Noé Soulier, Performing Art : déplacer ou illustrer ?

Compte rendu
Performance

Noé Soulier, Performing Art : déplacer ou illustrer ?

Le 15 Oct 2019
Performing Art de Noé Soulier, Centre Pompidou, 2017. Photo Hervé Véronèse, Centre Pompidou, Paris.
Performing Art de Noé Soulier, Centre Pompidou, 2017. Photo Hervé Véronèse, Centre Pompidou, Paris.

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Performing Art de Noé Soulier, Centre Pompidou, 2017. Photo Hervé Véronèse, Centre Pompidou, Paris.
Performing Art de Noé Soulier, Centre Pompidou, 2017. Photo Hervé Véronèse, Centre Pompidou, Paris.

Dans Per­form­ing Art, on assiste pen­dant près d’une heure à l’installation et au décrochage d’expositions éphémères, conçues à par­tir d’oeuvres de la col­lec­tion du Cen­tre Pom­pi­dou. Des tech­ni­ciens entrent sur scène, pous­sant des caiss­es de bois con­tenant des oeu­vres de for­mats très var­iés (tableaux, pho­togra­phies, objets…) qu’ils débal­lent avec soin. Sous le regard d’une con­ser­va­trice du musée, qui veille aux con­di­tions dans lesquelles l’installation a lieu, ils s’attellent alors à agencer l’espace, assem­blant les oeu­vres, les posant au sol ou les accrochant au mur blanc qui occupe le cen­tre de la scène.

Puis ils dis­parais­sent en coulisse, lais­sant pen­dant quelques dizaines de sec­on­des l’exposition se déploy­er sous les yeux des spec­ta­teurs. Avant de revenir pour faire le chemin à l’envers : décrocher, démon­ter, emballer, ranger, fer­mer les caiss­es et les pouss­er hors de scène. Cha­cune des instal­la­tions dure de dix à quinze min­utes, seules deux pro­jec­tions vidéos (dont une clôt la per­for­mance) venant rompre cette mécanique rigoureuse.

Le Noé Souli­er qui se dévoile ici sem­ble être davan­tage le tit­u­laire d’un mas­ter en philoso­phie que le choré­graphe. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le proces­sus créatif, mais l’art comme agence­ment, représen­ta­tion et mise en scène d’un geste et/ou d’une inten­tion matéri­al­isés sous forme d’objets. L’art en train de se faire, non en train de naître d’une intéri­or­ité indi­vidu­elle, pas vrai­ment non plus comme impres­sion lais­sée sur la rétine, les neu­rones ou le coeur du regardeur (l’exposition, une fois l’installation achevée, ne se donne à voir que très briève­ment) ; plutôt comme expéri­ence sociale, façon­nement d’un cadre per­me­t­tant de dire, comme y invi­tait le glisse­ment du philosophe Nel­son Good­man, non pas ce qu’est l’art, mais « quand y a‑t-il art ».

« Per­former l’art », ici, c’est donc per­former les couliss­es du monde de l’exposition et leur faire inve­stir la scène ; ouvrir, comme y invite Bruno Latour, soci­o­logue curieux de la manière dont on fait « tenir la réal­ité », les boîtes noires de l’art. Et pour cela, sug­gère Per­form­ing Art, il y a bien des boîtes à ouvrir, requérant des out­ils et des manip­u­la­tions ; des gestes à faire, minu­tieux et rodés ; des manières de faire ensem­ble et de s’ajuster pour dépli­er, ranger, faire tenir, pro­pre­ment et avec soin ; des char­i­ots, des trous, des soudures, et les bruits qui vont avec. L’art est une per­for­mance équipée. Si les arts plas­tiques sont un proces­sus con­cret, sem­ble dire Noé Souli­er, sa matéri­al­ité ne se livre pas unique­ment dans l’extase sauvage d’un Jack­son Pol­lock ou les rit­uels d’un Yves Klein baig­nant les corps dans la matière avant d’en recueil­lir l’empreinte, en somme dans ces engage­ments physiques de plas­ti­ciens qui se prêteraient presque naturelle­ment à la choré­gra­phie. Noé Souli­er regarde ailleurs ce qui danse, ou du moins ce qui bouge : dans les bruisse­ments mêlés des objets et des hommes, dans ce tra­vail mod­este avec les choses, dans les coopéra­tions intimes qu’elles exi­gent pour for­mer le musée.

Il déplace aus­si notre atten­tion de spec­ta­teur, en jouant sur l’inversion des temps. L’installation s’étire : pouss­er les char­i­ots, ouvrir les caiss­es, sor­tir les oeu­vres de leurs embal­lages, s’assurer que l’accrochage est droit, don­ner la juste place, et tout refaire à l’envers. Tout ce tra­vail exige du temps, beau­coup ; c’est le temps de ceux qui s’effacent ensuite, auquel nous n’accordons jamais le nôtre, et que Noé Souli­er prend et nous donne. Ensuite, les oeu­vres sem­blent tenir toutes seules et la scène se vide ; nous sommes comme au musée, lais­sés face à leur mys­tère. Mais cela ne dure pas, et surtout, ce n’est nulle­ment comme au musée : le temps si bref de la con­tem­pla­tion est habité par les présences qui vien­nent de s’évanouir, les mains expertes et vig­i­lantes tour­nant encore, invis­i­bles, autour des oeu­vres (re)devenues soli­taires, passées à d’autres yeux. On les a vues comme des objets à plac­er, à pren­dre et à ranger, on les voit main­tenant cristallisées dans l’écrin de l’espace d’exposition, art pour un temps, très court.

