Ton chaudron, Lazare…

Théâtre
Critique

Ton chaudron, Lazare…

Le 31 Oct 2016
Marie Luçon dans "Calderón" de Pier Paolo Pasolini, mise en scène Lazare Gousseau. Photo © Alessia Contu.
Marie Luçon dans "Calderón" de Pier Paolo Pasolini, mise en scène Lazare Gousseau. Photo © Alessia Contu.

Salut Lazare Gousseau,

Hier soir, je me suis pris ton Calderón sur la tronche. Pas une petite affaire que cette affaire-là !
De tous les met­teurs en scène de ma généra­tion en activ­ité à Brux­elles, tu es sans doute le plus red­outable dialec­ti­cien. Alors, après quelques heures d’ater­moiements, je me dis que la forme épis­to­laire con­stitue peut-être la bonne manière de ren­dre compte de ton impres­sion­nant spec­ta­cle, présen­té en ce moment au Rideau. Tu me répon­dras ?


Mais qu’est-ce que je fous là ?
Et quel sens ça peut bien avoir ?

Mon­strueuse, cher Lazare, est ton ambi­tion qui con­siste à traduire, adapter, met­tre en scène et inter­préter cette oeu­vre dense, pro­téi­forme, poli­tique-et-poé­tique of course, d’une com­plex­ité dra­maturgique stim­u­lante, légère et pro­fonde, méta­physique et pul­sion­nelle. Une pièce « pour le cerveau et pour le sexe » comme tu le laiss­es sous-enten­dre juste­ment dans le dossier de presse, idée très séduisante sur papi­er mais plus com­pliquée à met­tre en place, ce que tu réalis­es néan­moins et qui force le respect. Sans douter de tes com­pé­tences, cela me paraît mirac­uleux que tout cela opère si par­faite­ment. Mais utilis­er le terme « mirac­uleux » quand on par­le du tra­vail de deux marx­istes comme PPP et toi est presque une insulte : c’est le labeur de ton équipe au sein du champ de force qui est seul respon­s­able de cette réus­site. Bra­vo, donc.

Mais qu’est-ce que je fous là ?
Et quel sens ça peut bien avoir ?

Marie-Rosaura se réveille par trois fois dans trois lits dif­férents. Et par trois fois elle joue nat­u­ral­iste alors que tout autour d’elle est dis­tan­cié : l’amé­nage­ment de l’e­space, le temps qui se dis­tord, le phrasé et le corps de ses parte­naires, jusqu’au sexe de sa mère ou de sa soeur ; plus rien n’est fiable ici-bas. Son pre­mier degré porte son ver­tige dans un envi­ron­nement dis­ten­du, que le grand miroir peine à réfléchir. Cela fait belle lurette en somme que tout et tous autour ne croient plus en rien ou font sem­blant d’y croire. Ren­tre dans le rang, Marie-Rosaura, c’est le seul salut pos­si­ble !

Et voilà que par trois fois PP et toi la réveillez en 1967.
1967 aurait pu être la charnière entre deux mon­des – tiens, 2016 aus­si.
1967 c’é­tait l’in­ter-monde poten­tiel, l’in­ter­stice entre les vieilles ren­gaines et l’imag­i­na­tion au pou­voir, entre un réel trop pous­siéreux et le rêve à portée de mains.
Peut-être qu’en 1967, le rêve d’un autre salut pos­si­ble a paru moins fan­tasque à quelques-uns (ou qu’ils furent plus nom­breux à rêver).
Et voilà que sans appui aucun de ta part, on se sur­prend à penser Atten­tats-Nuit-Debout-Tout-Autre-Chose-La-Charnière-C’est-Main­tenant et on se dit qu’un PPP pour y voir un peu clair n’au­rait pas été inutile. On a rêvé ou c’est bien Hol­lande et Trump qui font la cou­ver­ture des jour­naux ?

Mais qu’est-ce que je fous là ?
Et quel sens ça peut bien avoir ?

Las Meninas, Diego Velasquez, Musée du Prado, Madrid.
Las Meni­nas, Diego Velasquez, Musée du Pra­do, Madrid.

