Sur « La ville parjure »
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Sur « La ville parjure »

— Un théâtre qui parle aux citoyens — 

Le 10 Juin 1995
Article publié pour le numéro
Théâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives Théâtrales
48
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LA VILLE PARJURE OU LE RÉVEIL DES ERINYES d’Hélène Cixous, mise en scène d’Ar­i­ane Mnouchkine, demande aux spec­ta­teurs qu’ils regar­dent bien en face ces deux fléaux de notre fin de siè­cle que sont Le virus du sida, d’une part, et, d’autre part, la con­t­a­m­i­na­tion autrement mortelle dont les man­i­fes­ta­tions sont la cor­rup­tion et le men­songe, l’irresponsabilité et la lâcheté. Cette déchéance, dont le sida est l’ex­pres­sion à la fois réelle et métaphorique, entraîne une sépa­ra­tion entre ceux qui recherchent le pou­voir poli­tique et ceux qui non seule­ment en sont exclus mais qui, du fait d’être à l’é­cart de la lutte politi­co-sociale, finis­sent par être exclus de la société tout entière : eux n’ont plus droit de cité.
L’im­age scénique que Mnouchkine a trou­vée pour ce ban­nisse­ment des êtres humains de ce qui leur est pro­pre est un cimetière, lieu par excel­lence d’une espèce de cité alter­na­tive habitée par tous Les sans-abri du monde. Le car­ac­tère « uni­versel », englobant, de ce lieu de rassem­ble­ment est inscrit dans ses pier­res mêmes, dans la mesure où celles-ci, tout en indi­quant les con­tours d’un cimetière mod­erne, sug­gèrent des cav­ernes préhis­toriques. Des fresques qui font penser à celles de Pom­péi, ain­si que des let­tres en hébreu et autres signes antiques, con­fir­ment l’im­pres­sion qu’il s’ag­it, dans ce spec­ta­cle, de temps mul­ti­ples où le passé — ou, plutôt, des couch­es dif­férentes du passé — et le présent con­ver­gent.
C’est dans cette scéno­gra­phie-archi­tec­ture que ren­tre la Mère, per­son­nage-clef d’un ensem­ble où tous les rôles sont de pre­mière impor­tance. Elle veut s’y installer parce que cet espace héberge ses enfants qui sont morts d’une trans­fu­sion de sang con­t­a­m­iné. Mais le cimetière n’est pas unique­ment l’en­droit priv­ilégié où la Mère peut garder et pro­téger le sou­venir de ses enfants. C’est aus­si l’en­droit où elle mène sa bataille con­tre la grande escro­querie des médecins, des avo­cats et des hommes poli­tiques qui sont respon­s­ables col­lec­tive­ment d’une débâ­cle qui compte par­mi ses vic­times ses pro­pres enfants. Se joignent à la Mère les sans-abri dont elle se fait la cham­pi­onne par le seul acte de se défendre en tant que mère « out­cast », mère mau­dite, et les Erinyes, qui revi­en­nent sur terre pour soutenir la cause de la jus­tice qu’elle représente.
Le spec­ta­teur com­prend assez vite que l’histoire de la Mère se réfère aux événe­ments con­cer­nant la con­t­a­m­i­na­tion des hémophiles en France par le virus du sida — « affaire » qui a pris son essor pen­dant les années qua­tre-vingt mais qui con­tin­ue à avoir des con­séquences famil­iales, éthiques, juridiques et sociales colos­sales aujourd’hui. D’où l’im­por­tance des Erinyes comme por­teuses de bien à une société rongée par le mal. En jouant ce rôle, elles dédou­blent la Mère. En out­re, elles répè­tent, tel un écho, ses cris de douleur et de colère, ain­si que son appel à l’action con­tre les méfaits qu’avaient subis toutes les mères dont cette Mère presque mythique — la Mère, comme elle est appelée de façon syn­thé­tique, selon la logique des fables — est le bla­son