Discours des matières et des éléments dans l’oeuvre de Phia Ménard

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Discours des matières et des éléments dans l’oeuvre de Phia Ménard

Le 27 Oct 2019
Phia Ménard dans Maison mère, première partie du triptyque des Contes immoraux, installation de Phia Ménard. Photo Jean-Luc Beaujault.
Phia Ménard dans Maison mère, première partie du triptyque des Contes immoraux, installation de Phia Ménard. Photo Jean-Luc Beaujault.
Phia Ménard dans Maison mère, première partie du triptyque des Contes immoraux, installation de Phia Ménard. Photo Jean-Luc Beaujault.
Phia Ménard dans Maison mère, première partie du triptyque des Contes immoraux, installation de Phia Ménard. Photo Jean-Luc Beaujault.

Eau, vent, terre et ciel. Phia Ménard fait feu de tout bois. Dans des créa­tions inclass­ables qui organ­isent la présence du corps dans un espace semé d’embûches, la jon­gleuse et met­teuse en scène dompte les matières et joue avec les élé­ments. Depuis 2008, elle crée des pièces trans­dis­ci­plinaires avec la farouche inten­tion de repouss­er les lim­ites habituelles de la scène. Sans doute guidée par l’adage « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se trans­forme », elle a bap­tisé sa com­pag­nie Non nova : Non nova, sed nove. (Nous n’ inven­tons rien, nous le voyons dif­férem­ment).

À la manière de Bachelard1, Phia Ménard se joue des Élé­ments

Dans son cycle sur l’air, elle crée L’après-midi d’un foehn2 il y a une dizaine d’années et invente un dis­posi­tif scénique à mi-chemin entre la piste de cirque et le castelet. Un cer­cle, entouré de ven­ti­la­teurs, con­stitue la piste de danse qu’occupera une inter­prète capée. Telle une étrange maîtresse de céré­monie, celle-ci crée des per­son­nages fab­riqués à vue dans des sacs en plas­tique… L’air pul­sé par les ven­ti­la­teurs donne l’illusion de vie à ces petits sachets qui se met­tent à danser dans les airs. Gon­flés à bloc sous la baguette invis­i­ble de leur manip­u­la­trice, les per­son­nages en matière igno­ble – le bois est con­sid­éré comme une matière noble, pas le plas­tique3 – sem­blent évoluer de manière autonome. Présen­tée par Phia Ménard comme une choré­gra­phie pour mar­i­on­net­tiste et mar­i­on­nettes, avec un dis­posi­tif de ven­ti­la­tion et quelques acces­soires (sacs plas­tique, man­teau, paire de ciseaux, rouleau adhésif, canne et para­pluie), sur les notes de trois oeu­vres musi­cales de Claude Debussy (L’après-midi d’un faune, Noc­turnes, Dia­logue de la Mer et du Vent), cette pièce serait née d’une vision au Muséum d’Histoire Naturelle de Nantes en octo­bre 2008 : « Déam­bu­lant dans le musée seule la nuit, je pas­sais de longues heures à saisir ce qui me trou­blait dans un pareil espace, entourée de mam­mifères inan­imés par­mi les plus sauvages. Je finis par com­pren­dre que c’ était l’absence de courant d’air qui me fai­sait défaut. J’installais donc dans la galerie de l’ évo­lu­tion une série de brasseurs d’air silen­cieux. C’est sous le léger crisse­ment des pelages que je pris con­science que je me trou­vais finale­ment dans un lieu de la représen­ta­tion de la mort. Le musée devînt alors pour moi un cimetière dans lequel je décidais de réin­tro­duire de la vie sous une forme inat­ten­due. Un sac plas­tique rose lesté se mit donc à cir­culer par­mi les ani­maux figés, tel un vis­i­teur inadéquat ! De là naquit l’envie d’ écrire une forme choré­graphique pour sacs plas­tiques trans­for­més. »4 Par­al­lèle­ment à cette vision poé­tique, la créa­trice s’intéresse aux change­ments d’humeurs liés aux con­di­tions ther­miques. D’après une étude menée par l’Université de Munich, rel­a­tive aux inter­ac­tions entre le « foehn » et les com­porte­ments humains, il y aurait une aug­men­ta­tion de 10% du nom­bre de sui­cides et d’accidents lors d’épisodes de ce vent chaud et sec en Europe.
En com­plé­ment de son cycle sur les « Pièces de Vent », (L’après-midi d’un foehn créé en 2008 puis Vor­tex en 2011), l’artiste pour­suit son explo­ration des matières et met en scène P.P.P5, pre­mière forme des « Pièces de Glace » en 2008 : « Jon­gler de la glace est plus qu’un défi, c’est un dia­logue avec une matière se trans­for­mant à chaque instant. Du bloc con­gelé à la flaque d’eau, un par­cours semé d’obstacles qui finit tou­jours par vous ramen­er à la posi­tion par­al­lèle au planch­er ! » Seule en scène au milieu d’un univers givré, elle y invente des mon­des hérités des grandes ères glaciaires. Sur un sol glis­sant, hos­tile et mer­veilleux, avec frigidaire au loin­tain, elle évolue sous des rangées de boules de glace sus­pendues dans les cin­tres – chutant vio­lem­ment au gré du dégel –, et abor­de métaphorique­ment son sujet de prédilec­tion : la mue, le change­ment et l’évolution : sa dif­fi­cile trans­for­ma­tion physique aus­si bien que sa per­pétuelle mue artis­tique.

