Quelque chose de possible

Compte rendu

Quelque chose de possible

Le 29 Avr 2016
Photo © César Godefroy.
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C’est une his­toire d’amour, toute sim­ple. Donc com­pliquée. Entre deux per­son­nages que tout sépare.


Elle, Lau­ra (Aurélia Guil­let), « tra­vaille au musée » (c’est la seule chose qu’elle peut répon­dre lorsqu’on lui demande ce qu’est sa vie : « je tra­vaille au musée »), et est tirail­lée entre besoin d’amour — le besoin de « [s]e don­ner », de s’engager  — et désil­lu­sion de le trou­ver, parce qu’elle en attend trop sans doute, parce qu’elle voudrait trop maîtris­er ce qui échappe et parce que, minée par la peur — peur de l’autre pour­tant désiré mais qui dépos­sèderait, qui ne ver­rait en elle que ce qu’il pro­jet­terait sur elle ; peur de soi, absence de con­fi­ance et même honte de soi, son aspi­ra­tion infinie s’échouant sur le sen­ti­ment de l’impossible : « ça va pas marcher, ça ne peut pas marcher », « on n’a rien en com­mun », « on ne va pas du tout ensem­ble », ne cessera-t-elle de répéter. Lui, « Eric Simonovitch, fils d’immigré » (Philippe Smith), un peu lunaire, joueur, doux et impul­sif à la fois, « un petit con qui a juste envie de vivre » comme il se définit lui-même à un moment, vit de petits boulots, erre dans la ville, par­fois revê­tu d’une excen­trique veste de cow-boy (la « veste à pas penser ») : c’est « l’enthousiaste », comme il est surnom­mé au début du spec­ta­cle, mais passe son temps à dire qu’on se met des masques et qu’il faudrait « être soi-même ».

Entre les deux, la ren­con­tre est for­cé­ment improb­a­ble : « Je me croy­ais anor­male, mais toi t’es vrai­ment un drôle de type », lui dira-t-elle : matéri­au pour ce qui est bien une comédie, très libre­ment inspirée de celle de Cas­savetes, Min­nie et Moskovitz, le seul film qu’il ait réal­isé pour un grand stu­dio et qui réu­nis­sait, dans un autre cou­ple improb­a­ble, Gena Row­lands et Sey­mour Cas­sel. Le spec­ta­cle emprunte d’ailleurs cer­tains aspects de l’univers cas­save­tien (l’amour comme sujet essen­tiel d’exploration de l’humain, les êtres envahis par les love streams mais y résis­tant égale­ment, les vari­a­tions entre fébril­ité et débor­de­ment des sen­ti­ments et l’humour, la ten­dresse et l’attention du regard), et, plus large­ment, il emprunte aus­si, mais en les théâ­tral­isant, au lan­gage ciné­matographique : fon­dus, présence musi­cale, ou encore split-screens.

Ces split-screens nav­iguent entre les deux espaces qui voisi­nent sur la scène : celui à « lui », cham­bre en désor­dre aux murs tagués, où les soirées au whisky fre­laté peu­vent se pro­longer et les amantes de pas­sage venir pour la nuit ; celui à elle, plus bour­geois et froide­ment cosy, mais aus­si stu­dio de soli­tude et d’attente, où les rêves et les cauchemars ne man­quent de se déploy­er par­fois. Au cen­tre, out­re un cyclo-écran où peu­vent venir se dépos­er des pro­jec­tions comme des séquences de rêves, un cabaret : cabaret bizarre, cabaret de sec­onde zone baigné d’étrangeté. Il l’y emmèn­era ; c’est là qu’il a ren­con­tré un chanteur étrange aux ailes d’ange — l’Ange du bizarre (Miglen Mirtchev) : poète sincère mais que le dés­abuse­ment porte au cynisme et à la provo­ca­tion, c’est un des deux per­son­nages qui (out­re le gui­tariste au plateau) con­stituent autour du cou­ple comme un chœur ; l’autre c’est Flo­rence (Anne Can­ti­neau), l’amie de Lau­ra, sourire dis­cret et empathie, douceur sim­ple et évi­dence. Tous deux accom­pa­g­nent les deux héros, veil­lent sur eux, témoins à la fois atten­tifs et amusés. Et chantent, par exem­ple sur le grand escalier de la scène du cabaret qui occupe le cen­tre du plateau.

Photo © César Godefroy.
Pho­to © César Gode­froy.

