L’ami galiléen

Edito

L’ami galiléen

Le 1 Juin 1994
Article publié pour le numéro
Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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Au moment de met­tre sous presse, nous apprenons que Bernard Dort vient de nous quit­ter. Georges Banu esquisse ici le por­trait de ce cri­tique et pro­fesseur qui, à par­tir des années 50, mar­que pro­fondé­ment la vie théâ­trale…

De BRECHT, Bernard aimait surtout Galilée. Se recon­nais­sait-il une par­en­té avec la clarté galiléenne et une sym­pa­thie pour on inap­ti­tude héroïque ? Sans doute. La mort nous autorise à repér­er du biographique là où, par pudeur, nous ne voyions que du savoir. Bernard défendait la pen­sée et aimait la chair. Cela le rendait intran­sigeant autant que vul­nérable et son human­ité, comme chez Galilée, en était le pro­duit math­é­ma­tique. Il avait imposé non seule­ment une sil­hou­ette avec sa démarche légère­ment mal­adroite, mais aus­si des cou­tumes et des gestes, voire même des rites per­son­nels.

Rites qui nous étaient pré­cieux parce que rites de con­som­ma­tion et jamais rites de con­ser­va­tion. Il ne pra­ti­quait pas la ges­tion pru­dente du corps. À force de réfléchir et de jouir, Bernard s’é­tait con­sti­tué un per­son­nage, suprême accom­plisse­ment pour celui qui fut surtout un « spec­ta­teur intéressé ».

Un soir, lorsque je l’ac­com­pa­g­nai la pre­mière fois au théâtre, Kan­tor don­nait une cape noire à cer­tains spec­ta­teurs pour les inté­gr­er dans son spec­ta­cle-hap­pen­ing Les mignons et les guenons. Bernard s’y prit les pieds, trébucha et par sa gaucherie créa le petit événe­ment que recher­chait Kan­tor. Il fut aus­si Tre­ti­akov, l’a­mi de Brecht, dans Les appren­tis sor­ciers de Lars Kle­berg, à Avi­gnon, où il fumait sans cesse, signe « poli­tique ». Mais il joua surtout le duc dans Asy­ouli keit et nous le recon­nais­sions tel qu’en lui­ même lorsque, sourire aux lèvres, bras ouverts et voix chaude, il s’adres­sait aux con­vives et à la salle : « Venez dîn­er ». Toute sa social­ité heureuse dans une parole !

Il a enseigné. Enseigne­ment jamais dog­ma­tique ou ras­suré, enseigne­ment libre où ne dis­parais­saient jamais ni ses lec­tures, ni ses sou­venirs. Bernard savait être per­son­nel, mais jamais envahissant. Tou­jours là, con­tent de don­ner et de recevoir car enseign­er, il le dis­ait, « c’est aus­si dia­loguer ». Sa parole n’avait rien de monolo­gal. Pour les remerci­er du tra­vail accom­pli ensem­ble n’a-t-il pas dédié un bel arti­cle sur Corneille à ses élèves du Con­ser­va­toire ? N’a-t-il pas réu­ni les essais de cer­tains de ses étu­di­ants de Cen­si­er dans un livre ? Et n’a-t-il pas accep­té d’en­seign­er aus­si dans cette école pas comme les autres qu’é­tait l’é­cole d’An­toine Vitez à Ivry ? Il fut pro­fesseur à Lou­vain, à Rome ou Rio, mais sans jamais adopter les tics de la pro­fes­sion. Enseign­er c’é­tait pour lui un appel à l’échange et une invi­ta­tion à penser con­crète­ment le théâtre.

En Afrique, un beau proverbe dit que « lorsqu’un vieil­lard meurt c’est une bib­lio­thèque qui brûle ». Pour le théâtre, si proche de !‘oral­ité africaine, la mort de Bernard prend le sens d’un même désas­tre. Ses écrits ne pour­ront jamais nous con­sol­er de ses réc­its où bon­heurs de la scène et sur­pris­es du voy­age se con­fondaient, comme lors de cette tra­ver­sée de l’Alle­magne dans les années 50 où, par­ti à la recherche d’un spec­ta­cle, il se réveil­la un matin clair dans une gare dont le pan­neau indi­quait Dachau. Avec la mort de Bernard part en fumée — et vu sa pas­sion « brechti­enne » pour les cig­a­res, l’ex­pres­sion con­vient — tout un pan de l’his­toire vécue du théâtre : l’ex­as­péra­tion de Gras­si avant les retards de la pre­mière de Galilée et le souci mani­aque de Strehler pour un éclairage, les nuits berli­nois­es et les aven­tures véni­ti­ennes, les com­bats du théâtre tou­jours indis­so­cia­bles des joies de vivre. Au lieu d’at­ten­dre qu’il écrivît son Jour­nal, pourquoi per­son­ne n’eut-il l’idée de le lui faire « dire » ? Bernard était un con­teur.

