De la positivité du désastre

Compte rendu

De la positivité du désastre

Le 13 Mai 2016
Photo © Elke Van den Ende
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En 2011 et 2013, j’ai man­qué les trois dernières présen­ta­tions de Toshi­ki Oka­da au Kun­sten­fes­ti­valde­sarts (« The Son­ic Life of a Giant Tor­toise » et « We are the Undam­aged Oth­ers » en 2011, « Ground and floor » en 2013). En 2010, excel­lent cru du fes­ti­val brux­el­lois, j’avais assisté à une représen­ta­tion de « Hot Pep­per, Air Con­di­tion­er, and the Farewell Speech ». À l’époque, peu ent­hou­si­aste, j’en avais écrit ceci sur le blog de Bela qui m’hébergeait alors :

Il y a des années, quand il m’ar­rivait d’aller au théâtre avec des théâtreux (alors que je n’en étais pas encore un moi-même), une phrase par­mi toutes avait le don de m’ir­rit­er à la sor­tie.

« C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ».

(…)

Y lire « j’ad­mets que c’est beau et/ou bien fait et/ou intel­li­gent et/ou drôle et/ou etc mais trop éloigné de ma con­cep­tion de ce que doit être un plateau et/ou un acteur et/ou un texte et/ou etc pour que je cau­tionne com­plète­ment ». 

« C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ».

Y lire un refus d’élargir le champ des pos­si­bles. 

(…)

En sor­tant de « Hot Pep­per, Air Con­di­tion­er, and the Farewell Speech » du Japon­ais Toshi­ki Oka­da, j’avoue hon­teuse­ment avoir pen­sé : « C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ». 

Pire : j’avoue hon­teuse­ment avoir con­sid­éré le pub­lic très ent­hou­si­aste avec mépris en me dis­ant : « C’est foutu. Si les spec­ta­teurs du Kun­sten applaud­is­sent plus chaleureuse­ment Oka­da que Gar­cía, Schlin­gen­sief ou Díaz, ça sig­ni­fie que l’im­age a gag­né sur la pul­sion. Ça sig­ni­fie que la démon­stra­tion a gag­né sur le partage de l’in­stant. Ça sig­ni­fie que la pirou­ette con­ceptuelle a gag­né sur la néces­sité énon­ci­a­toire ». Merde. 

« C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ». 

Le spec­ta­cle d’Oka­da est log­or­rhéique (ce qui n’est pas une mau­vaise chose en soi), très léché (mais pas très beau), use de la choré­gra­phie, de l’ary­th­mie et de la bande-son dans des per­spec­tives ultra-sig­nifi­antes qui con­finent au sym­bol­ique per­ma­nent. Le spec­ta­cle d’Oka­da n’a rien à me dire que je ne sache déjà et emploie toute son énergie à démon­tr­er que sa façon de me le dire est la plus chim­ique­ment pure. Il déploie dans ma direc­tion une injonc­tion à con­stater sa bril­lance con­ceptuelle. Que la scène et la salle parta­gent les mêmes min­utes n’a stricte­ment aucune impor­tance : le spec­ta­cle sera authen­tique­ment sim­i­laire le lende­main, à Berlin, à Rio ou à Téhéran. 

Ce n’est donc pas du théâtre puisque l’œu­vre fonc­tionne toute seule : elle n’a pas besoin du pub­lic pour exis­ter. Ou plutôt elle n’en a besoin, exclu­sive­ment, que pour s’au­to-célébr­er en tant qu’Œu­vre. Je n’aime pas être placé dans cette posi­tion. Ou plutôt : je n’aime pas que le théâtre me place dans cette posi­tion puisqu’elle va à con­tre-sens de l’essence du médi­um (à la dif­férence des arts plas­tiques, de la musique ou du ciné­ma). Voilà le sens que prend aujour­d’hui pour moi la phrase : 

« C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ». 

