Le point de suspension du pas grand-chose

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Le point de suspension du pas grand-chose

À propos de Johann Le Guillerm

Le 14 Oct 2019
Secret (Temps 2) de Johann Le Guillerm, 2012. Photo David Dubost.
Secret (Temps 2) de Johann Le Guillerm, 2012. Photo David Dubost.

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Secret (Temps 2) de Johann Le Guillerm, 2012. Photo David Dubost.
Secret (Temps 2) de Johann Le Guillerm, 2012. Photo David Dubost.

« J’ai choisi le point comme étant la matière min­i­male. Donc le point dans l’espace. Cela rejoint mon tra­vail sur le cirque que je défi­nis comme un espace de point de vue. Une archi­tec­ture de l’attroupement autour d’un focus. Un focus qui intéresse les hommes de manière com­mune et qui est capa­ble de créer l’attroupement. »1

Vis­i­bles ou cachées, inté­grées ou démon­stra­tives, les tech­niques et nou­velles tech­nolo­gies qui ont investi nos scènes de spec­ta­cle ces dernières années ren­dent compte d’une porosité évi­dente entre les arts plas­tiques, la per­for­mance et le cirque d’aujourd’hui.

Si la notion de pro­grès n’est pas per­ti­nente en matière d’art, l’histoire du cirque, comme celle du théâtre ou de la danse, sont tou­jours liées au pro­grès tech­niques et à leurs capac­ités à ren­forcer ou non un effet. En les inté­grant, les artistes de cirque d’aujourd’hui y asso­cient une inven­tiv­ité à toute épreuve dans la propo­si­tion de nou­veaux agrès de jeu à la fois poé­tiques et fonc­tion­nels, out­ils per­for­mat­ifs à même de repouss­er les lim­ites d’une fig­ure con­nue du pub­lic.

Pour exem­ple, les capac­ités de régler, au plus près des exi­gences artis­tiques d’une scène, la vitesse et l’indice de rebondisse­ment d’une balle ont révo­lu­tion­né les numéros de jonglage. Il en est de même pour les savoureux alliages entre éclairage, son et numéro de tram­po­line.

Johann Le Guillerm ne dis­so­cie pas son activ­ité d’artiste de cirque de celle de plas­ti­cien et ses agrès sont des créa­tions à même d’être exposées ou expéri­men­tées sur une scène. Les deux univers conçus dans une dialec­tique tou­jours dynamique où lieu d’exposition et plateau se font écho.

Ses spec­ta­cles Secret 1 et Secret 2 ont don­né nais­sance à des objets act­ifs aux poten­tial­ités vives, pro­to­types sans con­séquences immé­di­ates, si ce n’est l’extraordinaire effet inso­lite et poé­tique qu’ils exer­cent sur le spec­ta­teur. Mal­léables et maniés à vue sur le plateau, leur beauté est aus­si indis­so­cia­ble du geste effec­tué pour les trans­former. Ils sus­ci­tent de nou­velles pos­si­bil­ités de jeu, alliance entre le corps et la matière qui s’unissent ou s’affrontent, évolu­ent in situ, se lan­cent des défis plas­tiques comme ces longues tiges métalliques qu’il mod­i­fie à vue pour leur don­ner une forme héli­coï­dale, forme que l’on retrou­ve, en plus petit, lors du spec­ta­cle- con­férence Le pas grand-chose, à tra­vers des tortelli­ni étalés sur le bureau de tra­vail.

Ce sont aus­si des défis archi­tec­turaux comme l’échafaudage de planche de bois qu’il con­stru­it comme un tour de force dans Secret 1. Fig­ures cir­cu­laires, toile d’araignée en tour de Babel per­méable à tous les points de vue, chevauche­ment de planch­es qu’il attache et grav­it aux lim­ites de l’équilibre ren­forçant la ten­sion dra­ma­tique avec l’idée d’une chute pos­si­ble.

C’est aus­si ce nuage de pous­sière, dans Secret, qui par le jeu d’une douche de lumière fascine le regard comme un courant impétueux et immuable. C’est enfin ce bureau qui à la fin du spec­ta­cle Le pas grand-chose est trans­for­mé en char­riot à roues semi-cir­cu­laires que l’artiste va faire avancer en le chevauchant et en se déhan­chant dessus comme dans un rodéo.