Au théâtre, art de la présence, acteurs et spec­ta­teurs vieil­lis­sent ensem­ble. Lui appartenir se paye à ce prix. Et Bernard, mal­gré des promess­es réitérées à chaque début de sai­son, ne par­ve­nait jamaisà espac­er ses sor­ties, à économiser son temps, à maîtris­er ses déplace­ments. Il dépen­sa sans pré­cau­tion ses éner­gies. Même si par­fois il som­meil­lait un peu, mais le som­meil n’est-il pas aus­si un plaisir que l’on ne doit pas se refuser ? « Le pire spec­ta­cle c’est celui qui empêche de dormir », avons-nous con­clu un jour après une ter­ri­ble expéri­ence partagée. Oui, Bernard, quar­ante ans durant, a répon­du présent. Ici ou ailleurs. N’a-t-il pas cir­culé inlass­able­ment dans le tri­an­gle de la mise en scène que for­ment l’Alle­magne, la France et l’I­tal­ie ? Il fut un grand spec­ta­teur européen.

Il a eu des aveu­gle­ments et des illu­mi­na­tions car, pour décou­vrir Brecht, il faut peut-être rater Beck­ett, de même qu’avoir la révéla­tion de Strehler s’ac­com­pa­gne du silence sur Brook ou des réserves sur Wil­son. Plus tard, tout en mod­u­lant et cor­rigeant ses choix, Bernard n’a jamais renié ses pre­mières amours. Il n’a pas aban­don­né sa jeunesse sur l’au­tel des anci­ennes valeurs sac­ri­fiées. Ne dis­ait-il pas dans un cours « je resterai pour tou­jours sar­trien » et ne répondait-il pas à un met­teur en scène agres­sif au début des années 80 « Brecht, j’aime bien ça » ? Il ne nous appa­rais­sait alors ni comme un cru­ci­fié, ni comme un Judas, ni agres­sive­ment obstiné, ni déser­teur. Bernard a épousé le cours du temps sans procéder à ces autodafés spec­tac­u­laires aux­quels nous assistâmes la décen­nie passée. Il ne s’est pas sen­ti coupable et il n’a pas réclamé de par­don. Au troisième chant du coq, il n’a pas trahi… Dans sa dernière inter­ven­tion uni­ver­si­taire, pour présen­ter un livre symp­to­ma­tique, Brecht, après la chute, il fut plus loquace qu’à l’ac­cou­tumée pour assumer le passé et se réjouir du retour… Bernard a représen­té pour nous une instance morale, mais sans rien de despo­tique. Il n’a jamais posé en ascète ni agi en pro­cureur. Il y avait tou­jours chez lui un zeste galiléen.

Dialec­ti­cien, socra­tique ou brechtien, peu importe, Bernard s’est placé au cœur des con­traires. Cette indé­ci­sion tou­jours irré­solue, mais ayant l’amour du théâtre comme prin­ci­pale pul­sion, explique sans doute l’ou­ver­ture de son approche qui n’est pas unique, comme cer­tains l’ont lais­sé croire, mais pris­ma­tique. Ain­si il a égale­ment cul­tivé Brecht et adoré l’opéra ital­ien, admiré Antoine, le nat­u­ral­iste, et défendu la fil­i­a­tion de la théâ­tral­ité — Mari­vaux, Piran­del­lo, Genet — qu’il fut le pre­mier à désign­er. Un dénom­i­na­teur com­mun peut être pour­tant décelé : son goût pour la con­struc­tion car, répé­tait-il, « le théâtre ne va pas de soi ». Le monde non plus… Une élab­o­ra­tion intel­lectuelle lui a sem­blé tou­jours indis­pens­able ; il exécrait l’or­ganique qu’il assim­i­lait à une duperie et cher­chait cette pre­mière vérité brechti­enne qui con­siste à recon­naître le théâtre dans son tra­vail de pro­duc­tion. Bernard a sans cesse inter­rogé et con­testé le théâtre tout en y plongeant. Un jour, après Iphigénie Hôtel de Vinaver dans la mise en scène de·Vitez, il m’avoua : « Cela vous réc­on­cilie avec le théâtre. Et pour moi ce n’est pas chose facile ». De ce con­flit-là, il en sor­tit vain­queur.

