Éthique de la sollicitude

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Théâtre

Éthique de la sollicitude

Le 14 Nov 2016
"Take care" de Noémie Carcaud. Photo © Jean-Marc Amé.
"Take care" de Noémie Carcaud. Photo © Jean-Marc Amé.

Le théâtre de la Vie est le seul théâtre à Brux­elles où l’on ne se sent pas (trop) gênés d’arriver trem­pés de bru­ine autom­nale, de s’asseoir dans les gradins l’imperméable roulé en boule aux pieds, élas­tiques de vélo fluo aux chevilles et, pourquoi pas, bébé sous le coude, comme, ce soir-là, un cou­ple à côté de moi.

Le plateau est petit mais la mag­nifique scéno­gra­phie de Marie Szer­snovicz y prend une place con­séquente : nous sommes pour un soir dans une mai­son famil­iale, aux murs décrépis, un large trou à « jardin » lais­sant entrevoir un amas d’objets en tout genre issus d’années d’exploitation d’un intérieur domes­tique trans­mis de généra­tion en généra­tion.

Jes­si­ca Gazon, en robe rouge, observe d’emblée le va-et-vient de l’installation du pub­lic, quand tout se joue encore dans la salle. C’est elle le per­son­nage prin­ci­pal, qua­si muet, de cette pièce, Take Care, écrite (sur base d’improvisations avec les acteurs) et mise en scène par Noémie Car­caud. Autour du con­cept de la bien-veil­lance (ou com­ment « pren­dre soin » d’une per­son­ne en souf­france), six frères et sœurs se retrou­vent dans la cui­sine de la demeure com­mune.

La ques­tion cen­trale de la vente de celle-ci sera le pré­texte pour explor­er cer­taines prob­lé­ma­tiques qu’elle sous-tend : que sig­ni­fie être une famille ? Quels sont les liens qui nous unis­sent ? Com­ment « rebouch­er » les failles de notre enfance (sym­bol­isées par ce repaire béant) ?

Les chais­es, dépareil­lées, sont à l’image de cette famille où cha­cun, avec son « bagage », tente de s’exprimer tout en déploy­ant une approche d’attention prévenante à l’autre. Car pren­dre soin c’est aus­si recon­naître sa dépen­dance vis-à-vis d’autrui. Et cela peut créer des fric­tions.

"Take care" de Noémie Carcaud. Photo © Jean-Marc Amé.
“Take care” de Noémie Car­caud. Pho­to © Jean-Marc Amé.

Tout se passe dans cette cui­sine (à « cour ») et tout se « bloque » dans ce débar­ras, pour­rait-on dire pour sim­pli­fi­er. Incar­née par Jes­si­ca Gazon, Mona, la sœur « prob­lé­ma­tique », en dépres­sion, don­nera du fil à retor­dre à ses proches, qui, l’un après l’autre et cha­cun à leur façon, accu­muleront les mal­adress­es comme autant de mar­ques d’affection exas­pérée.

Les pre­miers échanges avec la « malade » s’ancrent autour de l’alimentation : « – Je vais te faire un steak » ; ou com­ment soign­er à coups de bon petits plats pour se dot­er d’une illu­soire bonne con­science. Suit la prob­lé­ma­tique prosaïque – con­comi­ta­m­ment liée – de l’évacuation de cette nour­ri­t­ure, soit des toi­lettes, ou, vu les con­di­tions de « l’infirme », le « pot », adop­té par souci de com­mod­ité. Enfin, vient la ques­tion de la soli­tude : on organ­ise pour la combler un cal­en­dri­er de vis­ites, même si la patiente – très patiente pour le coup – n’en demande pas tant et sem­ble désir­er, plutôt, qu’on la laisse tran­quille.

Mais voilà, elle prend tout « au pre­mier degré » lui reprochera-t-on. Elle « n’a pas les mêmes codes ». Com­ment s’entendre, dès lors ?

Dans un étire­ment tem­porel sen­si­ble – l’alcool aidant (excel­lent Emmanuel Tex­er­aud avec un verre dans le nez) – la deux­ième par­tie décrispera peu à peu les prob­lèmes et lais­sera place à la mort, incon­sciem­ment aus­si atten­due que crainte. Le corps de Mona reste encom­brant comme lorsqu’elle était en vie, et les ques­tions resur­gis­sent : qu’en faire ? La « net­toy­er, net­toy­er, net­toy­er », la récur­er avec une éponge (on dira même « pass­er l’éponge », lap­sus révéla­teur), ten­ter dés­espéré­ment de lui ren­dre sa pureté orig­inelle, pour mieux renaître ?
Noémie Car­caud pointe avec justesse dans Take Care la cen­tral­ité éthique du soin et du cœur dans l’existence en société, valeurs qui sont sou­vent mis­es à mal aujourd’hui face à la course effrénée au gain et à la crois­sance économique.

Interprétation : Cécile Chèvre, Yves Delattre, Sébastien Fayard, Jessica Gazon, Fabienne Laumonier, Cédric Le Goulven, Emmanuel Texeraud / Mise en scène et écriture : Noémie Carcaud / Assistanat à la mise en scène : Mélanie Rullier / Assistanat à la dramaturgie : Estelle Charles / Scénographie et costumes : Marie Szersnovicz / Assistanat scénographie : Camille Collin / Création lumières : Pier Gallen / Création sonore : Jean-Marc Amé / Production : Leïla Di Gregorio
Une création de la compagnie Le Corps Crie en coproduction avec le Théâtre de la Vie et le CCAM, Scène nationale de Vandoeuvre. Avec le soutien de la DRAC Lorraine, du Conseil régional de Lorraine, du Conseil Départemental de Meurthe et Moselle et de la Ville de Nancy.
Représentations du 11 au 22 octobre 2016 au Théâtre de la Vie.
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Noémie Carcaud
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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