« Les Français » de Krysztof Warlikowski, une installation proustienne intime et politique 

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« Les Français » de Krysztof Warlikowski, une installation proustienne intime et politique 

Le 21 Nov 2016
"Les Français", mise en scène Krzysztof Warlikowski. Photo © Tal Bitton.
"Les Français", mise en scène Krzysztof Warlikowski. Photo © Tal Bitton.

« Proust est immontable1 » affir­mait il y a peu War­likows­ki. Nom­breux en effet furent les artistes (Vis­con­ti d’abord, puis Losey et Pin­ter, par exem­ple) qui se pas­sion­nèrent pour un pro­jet d’adaptation de la Recherche du temps per­du avant d’y renon­cer. Le met­teur en scène réalise ici non pas une adap­ta­tion de la Recherche du temps per­du mais une instal­la­tion prousti­enne. Il insiste sur un point sen­si­ble : il s’agit de sa per­cep­tion de l’œuvre de Mar­cel Proust, d’où le titre retenu et la langue choisie pour le spec­ta­cle. Une expéri­ence per­son­nelle et sub­jec­tive de lecteur qui ren­con­tre une volon­té poli­tique et esthé­tique auda­cieuse, se servir d’un texte majeur de la lit­téra­ture, le cir­cu­laire roman du temps dans lequel « Mar­cel devient écrivain », pour repren­dre la for­mule de Genette, en s’éloignant du thème de l’écriture.

Le texte est réor­gan­isé pour ques­tion­ner l’homophobie et l’antisémitisme. Deux élé­ments présents chez Proust bien sûr, mais sou­vent cam­ou­flés ou « con­tournés », et qui, pour celui qui con­sid­ère que « mon­ter La Recherche aujourd’hui doit être un acte poli­tique2 » sont très présents en France. War­likows­ki est tou­jours pas­sion­né par l’exploration de l’intime, le voy­age « vers l’intérieur de l’homme, non pas d’un homme héris­sé de piquants mais d’un homme désar­mé, vers ces sphères les plus intimes qui restent un tabou dans la majorité des cul­tures européennes3 ». Une approche à la fois du dedans et du dehors donc, de l’intime et du poli­tique.

Cette lec­ture intime se tisse grâce à dif­férents moyens de représen­ta­tion (vidéo, musique, per­for­mance, danse et gra­phies divers­es) qui intè­grent le texte. Proust a conçu le cycle des sept vol­umes de la Recherche comme une cathé­drale cir­cu­laire au sein de laque­lle les élé­ments et les per­son­nages se répon­dent. En sup­p­ri­mant « Com­bray », qui ouvre la pre­mière par­tie de Du côté de chez Swann, War­likows­ki s’écarte, a pri­ori, d’un désir de restituer la cathé­drale de Proust. À pri­ori seule­ment car, même si la mémoire et l’écriture sont mis à dis­tance, l’agencement du texte cor­re­spond plus qu’il n’y paraît à la démarche prousti­enne. En choi­sis­sant de ne pas ouvrir son spec­ta­cle par le célèbre « Longtemps je me suis couché de bonne heure », mais en présen­tant une scène écrite avec son dra­maturge, War­likows­ki déroute le lecteur de Proust. Il brouille les titres et les séquences, éclate l’ordre chronologique du texte traduit en polon­ais et y incruste l’aveu de Phè­dre et Todesfuge « Fugue de mort » de Paul Celan. Par ailleurs, les neuf séquences du mon­tage ne suiv­ent pas de façon métic­uleuse la chronolo­gie de la Recherche. Ce traite­ment ne trahit pas la con­struc­tion de Proust, d’une part car, rap­pelons-le, « Chaque sec­tion (de la Recherche) est aus­si indépen­dante que sol­idaire du reste4 », d’autre part car les impres­sions et les sou­venirs y impor­tent autant que les faits.

Si cha­cune des séquences com­porte un titre, évo­quant celui d’un chapitre, affiché sur le fond de la scène, ce qu’il nomme ne sera pas néces­saire­ment représen­té. Cette démarche veut stim­uler le spec­ta­teur en l’égarant. Comme le pré­cise Piotr Gruszczyn­s­ki, le dra­maturge du spec­ta­cle « c’est un pre­mier piège pour le spec­ta­teur qui a pour but de stim­uler sa vig­i­lance dis­cur­sive envers le spec­ta­cle. C’est aus­si, bien sûr, une man­i­fes­ta­tion de la vision de Proust par War­likows­ki5 ».

"Les Français", mise en scène Krzysztof Wrlikowski. Photo © Tal Bitton.
“Les Français”, mise en scène Krzysztof War­likows­ki. Pho­to © Tal Bit­ton.