Ils ont l’air de bien se mar­rer, avec leurs boucles d’or­eille et leurs talons, avec leur richesse et leur pau­vreté, avec leur pou­voir décrépit, toutes ces ménines, ces nains de cour hideux, ces plouto­crates, ces putes et ces fachos. Enfin, pas vrai­ment tous : le voyageur, le migrant, le Juif – tiens, c’est toi – lui, pos­sède l’air grave de ceux qui savent. Et après lui, le médecin amoureux, le jeune pédé et le curé un peu aus­si. Ceux-là com­pren­nent un peu l’in­ter-monde, l’en­tre-rêves ; ceux-là s’i­den­ti­fient à Marie-Rosaura pour nous per­me­t­tre de mieux le faire à notre tour (Calderón, le tien du moins, c’est aus­si la démon­stra­tion implaca­ble qu’une forme nar­ra­tive spé­ci­fique peut porter une pen­sée poli­tique dense mieux qu’un réc­it for­maté, que la sci­ence nar­ra­tive rap­tée par les dra­matur­gies dom­i­nantes n’est pas une fatal­ité : les chemins de tra­verse puis­sants exis­tent).

Et puis Marie-Rosaura sait à son tour. Elle quitte bru­tale­ment son pre­mier degré : d’abord en pas­sant par un mutisme-tam­pon quand, dans l’a­vant-dernière scène, elle cesse bru­tale­ment de se révolter et n’ag­it pas quand le révo­lu­tion­naire est ven­du. Ce n’est que pour mieux revenir, cen­trée, sachante, livr­er le réc­it ful­gu­rant de sa vie au camp SS et le mag­nifique rêve com­mu­niste qui y grandit quand les ouvri­ers aux foulards rouges vien­nent la libér­er.

Mais, répon­dent tou­jours tous les Basilio, déjà en 67 et en 16 encore, « De tous les rêves que tu as faits ou que tu feras, on peut dire qu’ils auraient pu être aus­si la réal­ité. Mais quant à celui des ouvri­ers, il n’y a pas de doute : c’est un rêve, rien d’autre qu’un rêve. »

Avec savoir et savoir-faire, intel­li­gence et mal­ice, entouré d’ac­teurs qui font corps social sur trois généra­tions (Jacques Bruck­mann, Pedro Cabanas, Paul Camus, Arnaud Chéron, Alizée Lar­si­mont, Jean-Claude Luçon, Marie Luçon, Arthur Mar­baix et Elé­na Pérez, tous sin­guliers, tous impec­ca­bles), c’est un peu du rêve pasolin­ien que tu rends réel.

Ton chau­dron bouil­lonne, Lazare, et la bois­son brûlante que tu nous fais goûter nous régénère mal­gré son amer­tume.

Bra­vo encore et mer­ci.

antoine.

Calderón
Jusqu'au 5 novembre au Rideau de Bruxelles.
Avec Jacques Bruckmann, Pedro Cabanas, Paul Camus, Arnaud Chéron, Lazare Gousseau, Alizée Larsimont, Jean-Claude Luçon, Marie Luçon, Arthur Marbaix et Eléna Pérez.
Écriture Pier Paolo Pasolini / Mise en scène & Texte français Lazare Gousseau / Dramaturgie Thibault Taconet / Scénographie Didier Payen / Assistante à la scénographie Chloé Jacmotte / Costumes Raffaëlle Bloch / Lumière Ledicia Garcia / Musique et environnement sonore Raphaël Parseihian / Assistante à la mise en scène Nicole Stankiewicz / Régie son Paola Pisciottano / Régie plateau Stanislas Drouart / Habilleuse Nina Juncker / Direction technique Thomas Vanneste / Chargé de production Jean-Yves Picalausa. 
Production Rideau de Bruxelles / le bref été - bf15 asbl / Cave Canem asbl. Avec l’aide du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles - Service du Théâtre - CAPT. Avec le soutien de la SACD et de Wallonie-Bruxelles Théâtre/Danse.
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Lazare Gousseau
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Antoine Laubin
Antoine Laubin
Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.Plus d'info
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