La communauté des croyants

Compte rendu

La communauté des croyants

Le 8 Juin 2016
Photo © Andrea Messana
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Le rideau s’ouvre sur la très belle scéno de Daniel Lesage où des objets hétéro­clites s’empilent à l’air libre et for­ment autant d’histoires intimes que de sym­bol­es ren­voy­ant à la grande His­toire, celle de l’Amérique d’avant la guerre civile, un monde sur fond de mis­sis­sipi blues qui nous emmène (en dili­gence) à la suite des frères Lehman, tra­vers­er ce rêve améri­cain où tout est per­mis : un immi­gré juif, débar­que, du fin fond de sa Bav­ière natale, aux USA, ouvre avec ses deux frères à Mont­gomery (Alaba­ma) un mag­a­sin de tis­sus qui devien­dra, en quelques généra­tions, un empire financier plané­taire presque immor­tel.


Trois acteurs excep­tion­nels, Pietro Piz­zu­ti, Ange­lo Bison et Iacopo Bruno, dans des styles expres­sion­istes proche de la com­me­dia dell’arte ou du mime, déploient (qua­si) à la let­tre le texte orig­i­nal, écrit par Ste­fano Massi­ni et traduit par Pietro Piz­zu­ti. Con­ser­vant sa struc­ture en trois par­ties, la mise en scène de Lorent Wan­son, très ryth­mée, proche du cabaret — la musique y joue un rôle essen­tiel — per­met de don­ner à cette « tragédie de la démesure » (ou hybris, topos de la tragédie grecque) issue du cap­i­tal­isme à out­rance que nous con­nais­sons, un déroule­ment chaleureux et très drôle.
Au-delà de la per­for­mance tech­nique (un très long texte et près de cinq heures de représen­ta­tion), les acteurs s’adressent au pub­lic dans la lignée du théâtre-réc­it ital­ien et trahissent cha­cun, à tra­vers leurs dif­férents per­son­nages (plus de cinquante en tout !), une part de leur per­son­nal­ité pro­pre. La dra­maturgie laisse, en effet, une large place aux orig­ines ital­i­ennes des acteurs. Ce clin d’œil au con­texte belge con­tem­po­rain de la célébra­tion des cinquante ans de l’immigration ital­i­enne per­met d’ajouter – sans jamais alour­dir – une couche nar­ra­tive pas­sion­nante : des trois Alle­mands d’origine, on passe régulière­ment et sans tran­si­tion à une bande de brig­ands ital­iens, revis­i­tant en pas­sant quelques clichés ciné­matographiques sur la Mafia.

La banque est incar­née sur le plateau par un sim­ple cof­fre-fort que nos trois las­cars s’échineront à ouvrir. Com­ment pénétr­er le secret ban­caire ?

La suite nous dévoil­era une par­tie de la réponse. Les orig­ines du krach qui a liq­uidé la Lehman en 2008 remon­tent loin dans le temps, au moment où cet homme donc, Hen­ri Lehman, débar­que à New-York au petit matin d’un 11 sep­tem­bre des années 1840. Il mour­ra de la fièvre jaune quelques années plus tard mais aura eu le temps de « for­mer » ses deux frères, Emmanuel (surnom­mé « le bras ») et May­er (« la patate »). Après la guerre de Séces­sion, Emmanuel ouvri­ra un bureau à Lib­er­ty Street (NY) alors que son frère, resté en Alaba­ma, recon­stru­ira l’état en emprun­tant des cap­i­taux publics.
Tout le reste suiv­ra le cours que l’on con­naît, avec la crise finan­cière de 1929, la Grande Dépres­sion, le new deal de Roo­sevelt, jusqu’en 2008 ; cette dernière débâ­cle venant à bout de Lehman Cor­po­ra­tion, dirigée alors par Dick Fuld, « élève » de Glucks­man et Peter­son, fils d’immigrés eux aus­si — respec­tive­ment hon­grois et grec -, traders d’exception engagés sur le tard, qui répè­tent ain­si la parabole d’émancipation de la fratrie bavaroise.
Le dernier Lehman, Bob­by, au con­traire de ses frères qui affec­tion­naient les den­rées de pre­mière néces­sité comme le coton ou le café (plus tard les chemins de fer), a, lui, préféré inve­stir dans l’art (les films notam­ment, comme King-Kong), les ordi­na­teurs, les avions, et enfin, les opéra­tions bour­sières. La banque Lehman, dont il ne restera aucun descen­dant direct, fab­ri­quera de fait en fin de course de l’invisible : de l’argent pour de l’argent, ad nau­se­am.
La pièce se ter­mine par la réso­lu­tion du mécan­isme d’ouverture du cof­fre : le mot mag­ique étant « Amer­i­can Express », soit les ultimes acquéreurs de la société.

Fidèle à lui-même, Lorent Wan­son inter­roge à tra­vers cette oeu­vre nos racines indi­vidu­elles et uni­verselles pour mieux ques­tion­ner l’avenir. Ce qui compte dans sa relec­ture n’est ni la reli­gion juive (ashké­naze), ni la nation­al­ité d’origine des frères Lehman mais le sen­ti­ment d’appartenance à une com­mu­nauté.

Une com­mu­nauté qui nous rassem­ble tous pour partager un grand moment de spec­ta­cle vivant.

Il est possible de voir chaque partie séparément. L'intégralité se joue encore le 11 juin à partir de 15h.

Lehman Trilogy de Stefano Massini est publié en Italie par EINAUDI, avec une très belle préface de Luca Ronconi. 
Traduit en français par Pietro Pizzuti et publié chez l’Arche éditeur.

Luca Ronconi a créé Lehman Trilogy début 2015 au Piccolo Teatro de Milan.
En France, Arnaud Meunier (comédie de Saint Etienne) l'a montée en 2014.

Sur le thème « théâtre et argent » Alternatives théâtrales 126-127 (novembre 2015), contenant deux articles sur Lehman Trilogy.

De Stefano Massini / Pietro Pizzuti, avec Angelo Bison et Andréa Hannecart, lire aussi Hommage aux femmes non rééducables, Mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa, sur cette pièce montée tout récemment par Michel Bernard au centre culturel des Riches claires.

Sur Lorent Wanson : theatreepique.be

Avec Angelo Bison, Iacopo Bruno, Pietro Pizzuti et au piano Fabian Fiorini ou Alain Franco. Scénographie Daniel Lesage avec la collaboration de Catherine Somers / Création lumières Renaud Ceulemans / Costumes Françoise Van Thienen / Arrangements musicaux Fabian Fiorini et Alain Franco / Travail vocal Christine Leboutte / Assistante à la mise en scène Caroline Bondurand / Stagiaire Anais Moray / Direction technique Lorenzo Chiandotto / Régie plateau Stanislas Drouart / Régie Lumière Gauthier Minne / Habilleuse Nina Juncker.

Une coproduction Rideau de Bruxelles / Théâtre Épique / Théâtre du Sygne.
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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