Car cette comédie — même si comédie fougueuse, comédie tra­ver­sée des déchirures et aspi­ra­tions des êtres — est aus­si une sorte de comédie musi­cale — Cas­savetes lui-même ne rêvait-il pas de faire une comédie musi­cale à par­tir de Crime et Châ­ti­ment ? Tra­ver­sée des chan­sons de l’Ange du bizarre dans son cabaret qui l’est tout autant, chan­sons de Flo­rence — ce que Lau­ra offrira à Eric à la fin du spec­ta­cle, ce sera aus­si une chan­son, Into my arms de Nick Cave. Oui, on pour­rait dire que Quelque chose de pos­si­ble est comme une comédie musi­cale « cavi­enne », oscil­lant, comme le réper­toire du chanteur aus­tralien, entre inten­sité vis­cérale et douceur, lyrisme et étrangeté. Cette dimen­sion musi­cale est présente sur l’ensemble du spec­ta­cle, entre sa belle et prég­nante bande-son et les inter­ven­tions du gui­tariste Jérôme Cas­tel, qui accom­pa­gne lui aus­si le chem­ine­ment erra­tique du cou­ple en en exac­er­bant et en en por­tant, dans les inten­sités sonores et les vari­a­tions ryth­miques, les mon­tées et les retombées, comme il porte égale­ment les pen­sées et rêver­ies intérieures des per­son­nages. Leurs mono­logues intérieurs, serait-on ten­té de dire, Aurélia Guil­let se nour­ris­sant (en se la réap­pro­pri­ant) dans sa direc­tion d’acteurs du tra­vail de Krys­t­ian Lupa, et les qua­tre per­son­nages sem­blant portés par de tels rythmes intérieurs, tout comme les scènes sont mar­quées de l’énergie de la lib­erté d’improvisation. Cette ryth­mic­ité musi­cale, intérieure et organique, est une car­ac­téris­tique essen­tielle du spec­ta­cle, cir­cu­lant entre divers­es inten­sités, comme la nar­ra­tion et les per­son­nages se cherchent et se rejet­tent entre douceur et ner­vosité, mon­tées impul­sives et retombées, amour avoué et rétrac­tions bru­tales, rires échap­pés et angoiss­es, voire petites choré­gra­phies d’affrontement, d’apprivoisement et de libéra­tion — comme branché sur courant alter­natif.

Ce jeu organique de vari­a­tions ryth­miques et d’intensités accom­pa­gne la var­iété de reg­istres de cette « écri­t­ure de plateau poly­phonique », entre lyrisme et humour, déchirures et comédie, intéri­or­ité et chan­sons — les vari­a­tions de l’amour dans sa plus sim­ple et bâtarde human­ité. « La seule chose qui m’intéresse, c’est l’amour », « la philoso­phie, c’est savoir com­ment aimer et où plac­er cet amour », écrivait Cas­savetes (cité dans le spec­ta­cle). C’est bien d’un éloge de l’amour dont il s’agit — mais, fidèle à l’esprit de Cas­savetes, pas dans l’image idéale du ciné­ma hol­ly­woo­d­i­en : l’amour comme tout sim­ple et tout com­pliqué à la fois, éloge de la con­fi­ance (en soi, en l’autre) et de l’engagement, du dif­fi­cile mais libéra­toire dépasse­ment des peurs ; éloge de l’amour dans son humaine mal­adresse, égale­ment, qu’il s’agit d’accepter et d’apprivoiser, comme la vie — jusqu’à la poignante vidéo finale (Flo­re Guil­let), sur une musique de That Sum­mer (Chapel 16), dont les images sem­blent fon­dre les temps dans une indis­tinc­tion entre passé et futur (un passé du futur ? un futur du passé ? le cours du temps, de la vie, dans lequel nous sommes tous pris) pour ouvrir les héros à la vie, avec ses joies et ses deuils, son cours pour­suivi et assumé.

Et de penser, inévitable­ment, surtout en ces temps, que cette his­toire d’amour peut val­oir comme une métaphore et une douce exhor­ta­tion bien plus large. Aurélia Guil­let par­lait à pro­pos de son pro­jet d’« une comédie pour dépass­er les con­stats d’impuissance tou­jours renou­velés de notre temps ». Pass­er du sen­ti­ment de l’impossible à « Quelque chose de pos­si­ble ».

 

Quelque chose de possible

Mise en scène, écriture et scénographie : Aurélia Guillet
Ecriture : David Sanson
Avec Anne Cantineau, Miglen Mirtchev, Aurélia Guillet, Philippe Smith et Jérôme Castel (musicien au plateau)
Lumières et régie générale : César Godefroy
Collaboration artistique : Emanuela Pace
Son : Jérôme Castel et David Sanson
Vidéo : Flore Guillet
Régie son : Eric Sesniac
Administration et diffusion : En votre compagnie
Remerciements : Delphine Léonard, Giuseppe Molino, Etienne Bonhomme, Madeleine Rumeau-Morgan, Nihil Bordure

Coproduction Image et ½, NEST-Nord ESt Théâtre Centre Dramatique National de Thionville-Lorraine, Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté, la Comédie de Reims–CDN, avec le soutien de la Fonderie-Le Mans, La Ferme du Buisson–Scène nationale de Marne-la-Vallée, la Chartreuse–Centre national des écritures du spectacle - Villeneuve lez Avignon, Studio-Théâtre de Vitry et le JTN, avec l’aide à la production dramatique 2016 de la DRAC Ile de France.

Créé le 9 mars 2016 au NEST.

Actuellement à la Comédie de Reims (27-30 avril)
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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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