« L’inquiétante étrangeté » (1) de la marionnette

Compte rendu

« L’inquiétante étrangeté » (1) de la marionnette

Le 15 Sep 2016
Bérangère Vantusso dans "L'Institut Benjamenta". Photo Ivan Boccara.
Bérangère Vantusso dans "L'Institut Benjamenta". Photo Ivan Boccara.
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Réu­nis pour par­ler du trou­ble (et de la fas­ci­na­tion corol­laire) sus­cité par la cohorte des poupées, j’ai souhaité m’attarder sur leurs apparences extérieures. « Ani­mé-inan­imé, créer le trou­ble » étant l’angle d’attaque du débat pro­posé par THEMAA lors du Fes­ti­val d’Avignon 2016, il y avait fort à dire sur les tech­niques de jeu par délé­ga­tion pro­pres au genre. Présents à cette ren­con­tre, les mar­i­on­net­tistes Bérangère Van­tus­so, cie trois-six-trente, Phia Ménard, cie Non Nova, Renaud Herbin, directeur du TJP CDN d’Alsace-Strasbourg et Jonathan Capde­vielle, ain­si que Didi­er Plas­sard, pro­fesseur en études théâ­trales à l’U­ni­ver­sité Paul-Valéry de Mont­pel­li­er, ont d’ailleurs fort bien évo­qué l’étrangeté du « don­ner vie et prêter voix à un corps étranger ».

Tan­dis que je rédi­ge ces quelques lignes au cœur de l’été, une série mati­nale de France Cul­ture est juste­ment dédiée aux Créa­tures arti­fi­cielles [2]. Franken­stein, Pyg­malion et Le Golem con­tin­u­ent d’émerveiller les exégètes de tous bor­ds. Cinéphiles, anthro­po­logues, philosophes et sci­en­tifiques ne taris­sent pas de com­men­taires sur les fig­ures inan­imées en quête de vie ou d’âme, et glosent, for­cé­ment, sur leur « inquié­tante étrangeté »[3]… C’est ce con­cept freu­di­en que je retiens ici, pour expli­quer une bonne part du trou­ble créé par la ren­con­tre entre les mar­i­on­nettes et les humains : d’un côté, la famille des « êtres dra­mati­co-végé­taux » chers à Pinoc­chio, les pan­tins de La Classe morte de Kan­tor, les sculp­tures prêtes à se mou­voir et à émou­voir quelques ado­ra­teurs de fig­ures hiéra­tiques (comme Craig avec la « Sur-Mar­i­on­nette » ou Freud avec la Gradi­va), bref tous les représen­tants de l’inerte qui hantent les scènes et les imag­i­naires ; de l’autre côté, le clan des vivants, nous les gens et les mar­i­on­net­tistes bien sûr, qui jouent sci­em­ment de la dualité/complémentarité que ce choc leur inspire. Vivant-mort, ani­mé-inan­imé, en mou­ve­ment-immo­bile, de chair et d’os — de bois et de latex…

Le célébris­sime con­cept d’ « inquié­tante étrangeté » (sou­vent gal­vaudé) intéresse par­ti­c­ulière­ment la sphère des mar­i­on­net­tistes, car il analyse la bizarrerie de cette ren­con­tre entre des étants opposés (en tout cas dans nos sociétés dites ratio­nal­istes depuis le 17e siè­cle). Inspirée à Freud par « L’Homme au sable » (E.T.A Hoff­man, Con­tes noc­turnes), cette réflex­ion prend notam­ment pour point de départ cette œuvre lit­téraire du XIXe siè­cle, ren­due célèbre par le Bal­let Cop­pélia. Il y est ques­tion — pour faire très court — d’une his­toire d’amour impos­si­ble. Un jeune homme por­tant le doux prénom de Nathanaël s’éprend d’une auto­mate. Fan­tasme pour la femme inac­ces­si­ble, fas­ci­na­tion pour la belle mécanique, désir de per­fec­tion à la manière d’un Pyg­malion ou d’un Edi­son (voir l’Eve future de Vil­liers de L’Isle-Adam ), amour nécrophile…? Qu’importe, le héros perd la tête pour la créa­ture arti­fi­cielle réal­isée par le vieux Cop­po­la, et trou­ve à l’automate des qual­ités hor­logères dont sa vraie fiancée Clara est heureuse­ment dépourvue. Cette créa­ture est faite de sim­ples rouages et si l’on peut ren­dre hom­mage à la régu­lar­ité de ses traits, « dans sa démarche et dans ses atti­tudes, il y a quelque chose de raide et de com­passé » que Nathanaël refuse de percevoir. Émer­veil­lé par cette beauté hiéra­tique, « la belle stat­ue dont la main est plus froide que la glace, reste assise des heures entières, sans la moin­dre occu­pa­tion… », le jeune homme tarde à accepter le diag­nos­tic de Clara : « Auto­mate inan­imé ! Auto­mate mau­dit ! ». L’Olympia ne vit pas. Elle n’est, pour repren­dre les ter­mes de Denis Gué­noun qu’ « apparence trompeuse ! Poupée, songe de bois ! (…), Cynique, auto­mate, machine », (…) chi­enne de métal… ».[4]