Per­form­ing Art de Noé Souli­er, Cen­tre Pom­pi­dou, 2017. Pho­to Hervé Véronèse, Cen­tre Pom­pi­dou, Paris.

Noé Souli­er abor­de ici des ques­tions pas­sion­nantes, philosophique­ment et soci­ologique­ment. Com­ment les choses se met­tent-elles à fonc­tion­ner en tant qu’oeuvres d’art ? À par­tir de quand les voit-on autrement ? Com­ment traite-t-on avec elles, avant qu’elles soient là pour être regardées ? Que se passe-t-il, qui les trans­forme en autre chose ? Depuis un siè­cle, bien des artistes et bien des chercheurs se sont pré­cisé­ment pen­sés sur cette fab­ri­ca­tion de l’art comme monde en soi. Duchamp, en posant son uri­noir, dresse un con­stat du point de vue du créa­teur : un objet fonc­tionne comme objet artis­tique par le choix de l’artiste. Le brouil­lage des caté­gories entre art et non art, la ten­sion entre l’oeuvre comme pro­duit et la créa­tion comme proces­sus, tra­versent tout l’art con­tem­po­rain depuis son éclo­sion. Du côté des sci­ences sociales, on explore l’art comme pro­duc­tion sociale : les « mon­des de l’art » sont tis­sés de col­lec­tif, insiste Howard Beck­er à la fin des années 1980. Des soci­o­logues, à l’instar de Nathalie Heinich ou Rober­ta Shapiro s’intéressent quant à eux aux proces­sus de qual­i­fi­ca­tion. L’« arti­fi­ca­tion » désigne ce « pas­sage à l’art », l’entrée d’une pra­tique dans le champ artis­tique, qui requiert aus­si bien des corps que des insti­tu­tions, des lieux, des normes ou des gens. Car les chercheurs ne se focalisent pas unique­ment sur l’échelle macro et l’institutionnalisation : les soci­o­logues qui s’inscrivent dans le sil­lage prag­ma­tique depuis la fin du xxe siè­cle scru­tent tout ce qui est mobil­isé con­crète­ment par des acteurs engagés, en sit­u­a­tion, pour faire exis­ter une réal­ité par­ti­c­ulière – qu’il s’agisse de la sci­ence (Bruno Latour), du bien (Lau­rent Thévenot et Luc Boltan­s­ki) ou de l’art (Antoine Hen­nion).

Per­form­ing Art de Noé Souli­er, Cen­tre Pom­pi­dou, 2017. Pho­to Hervé Véronèse, Cen­tre Pom­pi­dou, Paris.

Assuré­ment, Noé Souli­er engage une dis­cus­sion avec ces courants de réflex­ion par­ti­c­ulière­ment stim­u­lants. On peut toute­fois se deman­der s’il s’agit bien d’un dia­logue, ou s’il ne verse pas plutôt dans l’illustration de théories, de manière finale­ment assez sco­laire. On com­prend bien de quoi il est ques­tion : l’art se passe avant l’exposition, per­former l’art revient à activ­er les oeu­vres en tant qu’oeuvres, ce tra­vail requiert des gestes et des corps bien au-delà de ceux de l’artiste, l’art est une con­struc­tion hybride, etc. Pour le spec­ta­teur, la sit­u­a­tion est plutôt con­fort­able : depuis son fau­teuil, il est en train de se dire à lui-même que le choré­graphe est en train de lui dire qu’il est en train de regarder une per­for­mance qui mon­tre ce qui nor­male­ment se dérobe à la per­for­mance et qui fait per­for­mance par le fait même que lui, spec­ta­teur, est instal­lé dans son fau­teuil. Il active ain­si la per­for­mance de Noé Souli­er à l’instar des tech­ni­ciens acti­vant le poten­tiel artis­tique des objets manip­ulés. Mais en dehors de la démon­stra­tion, on s’interroge : qu’est-ce que la per­for­mance apporte au-delà de ce que son résumé couché sur le papi­er suf­fi­rait à expli­quer ? Les gestes, les corps, les images et les objets sont bien là, mais comme sat­urés de con­cept.

Per­form­ing Art tend à nous faire regarder ailleurs et autrement, mais l’intention mar­quée ne suf­fit pas tou­jours pour qu’il se passe quelque chose entre les choses et nous. Car c’est peutêtre pré­cisé­ment en s’en ten­ant à des for­mules laconiques et tau­tologiques que des artistes comme Franck Stel­la (« ce que vous voyez, c’est ce que vous voyez ») sont par­venus à créer des oeu­vres qui nous appren­nent à regarder autrement – sans sous-texte pour nous dire où, com­ment et pourquoi. Du côté des arts de la scène, Jérôme Bel, dans les années 1990, avait déjà frot­té sa choré­gra­phie aux objets du monde matériel dans Nom don­né par l’auteur – sa per­for­mance était certes nour­rie par de nom­breuses références (Barthes, Duchamp, Cage, etc.), mais elle témoignait d’une recherche per­son­nelle et d’une rad­i­cal­ité autres autour de l’envie d’« activ­er le spec­ta­teur ».

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Noé Soulier
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Emilie Garcia Guillen
Emilie Garcia Guillen dérive vers le nord depuis environ quinze ans. Suite à une première...Plus d'info
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