasses aux pieds et on marche avec. J’étais très connu. Je me déguisais même en femme pour monter sur mes échasses. Je mettais des pagnes jusqu’aux orteils. Les autres ont essayé, ils n’ont pas réussi.
À ce moment, j’avais quinze ans. J’ai joué pendant six ans avant de quitter le village. Arrivé à Lomé, j’ai vu le Concert-Party. La première fois j’ai dit : normalement il faudrait jouer ceci comme ceci, on devrait faire ceci comme cela. Je n’avais jamais vu la chose, mais je remarquais les erreurs.
Arrivé à la maison, j’ai décidé de faire comme les autres, et même de faire mieux. C’est là que j’ai commencé à composer de petits sketches. À cette époque, on m’avait mis dans la menuiserie. Mon idée était de fabriquer des guitares en bois. J’ai réussi à faire ça. Je faisais aussi des lits, des fauteuils mais ce que j’avais inventé moi-même, c’est de fabriquer des guitares. Quand j’ai décidé de quitter l’atelier, j’ai joué dans les rues avec une de ces guitares et, un jour, j’ai rencontré un monsieur qui travaille à la radio. On a causé. Les réponses que je lui donnais le faisaient beaucoup rigoler. Il a dit : « Un jour, je vais vous lancer sur les antennes de Radio-Lomé ».
Comme ça, je vais à la radio, je joue de la guitare et je chante. Un jour, le comédien qui animait une émission était absent. Alors, j’ai fait mon entrée dans le studio.
J’ai fait trois ou quatre minutes avec un sketch. Le lendemain, quand l’émission est passée, tout le monde a crié : « C’est fantastique ! ». Les chefs ont alors décidé que je passerais chaque fois. Les gens m’ont encouragé. C’est à ce moment-là que j’ai formé mon groupe Azé Kokovivina Concert-Party. J’ai joué avec ce groupe en 85 et 86. Puis, j’ai été sollicité par la troupe du Théâtre National avec laquelle j’ai joué le rôle de la Tortue dans LA TORTUE QUI CHANTE1.
Avec cette pièce, on a d’abord fait un film vidéo, puis une tournée en Europe. À mon retour, j’ai reconstruit mon groupe qui est devenu très solide. Avant même la tournée, on m’avait donné une tranche de 30 minutes à Radio-Lomé. Chaque dimanche, j’y produis toujours une émission de Concert-Party. Donc on peut dire que si je suis devenu Azé Kokovivina, ça vient de mon courage et des inventions que j’arrive à faire.
Vivre ou survivre ?
G. L.: Comment parviens-tu à vivre ?
A. K.: Une tante m’a pris en charge à mon arrivée à Lomé mais ce n’était pas suffisant. Après avoir quitté l’apprentissage, j’ai décidé de me débrouiller seul. Quelques fois, je trouvais des manœuvrages, quelques fois je n’en trouvais pas. Heureusement, moi je suis ouvert avec tout le monde : des amis, des copains, n’importe qui m’aidait. C’est comme ça que j’ai pu résister avant d’être sollicité par la radio. Puis, j’ai été engagé comme employé de bureau. C’est là que j’ai commencé à vivre ma vie d’homme.
G. I. : Mais est-il possible de vivre uniquement du Concert ?
A. K.: Comme je suis occupé par mon service, c’est seulement les vendredi et samedi que je fais le Concert-Party. Or, si l’on joue seulement deux jours, ce n’est pas suffisant. Je vis grâce au salaire de mon service.
G. I.: Et les autres acteurs ?
A. K.: La plupart vivent avec ce qui sort du groupe. Si l’on joue et qu’on ne trouve rien, avec mon salaire, je compense.
G. I.: Et ça leur suffit ?
A. K.: Dans les semaines où on joue et où on fait beaucoup de recettes, ils sont satisfaits, mais parfois, ça baisse.
Tradition et évolution
G. I. : Quand tu as décidé de former ton groupe, pourquoi as-tu décidé de choisir un modèle existant déjà ?
A. K.: Au départ, mon idée était de faire mieux que les acteurs de Concert-Party que j’avais vus. C’est ça qui m’a poussé à former mon groupe. Avec ce groupe, j’ai cherché à changer, à améliorer. Par exemple, dans les Concert-Party, les acteurs ne sont pas habitués à venir à l’heure. Ils ne sont pas habitués à se réunir avant le jour du spectacle. Ils ne sont pas habitués à rester sur scène sans cigarette et sans alcool. Moi, je suis parvenu à convaincre les acteurs.
G. I.: Que conserves-tu de la tradition ?
A. K. : Les maquillages et les accoutrements. Mais je rajoute encore des choses. Ainsi, j’ai décidé de fabriquer des masques vraiment présentables. Si c’est un animal, il faut que je présente le vrai masque de cet animal. Par contre, je suis revenu au maquillage tel qu’on le faisait. Dans le Concert-Party, c’est l’effet de maquillage qui attire le public, qui fait comprendre que celui qui se dessine une autre figure c’est qu’il représente quelqu’un d’autre, que ce n’est pas lui vraiment. Ce maquillage, je l’ai conservé et même j’en ajoute pour que ce soit plus attirant.
G. I.: D’habitude, le ConcertParty se joue avec des micros. Il y a trois ou quatre pieds et les acteurs restent devant. Hier, tu as proposé de les enlever. Ça a provoqué un grand changement dans l’interprétation : les acteurs n’étaient plus tenus de rester immobiles ;ils avaient la liberté de bouger sur tout le plateau. Penses-tu que ce changement puisse être renouvelé ?
A. K.: Oui, je crois qu’on va continuer à jouer sans micro. Hier, j’ai joué partout, je me suis déplacé partout et je crois que ça a plu aux spectateurs. Ce que je craignais, c’est que la scène ressemblât aux scènes du théâtre classique… Mais nos maquillages, nos accoutrements, nos interventions montrent sans erreur que nous sommes des acteurs de Concert-Party. Donc, je vais proposer aux autres groupes de mettre la sonorisation quelque part, en cachette, pour que les acteurs puissent circuler partout et montrer aux spectateurs la force que nous avons dans la comédie.
G. I.: Hier soir, il y avait une autre innovation : vous avez joué en français. Est-ce que tu crois que c’est intéressant de poursuivre dans cette voie ?

