Les clameurs oubliées de “Place des héros”

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Les clameurs oubliées de “Place des héros”

Le 5 Déc 2016
"Place des héros". Photo © D.Matvejevas / Lithuanian National Drama Theatre.
"Place des héros". Photo © D.Matvejevas / Lithuanian National Drama Theatre.

Dans le cadre du por­trait Krys­t­ian Lupa pro­posé par le Fes­ti­val d’Automne à Paris cet automne, le met­teur en scène polon­ais s’empare de la dernière pièce de Thomas Bern­hard, Place des héros, pour inter­roger « ce qui entraîne chez un indi­vidu et une com­mu­nauté d’individus […] le besoin de chercher et de se don­ner un objet de haine »1. Un spec­ta­cle « bour­geophage » d’une vio­lence acerbe qui révèle des acteurs litu­aniens à l’interprétation magis­trale.

Écrite en 1988 alors qu’en Autriche l’implication pré­sumée du prési­dent fédéral Kurt Wald­heim aux crimes nazis provoque un scan­dale inter­na­tion­al, Place des héros se com­pose de trois actes où nous suiv­ons l’entourage du pro­fesseur Joseph Schus­ter, récem­ment sui­cidé. Trois actes durant lesquels les clameurs oubliées de Helden­platz, celles qui célébraient l’annexion de l’Autriche par Hitler en 1938, n’ont de cesse de sour­dre jusqu’à provo­quer l’effondrement du spec­ta­teur pour le plac­er face à la seule vérité pos­si­ble : celle d’une exis­tence partagée dans le temps de la représen­ta­tion théâ­trale.

Des clameurs qui restent d’abord silen­cieuses et se devi­nent à peine dans cette présence étrange d’Herta, la femme de cham­bre qui se tient, muette, au bord de la fenêtre aux vit­res moirées pour con­tem­pler l’absence du corps du pro­fesseur Schus­ter qu’elle a vu s’écraser sur le sol, trois étages plus bas. Pen­dant le pre­mier acte, Madame Zit­tel et Her­ta sont seules dans l’appartement de la Place des Héros où fig­urent deux grandes armoires con­tenant des chemis­es et des paires de chaus­sures à cir­er, une porte découpée sur de hauts murs gris con­tre lesquels tombe une lumière froide et des car­tons à cour en attente d’un départ pour Oxford qui n’aura jamais lieu. Tan­dis que Madame Zit­tel fait renaître le spec­tre du pro­fesseur par une démon­stra­tion de repas­sage, Her­ta sem­ble ailleurs, per­due dans les méan­dres de désirs inas­sou­vis d’ascension sociale, de rela­tion amoureuse et/ou de mort. Comme ces tour­nesols que l’on trou­ve à Neuhaus, elle se tourne vers la fenêtre soudain éclairée et désigne le lieu des dis­pari­tions – celle des foules de 1938 désor­mais silen­cieuses, celle du pro­fesseur sui­cidé et celle à venir de son épouse, à la toute fin du spec­ta­cle.

"Place des héros". Photo © D.Matvejevas / Lithuanian National Drama Theatre
“Place des héros”. Pho­to © D.Matvejevas / Lithuan­ian Nation­al Dra­ma The­atre

Des clameurs qui devi­en­nent ensuite audi­bles à tra­vers la fig­ure de Robert, le frère du défunt, lors du sec­ond acte qui s’ouvre sur un espace comme agran­di : un banc à l’avant scène, légère­ment décalé à jardin, un vide délim­ité par des lignes rouges et les images pro­jetées sur les murs d’un parc en hiv­er. À cour, une grande caisse en bois recou­verte d’une bâche noire cache ces quelques mots que Robert, en arrivant, fera lire au spec­ta­teur : « Das Volk ist wie ein Weib, es will verge­waltigt sein. » Suiv­is d’une croix gam­mée. C’est-à-dire : le peu­ple est comme la femme, il veut être vio­lé. La présence silen­cieuse du fas­cisme sous forme d’inscription précède la voix de Robert qui fait enfin enten­dre le con­tenu de ces clameurs oubliées : l’humanité (et Lupa prend soin de rem­plac­er dans le texte de Bern­hard les occur­rences des « Vien­nois » par « les gens ») est dom­inée par un désir de mort et par la haine de l’autre. Plutôt qu’une exhor­ta­tion ou un appel à la révolte, la parole de Robert est une parole épuisée qui se place après l’espoir car « toutes les protes­ta­tions sont exclues à la fin de la vie ». Sim­ple­ment être là et par­ler face à ces spec­ta­teurs qu’Anna prend pour des cygnes. Par­ler, et être pris d’un fou rire au parox­ysme de son dis­cours. Rire de la médi­ocrité de sa dia­tribe qui redou­ble la haine qu’elle décrit. Rire pour man­i­fester l’inanité de tout dis­cours, rire du cynisme de ce monde auquel il appar­tient comme mal­gré lui et qu’il exhibe aux yeux du spec­ta­teur non par cru­auté mais presque par ennui, pour occu­per le temps de l’agonie. Rire, enfin, du silence con­trit des spec­ta­teurs dont l’existence est rap­pelée par ces lumières qui l’aveuglent pen­dant toute la sec­onde par­tie de cet acte. Au milieu d’une human­ité con­damnée à mort, une co-exis­tence des spec­ta­teurs et des acteurs a lieu. Et c’est à cet endroit, sans doute, que se trou­ve le seul espoir : dans la vérité d’une « co-exis­tence de l’acteur et du spec­ta­teur » – cette vérité du rit­uel théâ­tral que Lupa place au coeur de son tra­vail.
Lorsqu’à la fin du dernier acte, les clameurs oubliées de la foule vien­noise applaud­is­sant le dis­cours d’Hitler réson­nent et sai­sis­sent d’effroi Madame Schus­ter, le spec­ta­teur est le seul, avec la veuve du pro­fesseur, à les enten­dre au tra­vers des vit­res pour­tant refer­mées par la gou­ver­nante. Les applaud­isse­ments du pub­lic une fois la représen­ta­tion achevée s’imposent comme leur écho dérangeant. Peut-être faudrait-il, plutôt que d’applaudir, suiv­re les derniers mots du spec­ta­cle Des Arbres à abat­tre : « écrire immé­di­ate­ment et sans délai » pour lut­ter con­tre l’oubli de ces clameurs fas­cistes qui n’ont de cesse de resur­gir et pour déjouer la haine.

Place des Héros
de Thomas Bernhard
mise en scène, décor et lumières Krystian Lupa
avec Povilas Budrys, Neringa Bulotait.e, Egl.e Gabr.enait.e, Doloresa Kazragyt.e, Viktorija Kuodyt.e, Valentinas Masalskis,
Egl.e Mikulionyt.e, Vytautas Rumšas, Ar-unas Sakalauskas, Rasa Samuolyt.e, Ar-unas Smailys, Toma Vaškevici-ut.e
costumes Piotr Skiba 
projections vidéo Łukasz Twarkowski
composition Bogumił Misala
assistant à la mise en scène Giedrė Kriaučionytė
assistant à la mise en scène Adam A. Zduńczyk

Représentations à La Colline jusqu'au 15 décembre.

  1. Pro­pos recueil­lis par Fran­cis Cos­su, pro­gramme des représen­ta­tions du Fes­ti­val d’Avignon 2016, trad. Agniesz­ka Zgieb. ↩︎
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Krystian Lupa
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Chloe Larmet
Docteure en Arts du spectacle, Chloé Larmet mène une recherche sur les esthétiques scéniques contemporaines...Plus d'info
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