Chaque per­son­nage représente le clan auquel il appar­tient : Ori­ane les Guer­mantes, Madame Ver­durin les Ver­durin, etc. La représen­ta­tion de cette société s’effectue à plusieurs repris­es dans un vivar­i­um qui donne au spec­ta­teur le sen­ti­ment d’être, à l’instar des per­son­nages un ento­mol­o­giste qui observerait à dis­tance les spéci­mens, eux-mêmes sous con­trôle, d’une espèce raris­sime. Qu’importe donc si War­likows­ki ne traduit pas avec exac­ti­tude les pages de Proust sur les salons des Ver­durin et des Guer­mantes. En les plaçant dans ce vivar­i­um, faisant d’eux les acteurs et les spec­ta­teurs du plateau, War­likows­ki mon­tre la vacuité et l’étroitesse des rela­tions sociales et le sno­bisme fustigés par Proust. Le vivar­i­um est égale­ment le lieu dans lequel évolue l’actrice Rachel dont chaque appari­tion ren­force l’évocation de l’antisémitisme. Elle souligne la « con­t­a­m­i­na­tion » du sang des Guer­mantes. Aga­ta Buzek, juchée sur des pointes, rap­pelle la très con­tem­po­raine Lana del Rey ou un per­son­nage évadé de Twin Peaks, l’obsédante série de David Lynch, dont elle chante, « Wish­ing well » et « I’m wait­ing here », con­férant une atmo­sphère très ciné­matographique à ses per­for­mances. Son pen­dant mas­culin, en quelque sorte, est le choré­graphe du spec­ta­cle, Claude Bar­douil, sur des pointes lui aus­si. Représen­tant de la domes­tic­ité, il inter­prète avec grâce un servi­teur muet, masqué en Noir, qui subit sans mot dire, le racisme et la vul­gar­ité de ceux qu’il sert.

Dans la Recherche du temps per­du, quelques per­son­nages évo­quent un art : la Berma, que Mar­cel décou­vre enfant, incar­ne le théâtre ; Morel la musique ; Elstir est une per­son­ni­fi­ca­tion de la pein­ture qui guide Mar­cel vers sa voca­tion. Ce per­son­nage est ici rem­placé par la pro­jec­tion vidéo, par le biais d’une forêt ver­doy­ante et lumineuse, recon­sti­tuée en 3D. Au cours d’un mono­logue de Mar­cel, appa­raît un trip­tyque, com­posé de fleurs, d’hippocampes et de longs bais­ers que s’échangent deux hommes, filmés en gros plan. Pour Denis Guéguin, le vidéaste du spec­ta­cle, il s’agissait d’avoir recours à l’allégorie comme le fait Proust « l’idée était de recréer l’univers métaphorique de Proust6 ». C’est aus­si une manière d’interroger le spec­ta­teur : accepte-il, une fois qu’il y est con­fron­té de longues min­utes durant, l’homosexualité mas­cu­line ? Peut-il vrai­ment regarder sans malaise un cou­ple d’hommes qui s’embrasse ?

Ces références dou­blent l’acte nar­ratif et don­nent au spec­ta­teur l’impression d’une sorte de « sur-regard » social, rap­pelant par­fois lorsqu’ils sont filmés en direct, notam­ment par les cadrages et les angles de cer­tains plans, la vio­lence de la télé-réal­ité, qui viendrait les sur­veiller. L’intrusion dans l’intimité des per­son­nages con­traint et vio­lente le regard des spec­ta­teurs, puisant dans des références partagées dans leur incon­scient. En out­re, la caméra offre une nar­ra­tion kaléi­do­scopique. C’est par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble au sein de la scène de jalousie que fait Mar­cel à Alber­tine. Les gros plans sur les vis­ages des per­son­nages évo­quent une scène de thriller lorsque Mar­cel s’en prend à la jeune femme et fait mine de l’étrangler.

Le spec­ta­teur des Français vit donc l’expérience de qua­tre façons simul­tanées : par le théâtre, le ciné­ma, le miroir et la lec­ture du sur-titrage. Con­traire­ment au kaléi­do­scope, ces dimen­sions ne sont pas aléa­toires, elles s’articulent de manières savam­ment mil­limétrées. La méta-écri­t­ure mul­ti­modale est aus­si pointilleuse et organ­isée que le texte de Proust, la longueur et l’ampleur de la phrase sont ren­dues au spec­ta­teur par ces effets de dédou­ble­ment de l’action. La nar­ra­tion foi­son­nante donne l’illusion de mul­ti­pli­er les regards. Enfin, la focal­i­sa­tion sur les vis­ages de per­son­nages imprime leur jeunesse dans l’esprit des spec­ta­teurs qui seront d’autant plus sai­sis par la vision des rav­ages du temps, lorsque les sur­vivants sur­giront comme des spec­tres empêchés dans la dernière par­tie du spec­ta­cle.