Si, en six années, le met­teur en scène japon­ais n’a cer­taine­ment pas changé d’épaule son fusil esthé­tique, impos­si­ble néan­moins d’affirmer pareil pro­pos en sor­tant de « Time’s jour­ney through a room », présen­té cette semaine au Beurschouw­burg dans le cadre du fes­ti­val. Six ans après m’avoir lais­sé de mar­bre, Oka­da m’a pro­fondé­ment ému.

La rai­son en est sim­ple : les réso­nances entre la réal­ité nip­pone évo­quée sur scène et la réal­ité brux­el­loise (voire plus large­ment occi­den­tale) de l’audience sont mul­ti­ples, dens­es et trou­blantes. Par le prisme du dou­ble trau­ma vécu par un homme (le tsuna­mi de 2011, suivi par la mort de sa com­pagne d’une crise s’asthme qua­tre jours plus tard), Oka­da explore avec pré­ci­sion le champ de la pos­i­tiv­ité du désas­tre. Il ne s’agit pas ici de déclin­er le sem­piter­nel cou­plet sur la résilience mais bien de décor­ti­quer le moment où la per­cep­tion bas­cule et où, via la cat­a­stro­phe (col­lec­tive et intime), on entrevoit un autre soi-même et une autre pos­si­bil­ité de lien à l’Autre.

Éloge du regard renou­velé

Photo © Elke Van den Ende
Pho­to © Elke Van den Ende

Lorsque la terre japon­aise trem­ble, les voisins se rassem­blent sur le park­ing de leur immeu­ble et s’adressent la parole comme ils ne l’avaient jamais fait. La ter­reur rap­proche les êtres. D’une ter­reur l’autre, des dizaines de mil­liers de kilo­mètres et quelques années plus tard, le par­al­lèle con­tin­gent avec le cli­mat post-atten­tat qui a régné ces derniers mois à Paris et qui règne encore à Brux­elles s’opère, glaçant, et attise notre curiosité. Qu’avons-nous à gag­n­er d’avoir été blessés ? Com­ment recon­sid­ér­er nos réal­ités intimes et col­lec­tives lorsque la con­science de la pos­si­bil­ité du pire ne nous quitte plus ? Cela ne va pas sans dif­fi­culté et c’est une explo­ration com­plexe des ressorts de la per­cep­tion de soi qui fonde ce qui peut appa­raître comme un éloge du renou­velle­ment du regard porté sur le réel.

Autre rap­proche­ment involon­taire, esthé­tique cette fois : impos­si­ble de ne pas penser à la Duras d’Hiroshima. Même prisme intime post-cat­a­stro­phe (on ne quitte pas l’appartement), même ryth­mic­ité presque hyp­no­tique de la parole (c’est un ressac lan­gagi­er qui se déploie ici). Le dis­posi­tif nar­ratif est bril­lant dans sa sim­plic­ité : Oka­da place en coprésence deux cou­ples dans la même pièce – celui que for­mait le per­son­nage mas­culin avec sa com­pagne décédée et celui que le même homme pro­jette de for­mer avec une nou­velle petite amie désor­mais. L’action a lieu en 2012, au moment où la nou­velle amie est intro­duite dans l’appartement que la morte hante depuis un an, évo­quant sans cesse les qua­tre jours de bon­heur par­ti­c­uli­er passés ensem­ble entre le tsuna­mi et sa mort. Deux tem­po­ral­ités dis­tinctes se déploient simul­tané­ment. Le passé évo­qué par la morte (dont on ne com­prend que tard qu’il s’agit d’une défunte) et le présent de la nou­velle ren­con­tre avan­cent de front, envelop­pés l’un et l’autre dans un même écrin de per­cep­tion où sons, lumières, vents, élé­ments, objets, ne cessent d’affirmer leur autonomie, leur per­ma­nence, leur indif­férence aux ater­moiements humains si vifs soient-ils.

Du théâtre et du grand, indu­bitable­ment.

Compte rendu
Théâtre
Critique
Toshiki Okada
Kunstenfestivaldesarts
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Antoine Laubin
Antoine Laubin
Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.Plus d'info
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