Depuis une dizaine d’années, entre l’Europe et l’Amérique centrale, Théo Mercier développe une oeuvre plastique tentaculaire peuplée de mythes dystopiques, de sculptures iconoclastes et de performances troublantes. En 2014, il initie un travail de mise en scène immédiatement repéré sur les scènes européennes et il associe désormais intimement les dimensions plastiques et scéniques dans son trajet personnel.
Benoît Hennaut — Ces dernières années, ton trajet artistique t’emmène avec beaucoup d’aisance des espaces d’exposition aux plateaux de théâtre, dans des allers-retours féconds et complémentaires. Est-ce un double désir ou la nécessité de ce partage vient-elle de l’inexistence du lieu parfait pour ton travail ?
Théo Mercier - C’est un mélange. Un vieux rêve dada, un rêve d’art total sans doute. Un grand appétit pour le monde, les autres, les regards. Les salles noires comme les white cubes sont des temples, des temples du regard où le temps s’arrête, se rétrécit, s’allonge. Être artiste, c’est être maître du temps, un peu magicien. Moi c’est la magie grise que je recherche, un instant de tous les temps, un endroit de tous les lieux, sur la ligne des frontières. La scène est pour moi autant un socle pour comédien, que l’exposition est un plateau où le visiteur devient acteur-regardeur. C’est le théâtre de l’exposition que j’aimerais créer. Je suis heureux de voir que peu à peu mes deux « savoir-faire » se mélangent et s’auto-alimentent. Ma pratique récente de metteur en scène a complètement bouleversé mon rapport à la sculpture. L’essentiel pour moi est d’être en mutation permanente, de regarder le monde et déplacer ses repères. C’est un privilège bourgeois d’être artiste, homme, blanc ; il faut le célébrer et être le plus généreux possible.
BH — Avec La fille du collectionneur, tu présentais un projet scénique dont le propos tournait narrativement et esthétiquement autour d’objets issus de ta production plastique. Ces deux médias se mêlent donc aussi sur un plan thématique dans ton travail ?
TM - C’est la seule fois je crois… et ce n’est pas tout à fait juste. Dans ce projet précis, ce n’était pas véritablement mes objets ni mon « univers » d’artiste que l’on retrouvait sur le plateau. La grande structure a été dessinée par le designer Arthur Hoffner, ancien compagnon de travail avec qui j’ai collaboré plus de dix ans, et la peinture immense de clown est une copie peinte d’une photo anonyme trouvée aux puces. L’esthétique générale du projet serait un mélange entre du théâtre expressionniste des années 1920 et un Bob Wilson des années 1990… Bref, tout ça n’est pas vraiment moi, et je déteste les clowns ! J’ai tenté avec ce projet d’imaginer un artiste autre que moi, un avatar, un fantôme. Il s’agit en effet beaucoup de fantômes, un portrait de l’absent. Un théâtre de la mémoire, où l’histoire se raconte par le vide qu’elle laisse. La fille du collectionneur, c’est l’empreinte qu’est la famille sur le corps.
BH — Ta dernière pièce pour la scène, Affordable solution for better living, conçue en dialogue avec le chorégraphe Steven Michel, engage fortement la plastique du corps et du mouvement. C’était déjà le cas de Radio Vinci Park, en tandem avec François Chaignaud. Quel regard poses-tu sur la danse et l’art du mouvement aujourd’hui ?
TM — Le corps de l’autre est un matériau fascinant. Les artistes avec qui j’ai la chance de travailler sont de véritables auteurs de leurs corps. Je trouve ça très beau. Les danseurs et comédiens avec qui je collabore m’ont appris le peu que je sache aujourd’hui. C’est beau de faire une oeuvre avec le langage d’un autre. Chacun des rôles dans chacune de mes pièces a toujours été créé sur mesure. C’est à chaque fois un portrait d’eux que je leur propose de réaliser avec moi. J’imagine un de leurs multiples corps/visages et ils exposent mes fantasmes à la lumière.
BH — Ton travail plastique revendique à certains égards une forme de cosmopolitisme ; tu voyages beaucoup, et tu glanes auprès de nombreuses traditions culturelles. Les chemins croisés entre tes désirs plastiques et tes désirs scéniques sont-ils plus facilement disponibles hors d’Europe, ou sontils mêmes liés à ces ailleurs ?
TM — Je n’invente pas grand-chose, je me nourris du monde. Un magasin Ikea est une source de fantasme au même titre qu’un vestige pré- Colombien. Je suis un artiste de la globalisation, un enfant du net qui procède en permanence à une mise à plat du monde. Mon travail est d’organiser de manière horizontale, de réinventer l’histoire à ma façon, d’inverser les systèmes de valeurs, de dé-hiérarchiser, de décloisonner, de contaminer, le beau/le laid, le précieux/le vulgaire, le vrai/ le faux… et de célébrer le monde comme je peux.
Mais se nourrir du monde est dangereux, car on devient vite un prédateur, un jouisseur, un colon. Je tente d’être toujours le plus juste, le plus attentif, le plus généreux, le plus légitime avec les contextes dans lesquels je produis et montre mon travail. La manière dont je conçois et réalise un projet est donc aussi importante que le résultat. L’exercice de l’art doit être vertueux et amoureux