À propos de “Chaque jour un peu plus”

Compte rendu

À propos de “Chaque jour un peu plus”

Le 17 Juil 2016
Photo © Reza Ghaziani
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Dans l’espace con­finé d’une cui­sine, trois femmes font le réc­it de leurs vies. Mahraz est veuve de guerre d’un héros nation­al, Shola, la maîtresse (jugée indigne) d’un foot­balleur con­nu. Ley­la, pour­tant élevée dans la tra­di­tion, s’est affranchie en décou­vrant l’alpinisme. En s’intéressant aux par­cours intimes de ces trois femmes irani­ennes — qui ont vrai­ment existé — l’auteure Mahin SADRI et la met­teuse en scène Afsaneh MÂHIAN bal­aient env­i­ron trente ans d’Histoire per­sane (1981 – 2013). Quoiqu’absents du plateau, les hommes, dont ces femmes par­lent tant, sem­blent omniprésents.


S. M.-L. : Dans Chaque jour un peu plus, vous faites le por­trait de trois femmes qui vivent des expéri­ences très var­iées à des épo­ques dif­férentes. Qu’est-ce qui vous a don­né envie de les rap­procher, et de les faire dia­loguer ?

M. S. : La vie des « vraies » gens me pas­sionne. Je peux m’asseoir pen­dant des heures à les écouter par­ler. Un jour, avec une de mes amies, j’ai vu un doc­u­men­taire sur la vie d’un de mes per­son­nages, qui, dans la vraie vie, était tombée amoureuse d’un foot­balleur quand elle avait 14 ans. Quelques années plus tard, elle a été soupçon­née d’avoir tué la femme du foot­balleur. On la voy­ait au tri­bunal, accusée de meurtre et par­lant avec beau­coup de naturel des détails de la vie de tous les jours… On pou­vait sen­tir la force qui l’habitait, son ent­hou­si­asme et sa soif de vie. Je me suis ensuite doc­u­men­tée sur elle, et son per­son­nage m’a sem­blé de plus en plus intéres­sant. Plus tard, et tout à fait par hasard, j’ai vu un autre film sur l’histoire d’une alpin­iste, qui m’a égale­ment intriguée. Il m’a sem­blé que ces deux his­toires vraies, jointes à celle d’une troisième femme, qui fut la veuve d’un mar­tyr de guerre, pour­raient bien dia­loguer. Ces trois par­cours de vie cou­vrent une trentaine d’années d’Histoire de notre pays. J’ai, par ailleurs, beau­coup d’affinités avec ces trois per­son­nes. D’une cer­taine manière, je porte une par­tie de cha­cune d’elle en moi. Nous avons vécu des choses sem­blables au cours de nos jeuness­es respec­tives et je retrou­ve des points com­muns avec cha­cune. L’une était très tra­di­tion­nelle, l’autre mod­erne, et la troisième entre les deux, avec un des­tin plus amer et triste que les précé­dentes… Mais elles ont toutes en com­mun d’avoir un homme absent dans leur vie.

S. M.-L. : Votre pièce s’inspire de la vie réelle de ces trois femmes, sans relever du théâtre doc­u­men­taire. Pou­vez-vous expli­quer votre proces­sus d’écriture ?

M. S. : À vrai dire, je voulais écrire une pièce de théâtre, et, comme tous les écrivains, j’ai eu très peur de la page blanche. Alors j’ai com­mencé avec la page noire… Une page pleine d’informations sur les per­son­nages. J’ai tout jeté sur le papi­er, et, pro­gres­sive­ment, je me suis mise à étudi­er les dates et les événe­ments impor­tants dans l’existence de cha­cune, puis à en effac­er une par­tie et à en inven­ter d’autres. Mon tra­vail de créa­tion relève de plusieurs méth­odes : mon­ter un film, faire de la poésie, faire une sorte de psy­ch­analyse, résoudre un prob­lème math­é­ma­tique… D’après ce que je sais, le théâtre-doc­u­men­taire a sou­vent des visées poli­tiques ou économiques, est très nour­ri de nom­breux détails et chiffres pré­cis. Ma pièce n’est pas doc­u­men­taire parce qu’on par­le de quelque chose de très per­son­nel et qu’il est impos­si­ble de mesur­er : l’amour.