War­likows­ki invente une forme nar­ra­tive proche de ce que rend la tex­ture prousti­enne. Mais il souhaitait surtout met­tre en avant la sin­gu­lar­ité de son rap­port à cette œuvre : « Je n’ai rien à voir avec votre imag­i­na­tion, moi je suis un étranger. Quand je dis « Les Français » ça veut dire autre chose que pour vous. Mais cela veut dire que nos regards se con­tactent, qu’on entre en rap­port… Je vous invite à ren­tr­er dans un univers ; je vous provoque7… ». Cette ten­ta­tive de provo­ca­tion passe par l’appropriation d’un texte si sym­bol­ique pour mieux fustiger des tabous : « En France, on ne par­le pas de Proust juif. Le Proust homo­sex­uel, le Proust malade, en marge de la société, est occulté8 ».

Le pro­jet est donc décalé par rap­port à ce que Proust mon­trait des Français au début du XXe siè­cle. Le met­teur en scène veut que son spec­ta­cle agisse sur le spec­ta­teur et le fasse réfléchir sur son rap­port his­torique et con­tem­po­rain à la cul­pa­bil­ité et à l’antisémitisme. War­likows­ki rejoint la forte dimen­sion poli­tique de ses pre­miers spec­ta­cles, dont cer­tains, notam­ment La Tem­pête, en pleine affaire Jed­wab­ne à laque­lle il fai­sait allu­sion, avaient causé un énorme scan­dale en Pologne, parce qu’il y abor­dait la respon­s­abil­ité indi­vidu­elle des Polon­ais dans l’holocauste.

War­likows­ki reste fidèle à sa flam­boy­ante sig­na­ture esthé­tique et s’inscrit dans une démarche dialec­tique prousti­enne, dans laque­lle c’est à par­tir du détail que la total­ité ressur­git. L’imaginaire lan­gagi­er devient égale­ment ici visuel et musi­cal. C’est donc bien à une sub­tile instal­la­tion prousti­enne, dans laque­lle le met­teur en scène donne à voir aux « Français » son inter­pré­ta­tion intime et poli­tique de Proust, qu’il les con­vie.

À voir jusqu'au 25 novembre à Chaillot.
D’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust
Adaptation Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczyński
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Scénographie et costumes Małgorzata Szczȩśniak
Musique Jan Duszyński et Une pièce sur violoncelle et bande sonore de Paweł Mykietyn interprétée en live par Michał Pepol
Responsable lumières Felice Ross
Chorégraphie Claude Bardouil
Vidéo Denis Guéguin
Animations Kamil Polak
Dramaturgie Piotr Gruszczyński
Coopération dramaturgique Adam Radecki
Coopération à l’adaptation Szczepan Orłowski
Maquillages et coiffures Monika Kaleta
 
Avec Mariusz Bonaszewski, Agata Buzek en alternance avec Magdalena Popławska,
Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-
Krzysztofik, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Maria Łozińska, Zygmunt Malanowicz,
Maja Ostaszewska, Bartosz Bielenia, Jacek Poniedziałek, Maciej Stuhr (comédiens),
Claude Bardouil (danseur), Michał Pepol (violoncelliste)
 
Production Nowy Teatr
Coproduction Ruhrtriennale / Théâtre National de Chaillot / Comédie de Genève / Comédie de
Clermont-Ferrand / La Filature, scène nationale – Mulhouse / Le Parvis – Scène nationale
Tarbes Pyrénées
Avec le soutien du ministère de la Culture et du Patrimoine national de Pologne et de l’Institut polonais de Paris

  1. Voir le dossier de presse des Français, disponible sur le site de la Comédie de Cler­mont-Fer­rand où a eu lieu la créa­tion française en jan­vi­er 2016. http://lacomediedeclermont.com/saison2015-2016/les-francais/. Dernière con­sul­ta­tion le 1/02/16. ↩︎
  2. Id. ↩︎
  3. Id. ↩︎
  4. Bernard Raf­fal­li, « Dic­tio­n­naire des œuvres de Proust » in Mar­cel Proust « À la recherche du temps per­du », t.1, Paris, Robert Laf­font, Quid, 1987, p.154. ↩︎
  5. Dossier de presse des Français, op.cit. p.15. ↩︎
  6. Denis Guéguin in dossier de presse des Français, op.cit. p. 19. ↩︎
  7. Voir entre­tien de War­likows­ki avec Amélie Rouher pour la Comédie de Cler­mont, cit., p. 13. ↩︎
  8. War­likows­ki cité dans l’Express du 25/01/16 in « Théâtre : les Français quand War­lokows­ki plonge dans les tour­ments de Proust ». ↩︎
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Krzysztof Warlikowski
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
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