Indispensable théâtre 140
Nous vivons un temps sans mémoire. Le règne de la marchandise, la vitesse et la fragmentation des images envahissantes, le culte de la nouveauté apparente et superficielle repoussent l’art et la pensée critique dans les marges.
De temps en temps, le hasard, la chance et la vigilance de quelques découvreurs en libertés ouvrent les fenêtres de notre imaginaire, et voilà que nous exerçons avec jubilation notre intelligence et notre sensibilité et reprenons confiance dans le pouvoir de la création.
Ainsi depuis si longtemps, à Bruxelles, au théâtre 140.
Je veux écrire aujourd’hui ce petit texte de défense et illustration d’une programmation artistique qui ne se passe qu’ici, que là, et nulle part ailleurs.
Au sortir d’un spectacle, une fois encore, une secousse, un étonnement, une découverte. Des inconnus, sauf pour quelques privilégiés qui avaient pu les voir au festival du théâtre des Amériques à Montréal.
Une soirée en deux parties, Behind d’abord Between ensuite. 25 minutes, puis 40 après l’entracte.
Des corps cachés par une cloison dans un premier temps : bruits et glissements de pas, corps qui s’essoufflent et qu’on imagine se prendre et se déprendre, rires et fracas, violence qu’on devine et tendresse qu’on entend. Ombres sur les hauts murs et pieds nus aux orteils rieurs qui se dévoilent aux bas de la paroi qui masque les interprètes, joyeuse musique en direct dont on aperçoit en fond de scène les exécutants (guitariste et percussionniste) une fois que les panneaux s’entrouvrent puis se ferment, guidés par les silhouettes furtives des danseurs.
Après l’entracte, deux femmes nous entraînent dans une chorégraphie de paroles étourdissante : on tente d’abord de suivre les discours qui se superposent, l’un plutôt réflexif et à la recherche de sens, l’autre plus futile et branché sur les objets technologiques (téléphones et tablettes numériques…), puis on n’entend plus qu’une musique du langage et des corps qui se déploient et se conjuguent dans l’espace. On revient ensuite au discours ; un regard sur le monde en émane, des émotions nous étreignent. Au terme de chacune des deux parties, la lumière glisse de la scène à la salle et, du spectacle, se dégage une profonde humanité : nous sommes pareils à ces artistes qui nous livrent grâce à l’excellence de leur pratique un morceau de vie partagée…
On entend trop souvent dire que le théâtre 140 a joué un rôle essentiel pour plusieurs générations de spectateurs et d’artistes dans les années 1960, 70, 80, 90.
J’ai eu le plaisir d’éditer un ouvrage (1) qui tente de mettre toutes ces années en perspective mais aussi les suivantes depuis l’an 2000 jusqu’à aujourd’hui !
Jo Dekmine, l’éclaireur élégant comme je l’ai dénommé avec amitié dans la publication citée, n’est pas seulement celui qui nous a permis de découvrir
le Living theatre, Pina Bausch, Tadeusz Kantor, Sankai juku, Kazu Ohono et tant d’autres grands artistes qui ont marqué la scène internationale.
Lui et ses proches collaborateurs ne cessent de prendre le pouls d’un certain spectacle vivant aujourd’hui. Et il nous est nécessaire.
En présentant en ce mois de mars 2015 l’exceptionnelle création en deux parties de Marie Béland, Behind , Between et ses magnifiques interprètes Rachel Harris, Esther Rousseau-Morin et Peter Trosztmer, le théâtre 140 poursuit sa « mission » singulière et indispensable : mener le spectateur curieux dans un univers poétique et surprenant à l’écoute de cette épique époque (merci Léo) troublante et complexe.
Pas d’évènements « spectaculaires » et de grandes soirées coûteuses. De l’humour, de la légèreté, de la subtilité.
Au 140, on n’aime pas l’esprit de sérieux ; ce qui n’empêche pas une certaine gravité et une attention au monde dont on suit au plus près l’évolution. Venir au théâtre 140 permet de mieux respirer notre temps.
Pour ceux qui ont aujourd’hui charge de programmation artistique dans notre pays, l’histoire, le présent et l’avenir de ce lieu d’exception devrait être une source d’inspiration.
Bernard Debroux
(1) Jo Dekmine et le 140. Une aventure partagée, Editions Alternatives théâtrales, Bruxelles, 2011