Pub­lié en 1817, « L’Homme au sable »  s’inscrit par­faite­ment dans l’univers fan­tas­tique d’Hoffmann. Il n’est pas rare d’y ren­con­tr­er des fig­ures bur­lesques et red­outa­bles, des dou­bles ou de pau­vres dia­bles qui se démè­nent « comme des mar­i­on­nettes manœu­vrées par une main mal­ha­bile ». Sig­mund Freud, sur les pas d’Ernst Jentsch pour être exact, a donc élaboré le con­cept de l’«Unheimliche » ou « inquié­tante étrangeté » en s’inspirant en par­tie de cette fable. La grande orig­i­nal­ité de sa réflex­ion tient dans le fait qu’il inter­roge aus­si bien l’étrangeté de l’automate que celle des humains dans cer­taines sit­u­a­tions. D’une part, dit-il en sub­stance, nous éprou­vons une sorte de fas­ci­na­tion tein­tée de malaise en obser­vant des auto­mates, des fig­ures de cire et autres objets sans vie mais qui parais­sent en être dotés (Maeter­linck a écrit de fort belles lignes à ce sujet que Didi­er Plas­sard nous a rap­pelées) ; et d’autre part, nous ressen­tons une gêne com­pa­ra­ble à la vue d’êtres humains qui parais­sent inan­imés, comme par exem­ple des per­son­nes qui souf­frent de trou­bles psy­chiques et s’agitent de manière con­vul­sive ou mécanique. Je pense notam­ment à des écrits de Berg­son, de Thomas Bern­hard ou de Pri­mo Levi, qui dans des gen­res très dif­férents, décrivent des per­son­nes frap­pées par un automa­tisme de répéti­tion, des êtres déshu­man­isés, chosi­fiés… devenus com­pa­ra­bles à des fig­ures inertes ou à des pan­tins désar­tic­ulés. Dans ces deux cas étranges qui sur­gis­sent dans des sit­u­a­tions pour­tant famil­ières, l’incertitude s’installe quant à la nature pro­fonde des êtres observés : les êtres dits vivants sont-ils vrai­ment habités par une âme, un esprit ? Les objets inan­imés sont-ils défini­tive­ment car­ac­térisés par l’absence de vie [5] ? Quel est cet Autre qui impose son obscure volon­té ?… Pour Freud, « L’in­quié­tante étrangeté sera cette sorte de l’ef­frayant qui se rat­tache aux choses con­nues depuis longtemps, et de tout temps famil­ières. »[6] Le célèbre psy­ch­an­a­lyste alle­mand égrène ici des sit­u­a­tions angois­santes où l’étrange jail­lit de ce qui nous était con­nu, et la ter­reur, de ce qui nous parais­sait jusque-là intime : appari­tion d’un revenant, d’un Dou­ble mon­strueux, d’une fig­ure si loin et si proche à la fois… Rien d’étonnant à ce que les mar­i­on­net­tistes jon­g­lent volon­tiers avec ce fasci­nant con­cept.

  1. Après avoir rappelé que dans la langue allemande, « Heimlich » signifie « faisant partie de la maison, pas étranger, familier, apprivoisé, intime, confidentiel, ce qui rappelle le foyer, etc. » et également « Secret tenu caché, de manière à ne rien en laisser percer, à vouloir le dissimuler aux autres », Sigmund Freud précise que « Le mot allemand « unheimlich » est manifestement l'opposé de « heimlich, heimisch, vertraut ». (…) On pourrait en conclure que quelque chose est effrayant justement parce que pas connu, pas familier. Mais, bien entendu, n'est pas effrayant tout ce qui est nouveau, tout ce qui n'est pas familier ; le rapport ne saurait être inversé. » Pour préciser la notion d’inquiétante étrangeté, Freud souligne que l’idée d’inconfort est aussi importante que celle de la dissimulation : «  Unheimlich serait tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais se manifeste. ». Voir S. Freud, L’inquiétante étrangeté, p. 7-10.
  2. Voir chapitre « Présomption de vie des objets inanimés », in thèse S. M.-L., « Une vie de marionnette, Approche théorique et historique du phénomène de l’animation », Sorbonne, 2011.
  3. Denis Guénoun, Un conte d'Hoffmann, Éditions de l’Aube, 1987.
  4. Voir l’article de Yannic Mancel, « D'une avant-garde l'autre : la scène contemporaine à l'épreuve de l'inquiétante étrangeté, du merveilleux quotidien et de la distanciation », in Alternatives théâtrales, n°105 : Théâtre-danse, la fusion ou rien, Juin 2010.
  5. François Angelier, « Grande traversée : Frankenstein ! Bienvenue dans le monde des créatures artificielles, du 8 au 12/08/16 de 9 à 11h sur France Culture.
  6. En référence à Sigmund Freud (1919) L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche), traduit de l’allemand par Marie Bonaparte et Mme E. Marty, 1933. L’article est publié dans l’ouvrage intitulé: Essais de psychanalyse appliquée. Paris : Éditions Gallimard, 1933. Réimpression, 1971. Collection Idées, nrf, n˚263, 254 pages. (pp. 163 à 210).
  7. La Place conquise par la marionnette, émission de Joëlle Gayot sur France Culture, avec Renaud Herbin et Sylvie Martin-Lahmani.

A voir ici la cap­ta­tion du débat.

Ce texte est une com­mande de THEMAA — Asso­ci­a­tion Nationale des Théâtres de Mar­i­on­nettes et Arts Asso­ciés — pour son jour­nal Manip n°48 que vous pou­vez trou­ver en télécharge­ment sur le site www.themaa-marionnettes.com ou obtenir en ver­sion papi­er en con­tac­tant l’association : communication@themaa-marionnettes.com / 01 42 80 55 25.

 

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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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