Je con­nais­sais donc les grandes lignes de la vie de ces femmes, mais j’ai inven­té la manière dont ça s’est passé. Deux des per­son­nages étant déjà morts, je n’avais aucune pos­si­bil­ité de véri­fi­ca­tion. Pour par­venir à écrire sur les moments les plus privés de leurs vies, j’essayais de me met­tre à leur place et de m’imaginer dans des sit­u­a­tions sem­blables. Par la suite, j’ai décou­vert que j’avais sou­vent eu de bonnes intu­itions, par exem­ple, une des chan­sons qu’un de mes per­son­nages chante dans la pièce, est la même que celle que chan­tait la femme dont je me suis inspirée…

S. M.-L. : À ceux qui vous dis­ent que vous avez écrit une pièce sur les femmes, vous répon­dez : « Mais non, c’est une pièce sur les hommes »… Avez-vous le sen­ti­ment d’être une auteure fémin­iste, et plus large­ment quelle est la place des femmes de théâtre en Iran aujourd’hui ?

M. S. : Oui, les per­son­nages sont des femmes, mais cha­cune d’entre elles par­le de l’homme de sa vie, en s’attachant à toutes sortes de détails, à ce qu’il aimait manger ou faire, à sa manière de s’habiller ou de par­ler… Elles par­lent tout le temps de leur vie et de leur rela­tion, avec trois hommes absents mais plus présents par leur absence que s’ils étaient vrai­ment là. Je ne pense pas qu’un artiste ait la respon­s­abil­ité ou l’obligation de dévelop­per une idéolo­gie. Je pense que l’art se forme dans un endroit où la con­science n’est prob­a­ble­ment pas si présente. Je ne me con­sid­ère pas comme une auteure fémin­iste. J’ai des sen­si­bil­ités comme n’importe qui dans la vie, et le droit des femmes en fait par­tie. Leurs droits ont été telle­ment mal­menés pen­dant des siè­cles… Aujourd’hui, on peut dire que les femmes qui sont actives dans le théâtre iranien, le sont plus que les hommes. À Téhéran, 80% des galeries sont dirigées par des femmes, la direc­trice de la plus grande société pub­lic­i­taire est une femme. Les meilleurs restau­rants et cafés sont dirigés par des femmes. Il y a plus d’étudiantes que d’étudiants. On a des cinéastes femmes très con­nues, y com­pris par­mi celles qui ont immi­gré à l’étranger. La per­son­ne qui a dess­iné un pont sur l’autoroute — le sym­bole de Téhéran- est une fille de vingt-sept ans… L’avenir en Iran est entre les mains des femmes et c’est un fait con­tre lequel on ne peut pas lut­ter. Où qu’on aille, il est impos­si­ble de ne pas les voir ou de ne pas en tenir compte.

S. M.-L. : Le titre de votre pièce en per­san (Ham-Havayi) sig­ni­fie « Accli­mata­tion ». Pourquoi a‑t-il glis­sé vers « Chaque jour un peu plus » ?

M. S. : Ham-Havayi, est un terme très poé­tique qui con­tient l’idée de l’adaptation mais il était dif­fi­cile de trou­ver un équiv­a­lent en français : « Chaque jour un peu plus » com­mu­nique mieux le chemin par­cou­ru par ces femmes. Elles cherchent à s’adapter à ce qui leur arrive, elles cherchent quelque chose de meilleur… et comme l’alpiniste dans la mon­tagne, elles rêvent de s’élever, de franchir des paliers, chaque jour un peu plus.