Ces propo­si­tions définis­sent une « esthé­tique rela­tion­nelle » déjà iden­ti­fiée par Nico­las Bour­ri­aud pour les arts plas­tique2. Une esthé­tique qui, en inter­ro­geant les lim­ites insond­ables du point de vue, ne cesse de sol­liciter notre activ­ité de spec­ta­teur.

Si ces pro­to­types nous fasci­nent, c’est que leur fonc­tion plas­tique sus­cite tou­jours une expéri­ence esthé­tique, une mise en jeu du corps et de l’objet à dompter pour en exhumer des pos­si­bil­ités inat­ten­dues. Ici l’expérience est insé­ca­ble d’une fonc­tion dynamique du corps qui asso­cie son expres­siv­ité à celle de l’objet et exalte à nou­veau la mul­ti­plic­ité des points de vue.

Voici un cirque où la matière est aus­si con­den­sée que la fig­ure, où la per­for­mance est bien là mais tou­jours au prof­it d’une émo­tion à laque­lle nous ne pou­vons pas tou­jours don­ner de nom, et c’est tant mieux. C’est la bib­lio­thèque imag­i­naire qu’il con­stru­it dans Secret 1 en fig­ure romane, son corps con­sti­tu­ant la clé de voute finale néces­saire à l’équilibre des livres dis­posés. C’est l’affrontement entre les hommes et les ani­maux pro­pres au cirque tra­di­tion­nel qui est rem­placé par l’association entre l’homme et des machines aux ver­tus motri­ces insoupçon­nées. Le fou­et que manip­ule Johann Le Guillerm dans Secret 1 rap­pelle le cirque tra­di­tion­nel, sauf, qu’ici, ce sont des objets que l’on dresse, fig­ures pro­téi­formes qui se déplient, mues par une énergie min­i­male.

Ce que l’artiste tord, plie et déplie sur le plateau con­stitue une car­togra­phie imag­i­naire, pen­sée analogique et sans fin où les objets se met­tent par­fois en mou­ve­ment de façon autonome comme pour nous rap­pel­er que le monde pour­rait bien se pass­er de nous.

Son pro­jet Attrac­tion, engagé en 2001, l’a con­duit à abor­der la per­for­mance, l’installation, la con­férence pat­a­physique dans des spec­ta­cles où les objets pro­posés n’existent pas dans le monde courant. Il s’agit juste­ment d’exposer les mou­ve­ments lents des choses, inviter notre regard à s’y arrêter pour regarder un monde du pos­si­ble. L’un de ces objets, faisant par­tie d’une caté­gorie nom­mée les imper­cep­ti­bles, le
« trac­tochiche » est conçu comme un véhicule à moteur apparem­ment à explo­sion. Cepen­dant, il avance par des pis­tons rem­plis de pois chich­es humid­i­fiés à explo­sion lente. La tra­jec­toire du « trac­tochiche » une fois définie, il avance telle­ment lente­ment qu’il faudrait rester 24 heures devant pour en mesur­er l’évolution qui sera compt­abil­isé au jour le jour.

L’univers de Johann Le Guillerm est fait de ces petits riens qui gag­nent en force d’évocation et de puis­sance sur scène. Machines évo­lu­tives qui nous font voy­ager du point de fuite d’une tra­jec­toire à l’équilibre périlleux d’une banane. Reste le per­son­nage que con­stru­it dans ses spec­ta­cles Johann Le Guillerm, bateleur de cirque ser­ti de chaus­son en métal au bout pointu pour Secret, équilib­riste, jon­gleur de sabre, lanceur de hachoir. Per­son­nage qui nous fascine et nous effraie comme un anti-héros qui ne man­querait pas pour autant de vail­lance.

  1. Entre­tien avec Philippe Lefait, Des mots de minu­it, 22/04/2010, Cul­ture­box, France Télévi­sions. ↩︎
  2. Esthé­tique rela­tion­nelle, Nico­las Bour­ri­aud, Press­es du Réel, 1998. ↩︎

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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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