La pen­sée théâ­trale de Bernard se for­ma sous l’im­pact des spec­ta­cles et des presta­tions charis­ma­tiques : la décou­verte de Vilar, le choc de Brecht et la séduc­tion de Strehler. Des spec­ta­cles exem­plaires ont engen­dré la parole de Bernard, parole affir­ma­tive qui s’é­panouis­sait lorsqu’elle pou­vait témoign­er, plus tard, de ce bon­heur des orig­ines retrou­vé chez Mnouchkine ou Dario Fo, chez Grüber ou Lang­hoff… tou­jours au sein du même tri­an­gle de la mise en scène.

Bernard n’a pas soutenu une cohérence cri­tique, mais a cher­ché à délim­iter un champ tra­ver­sé par les forces de l’his­toire et agité par les courants indi­vidu­els. Il y a une géo­gra­phie dor­ti­enne. Elle n’a rien de pais­i­ble.

Bernard ne s’est pas refusé, les plaisirs de l’a­ma­teur, inter­dits par une spé­cial­i­sa­tion tant cul­tivée aujour­d’hui. Cela lui per­me­t­tait de com­menter avec aisance l’art d’un chef peu con­nu ou de témoign­er des per­for­mances des chanteurs hors-pair qu’il avait enten­dus depuis les années 50. Il déam­bu­lait dans le ter­ri­toire des arts du corps afin de ne pas rater le Woyzeck de Chéreau au Châtelet ou de goûter le dernier Wen­ders. Mais s’il ne pas­sait pas les soirées chez lui, c’é­tait aus­si parce qu’il aimait se retrou­ver par­mi les autres. Sa pas­sion du théâtre n’est pas étrangère à son affec­tion pour l’assem­blée sociale dont l’ag­i­ta­tion l’enivrait. N’a-t-il pas défendu l’en­tracte au nom du cig­a­re et de la con­ver­sa­tion ? Ne pro­longeait-il pas les pre­mières tard dans la nuit pour mieux prof­iter de l’in­ter­stice entre le théâtre et la vie quand son dis­cours cri­tique deve­nait plus fin que jamais car ni intimidé ni pré­cau­tion­neux ? Bernard ado­rait la lib­erté dés­in­volte des pas­sages qui, sur fond d’ex­ci­ta­tion de groupe, lui per­me­t­taient de briller et d’être bref. Ver­tus car­di­nales.

Si Bernard a aimé voir et racon­ter le théâtre, il n’a pas cessé non plus de nous inviter à le com­pren­dre en écrivant. « Un spec­ta­cle, on ne le saisit jamais mieux que lorsqu’on écrit sur lui ». Par delà ses textes, véri­ta­bleschapitres d’un panora­ma théâ­tral européen, les notes dont il noir­cis­sait des cahiers entiers ne cher­chaient pas tant à combler les défail­lances virtuelles de la mémoire qu’à approcher les enjeux secrets de la scène au tra­vail. Ces radi­ogra­phies se trou­vent aujour­d’hui dans les tiroirs de son bureau qui ne doivent pas rester trop longtemps fer­més. Qu’on les ouvre, au plus vite !

Le nom de Bernard est insé­para­ble des revues, aux­quelles il voua sa pas­sion, et des luttes autour du « théâtre pop­u­laire » et du « théâtre pub­lic », des « teatri sta­bili » et du « tra­vail théâ­tral ». Mais il pub­lia ensuite Le théâtre en jeu et ensuite La représen­ta­tion éman­cipée car son itinéraire l’a con­duit pro­gres­sive­ment de la voca­tion péd­a­gogique à la dimen­sion ludique et de l’ex­em­plar­ité de cer­tains mod­èles à l’ac­cord avec une plu­ral­ité de pra­tiques. N’a-t-il pas érigé Sur la grand-route de Tchekhov dans la mise en scène de Grüber en spec­ta­cle emblé­ma­tique des années 80 et ne l’ai-je pas enten­du faire l’éloge de ce spec­ta­cle aux antipodes qui lui tenait à cœur ces mois-ci : Les trois sœurs de Lang­hoff. Il le vit deux fois. Et, comme s’il devait achev­er son par­cours sous le signe de Tchekhov, sa dernière sor­tie fut pour La Ceri­saie. L’œu­vre de la fin pour sa pro­pre fin.

Lorsqu’un jour, Antoine Vitez m’in­vi­ta à déje­uner dans une pizze­ria au coin de la rue des Boulangers où Bernard habitait au 34, il me dit en riant : « Nous sommes ici sur la Dort­strasse ». Com­bi­en de fois ne suis-je pas passé là ?

Ils par­tent, les amis.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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