S. M.-L. : Votre pièce est très référencée. Elle se situe en Iran et com­mence avec la guerre Iran-Irak  (1980 – 1988). Com­ment pensez-vous que les publics parisiens, belges ou européens vont recevoir ce spec­ta­cle ?

M. S. : Il est vrai que dans cette pièce, on par­le de la guerre, d’un meurtre et de l’alpinisme… Mais le sujet le plus impor­tant, ce n’est pas spé­ciale­ment le con­texte his­torique ou poli­tique. On par­le de peur et de soli­tude, du manque, du fait d’avoir un enfant ou pas, du vieil­lisse­ment et de l’humiliation, de la volon­té de vengeance. Il s’agit de sen­ti­ments humains, qu’on éprou­ve tous dans nos vies. On par­le des rela­tions des humains entre eux, c’est-à-dire de sujets uni­versels.

Photo © Reza Ghaziani
Pho­to © Reza Ghaziani

S. M.-L. : Pour représen­ter le des­tin par­ti­c­uli­er de ces trois femmes qui vivent à des péri­odes his­toriques dif­férentes, vous avez choisi de les réu­nir dans le décor « ordi­naire » d’une cui­sine. Elles y accom­plis­sent des gestes du quo­ti­di­en et leurs réc­its s’enchevêtrent dans une unité de temps et de lieu. Pourquoi avoir choisi cet espace ?

Afsaneh Mahi­an : Pour par­ler de la vie de ces femmes, nous avions besoin de sym­bol­es sus­cep­ti­bles de représen­ter la féminité, la vie. La cui­sine (comme lieu et activ­ité) était le meilleur sym­bole que je puisse trou­ver. Toute femme, quelle que soit sa place dans la société, garde sa féminité. On peut dire la même chose de la cui­sine parce que c’est un endroit où tous les détails sont mélangés, avec la féminité et l’amour. Pour nous, la cui­sine a été un sym­bole de la mai­son, de la famille et de l’amour pour la vie. Le résul­tat, c’est les repas qu’on va manger et partager. Même le choix des repas de cha­cune de ces femmes est, en quelque sorte, un sym­bole de leur choix de vie. Cha­cune a choisi une recette qui lui cor­re­spond pro­fondé­ment.

S. M.-L. : Der­rière cha­cune de ces des­tinées, der­rière cha­cun de ces réc­its intimes, l’on imag­ine le poids de l’histoire et de la reli­gion. Sans jamais faire sor­tir vos trois comé­di­ennes de l’espace clos de la cui­sine, vous par­venez à sug­gér­er le con­texte extérieur par le son et la lumière, notam­ment. Pou­vez-vous expli­quer ce traite­ment scéno­graphique ?

A. M. : Pour moi, le plus impor­tant dans la mise en scène était de trou­ver le bon équili­bre entre les dif­férents élé­ments scéniques. Au début, j’ai com­mencé à chercher l’atmosphère en fonc­tion du texte. Je souhaitais que le spec­ta­teur se retrou­ve dans un endroit qui lui était fam­i­li­er, et en même temps loin­tain, mélanger la réal­ité et le rêve. C’est pourquoi les sym­bol­es ont une place très impor­tante. Il y a la mai­son, la cui­sine et trois femmes en train de faire la cui­sine avec des gestes très par­ti­c­uliers et pré­cis. J’aurais pu utilis­er des élé­ments beau­coup plus réal­istes mais j’ai préféré le min­i­mal­isme et l’usage de sym­bol­es. Il en va de même pour le choix de la musique et des sons, de la lumière et des cos­tumes…

S. M.-L. : Ces femmes ont en com­mun de vivre des des­tins trag­iques. Pour­tant, sur scène, vos comé­di­ennes les incar­nent avec élé­gance, force et dig­nité. Com­ment avez-vous dirigé les actri­ces ?