À la manière de Sisyphe, elle recon­stru­it des abris voués à l’effondrement

Habitée par l’Intranquillité, tenue en éveil par un imag­i­naire de la méta­mor­phose et nour­rie par ses recherch­es sur nos rela­tions aux matières, elle développe depuis 2018 le pro­jet « I.C.E » (Injonglabil­ité Com­plé­men­taire des Elé­ments) et élar­git son champ de créa­tions, jusque-là réservé au spec­ta­cle vivant, à des instal­la­tions pérennes ou éphémères. Pour cette artiste-archi­tecte, l’installation ren­voie aux arts plas­tiques et à l’inerte, et la per­for­mance, à la mise en jeu d’un être humain, aléa­toire, irre­pro­ductible.
On retrou­ve ces deux dimen­sions, qui l’intéressent égale­ment, dans les Con­tes immoraux qu’elle créé en 2017. Mai­son Mère est le pre­mier con­te d’un trip­tyque né d’une com­mande de la Doc­u­men­ta 14, quin­quen­nale d’art con­tem­po­rain de Kas­sel, autour de la thé­ma­tique : « Appren­dre d’Athènes, pour un Par­lement des Corps ». Pour con­cevoir ce pre­mier volet, Phia Ménard songe aux habi­tats éphémères. En sou­venir d’un grand-père nan­tais enseveli sous les bombes pen­dant la Sec­onde guerre mon­di­ale et relégué à la fos­se com­mune, en mémoire de « l’absurdité du Plan Mar­shall et de la recon­struc­tion suiv­ant un mod­èle de mai­son pré­fab­riquée… », en écho à la crise migra­toire et à la ques­tion non résolue de l’habitat des sans-abris, elle s’est attaquée à l’esthétique de la décon­struc­tion. Seule en scène, telle une Ama­zone arrachée au dernier opus de Mad Max, elle con­stru­it un Parthénon de car­ton. Mag­nifique et dérisoire, l’édifice qu’elle parvient à ériger avec les plus grandes dif­fi­cultés, est voué – on le sent – à un anéan­tisse­ment pro­gram­mé. Après s’être acharnée pen­dant les deux-tiers de la représen­ta­tion à l’érection de ce tem­ple pré­caire, la per­formeuse s’ingénie à le défaire. Des trombes d’eau déver­sées sur l’édifice s’infiltrent lente­ment dans la toi­ture, jusqu’à trans­former l’oeuvre plas­tique en décor de car­ton-pâte bran­lant. Instal­lée côté cour pen­dant une sorte d’épilogue de la représen­ta­tion, Phia Ménard assiste à la mort annon­cée de son pro­jet. Impuis­sante et médusée – à l’instar du pub­lic inqui­et –, par la beauté ven­imeuse de ces décom­bres fumant…
Cri d’alarme anthro­pocène ? Geste poé­tique et poli­tique, comme la plu­part des oeu­vres de la com­pag­nie Non Nova ? La créa­trice pro­téi­forme a choisi cette métaphore pour évo­quer une Europe en éter­nelle déconstruction/ recon­struc­tion. Après cet Écroule­ment de la Baliv­er­na peut-être annon­ci­a­teur de mon­des meilleurs, le cycle des Con­tes immoraux étalé sur trois années, se pour­suiv­ra par Temps Père et La Ren­con­tre Inter­dite.


  1. Dans L’eau et les rêves (1942), essai d’esthétique lit­téraire, Gas­ton Bachelard s’intéresse à l’un des qua­tre élé­ments matériels – l’eau – qui, avec le feu, la terre et l’air, régi­rait l’ensemble des forces imag­i­nantes de notre esprit. ↩︎
  2. L’après-midi d’un foehn, Ver­sion 1, pre­mière des « Pièces du Vent » au muséum d’Histoire Naturelle de Nantes, 2008. ↩︎
  3. Cf « Bois naturel, bois cul­turel », Le sys­tème des objets, Jean Bau­drillard, Tel/Gallimard, 1968. ↩︎
  4. Tous les pro­pos de Phia Ménard cités en italique sont emprun­tés au site de la com­pag­nie Non nova. ↩︎
  5. P.P.P. Manip­u­la­tion de matières – Pièce de Glace, inter­prétée et mise en scène par Phia Ménard, jan­vi­er 2008 ↩︎

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Phia Ménard
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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