héroïque indis­cutable. D’ailleurs, c’est parce qu’elle vient loger au cimetière que cette Mère jette le sort et partage le sort des sans-abri, qui le sont sur tous les plans : sans toit, sans recon­nais­sance ou pro­tec­tion par la loi, et sans droit, donc, sans citoyen­neté. Il est fort pos­si­ble que cette clochardi­s­a­tion général­isée sym­bol­ise, dans la mise en scène de Mnouchkine, l’état actuel de nos sociétés, état con­tre lequel se met­tent en furie les Erinyes. Ce qui est cer­tain, c’est que les Erinyes évo­quent l’u­nivers grec antique, celui, en par­ti­c­uli­er, d’Eschyle. Qu’Eschyle soit l’un des per­son­nages de la pièce (le gar­di­en du cimetière ! ), ne prête nulle­ment à un malen­ten­du quant à son impor­tance référen­tielle pour le spec­ta­cle dans son ensem­ble.
Pour­tant, la sig­ni­fi­ca­tion des Erinyes par rap­port à LA VILLE PARJURE s’é­tend au-delà de leur reven­di­ca­tion du bien social — par des moyens, soit-il dit en pas­sant, qui s’ap­par­entent plus à la vendet­ta qu’à la loi, ce qui est chose peu éton­nante vu l’écroulement moral de la part des respon­s­ables juridiques et poli­tiques de la société en ques­tion. Chez Eschyle, les Erinyes sont Les ven­ger­ess­es de Clytemnestre qui fut tuée par son fils, Oreste. C’est Athena qui les per­suade d’a­ban­don­ner leur mis­sion, qui n’est guère moins meur­trière que celle d’Oreste, en faveur des procédés insti­tu­tion­nels par lesquels la jus­tice puisse être faite par des moyens justes. Autrement dit, Athena pro­pose comme solu­tion au cycle de vengeance et de con­tre-vengeance, qui mine la mai­son des Atrides, des principes d’ac­tion fondés sur des principes démoc­ra­tiques. Les Erinyes sont trans­for­mées, par con­séquent, en Euménides afin qu’elles puis­sent soutenir la démoc­ra­tie nais­sante vouée à l’idée du bien com­mun réal­isé par des mesures pris­es en com­mun. Chez Mnouchkine, le pro­jet social d’Athena est plus ou moins mis entre par­en­thès­es comme un idéal vers lequel il faut absol­u­ment ten­dre, d’au­tant plus que, dans la ville par­jure, ville traître, cet objec­tif a été hor­ri­ble­ment com­pro­mis.
La présence d’Eschyle dans La VILLE PARJURE est encore plus sig­ni­fica­tive lorsqu’on prend en con­sid­éra­tion le fait que le spec­ta­cle précé­dent de Mnouchkine fut Les ATRIDES, une tétralo­gie com­posée d’IPHIGÉNIE À AULIS d’Euripide et des trois tragédies qui font L’ORESTIE d’Eschyle. Ceci nous per­met de voir LES ATRIDES et LA VILLE PARJURE comme un dip­tyque, la tragédie grecque ser­vant de com­men­taire cri­tique sur la tragédie con­tem­po­raine, notam­ment sur la façon dont la parole libre, qui est l’un des principes fon­da­men­taux de toute démoc­ra­tie, est étouf­fée, et la vérité sac­ri­fiée au men­songe. C’est donc la cité des damnés, la cité en marge de la ville offi­cielle, qui porte l’e­spoir pour l’avenir. À l’intérieur de ses murs cou­vent la protes­ta­tion et la volon­té d’agir en accord avec ce qui est juste et vrai. Il n’est pour­tant pas tout à fait clair, à la fin du spec­ta­cle, si les grandes forces générées par la sol­i­dar­ité entre les exclus sont aptes à débor­der les bar­rières qui sépar­ent ceux-ci de la société ambiante afin d’aider cette société à se retrou­ver et, ce faisant, à retrou­ver les principes fondés pour le monde mod­erne à l’âge d’or d’Eschyle. 

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Écrit par Maria Shevtsova
Uni­ver­sité de Syd­neyPlus d'info
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