A. M. : Il est vrai que le des­tin de ces femmes est trag­ique, mais je n’avais pas envie de mon­tr­er ce côté triste et lar­moy­ant sur scène. On racon­te la vie de ces femmes de leur ado­les­cence à aujourd’hui, c’est-à-dire qu’on voit en même temps leur espoir dans l’avenir, leur ent­hou­si­asme, leur amour, leurs efforts pour une meilleure vie. Il fal­lait que cette énergie soit pal­pa­ble ! Les actri­ces jouent les dif­férents moments de vie de leur per­son­nage, jusqu’à la dernière étape, la mort. Un des enjeux était de faire ressen­tir ces dif­férentes formes d’énergie à chaque étape. Leur jeu suit ce chemin naturel. Je ne voulais pas que ces per­son­nages s’apitoient sur leur sort, que les actri­ces por­tent le fardeau des per­son­nages qu’elles inter­prè­tent. Pour cela, il fal­lait que les actri­ces com­pren­nent bien les per­son­nages et les rôles, leur classe sociale, leur cul­ture…, qu’elles cherchent à s’inspirer des per­son­nes réelles sans jamais chercher à les imiter. L’attention s’est plus portée sur les ressen­tis que sur les ressem­blances. Pour moi, jouer des mono­logues comme elles le font, c’est-à-dire sans avoir directe­ment quelqu’un en face d’elle, c’est ce qu’il y a de plus dif­fi­cile à faire…
S. M.-L. : Com­ment ce spec­ta­cle écrit, mis en scène et inter­prété par des femmes, est-il perçu par le pub­lic (féminin et mas­culin) aujourd’hui en Iran ?
A. M. : Le fait qu’une pièce soit signée par plusieurs femmes n’étonne pas le pub­lic iranien aujourd’hui, car la femme irani­enne est très présente dans la société et à tous les éch­e­lons. Le fait que plusieurs femmes soient impliquées dans cette pièce peut vous paraître éton­nant, mais pour moi, le sujet que l’on traite, c’est beau­coup plus impor­tant que la com­po­si­tion de l’équipe. Aujourd’hui, le pub­lic en Iran est assez exigeant. Il veut voir des spec­ta­cles de qual­ité dont il se sent proche. Et c’est le cas ici car les spec­ta­teurs con­nais­sent bien tous ces per­son­nages qui ont vrai­ment existé. Ceci dit, cer­tains spec­ta­teurs nous ont demandé d’imaginer une suite avec des hommes…

Chaque jour un peu plus

IRAN, 2014 (programmé au Théâtre de la Ville à Paris, en novembre 2015 et au Bozar à Bruxelles, en juin 2016)
Mise en scène : Afsaneh MÂHIAN
Texte original : Mahin SADRI
Décor, Lumière et costume: Manouchehr SHOJÂ
Musique : Mohammad Rézâ JADIDI
Avec : Sétâreh ESKANDARI, Elhâm KORDÂ, Bârân KOSARI

Cette pièce a remporté les prix « meilleur texte original » et « meilleures actrices » au Festival de théâtre de Téhéran (Fajr), en janvier 2015.

À VOIR

Mahin Sadri joue dans Hearing, Festival d’Avignon 2016 et Théâtre de la Bastille, octobre 2016, mise en scène AMIR REZA KOOHESTANI.
La place des femmes au théâtre iranien | ARTE Info 23/01/16 :  Dispositif minimal, jeux de lumière et utilisation de la vidéo pour évoquer à demi-mot des sujets tabous en Iran : avec sa pièce Hearing, le metteur en scène Amir Reza Koohestani nous livre un aperçu de la scène théâtrale iranienne mais aussi de la condition des femmes dans un pays encore très conservateur. 
info.arte.tv/fr/hearing-apercu-de-la-scene-theatrale-iranienne
Compte rendu
Théâtre
Entretien
Numéro 129
Numéro 132
48
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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