POSEE sur l’une des tables à l’entrée de la « National Galerie » où nous étions assis Jean-Marie Mahieu, Christian Rolet et moi, une pile d’affichettes en guise de publicité pour un spectacle : « Simplement compliqué » lesquelles reprenaient sur l’une des faces une photographie de Thomas Bernhard, le menton appuyé sur les mains, expression grave mais sans tension de l’homme plongé dans ses pensées.
Au moment de partir, un même réflexe nous pousse chacun à prendre plusieurs de ces affichettes. Il est vrai, que depuis quelques mois, nous nous échangeons « Le neveu de Wittgenstein », « L’imitateur », « Corrections », etc. Non seulement parce que nous estimons que c’est le plus grand écrivain contemporain mais aussi parce que les violentes critiques lancées contre les institutions, les administrations pourraient pareillement être lancées avec la même violence contre l’hypocrisie et la paresse de ceux, qui en Communauté française de Belgique, nous gouvernent.
Outre le passé commun qui lie la Belgique et l’Autriche, nous vivons, nous qui parlons français, un même problème géographique vis-à-vis du grand pays voisin dont nous partageons la langue maternelle. Si l’ Allemagne pratique à l’endroit des créateurs vivant en Autriche une sorte d’« Anschluss » culturel, la France notre voisine, un peu trop imbue d’elle-même, ignore royalement ce qui se déroule en Suisse romane ou en Belgique francophone à moins de suivre le chemin emprunté par quelques aînés et de s’établir à Paris. Cependant, avec une obstination mélangée d’idéalisme naïf et d’entêtement obstiné, nous avons choisi de rester et nos raisons sont les mêmes que celles qui ont poussé nos aînés à l’exil.
Forts de cette décision de rester là où nous sommes nés, nous nous sommes alors trouvés confrontés d’une part au discours d’une belgitude dont nous ne voulons pas et d’autre part à la bêtise bourgeoise, à l’apathie imbécile, au népotisme indescriptible qui gouverne ce pays sans âme parce que sans ambition. Souvent dans ce contexte, la lecture de Bernhard devenait jubilation intime : Kraïsky, Vranitzky ou Waldheim sont à la limite des prête-noms pour nos hommes politiques.
Quelques semaines après notre retour de Berlin, Elvire Brison évoque son projet de monter « Au but », à l’époque la dernière pièce traduite de Bernhard. Soudain, dans la conversation surgit l’idée d’associer des plasticiens autour de ce projet puisque, depuis Berlin, existe l’idée de travailler autour de ce portrait. Rapidement l’idée prend forme d’associer une dizaine d’amis peintres-dessinateurs au projet de cette exposition qui accompagnerait les représentations de « Au but ».
Comme les lieux où la pièce est appelée à être montrée varient, — immenses ici, plus exigus là — nous avons d’emblée et parce que Bernhard travaille beaucoup par modules, pris le parti de demander à chaque artiste de travailler selon une formule de puzzle et de proposer un travail tel que l’ensemble puisse invariablement être montré linéairement ou groupé en rectangles. L’ambition de cette exposition était de montrer une convergence ou un parallélisme entre l’écriture de Thomas Bernhard et la démarche des plasticiens : soit que ceux-ci étaient proches de Bernhard par l’esprit de leur travail soit qu’ils partagaient certains thèmes. L’exposition n’est donc pas une illustration ni un hommage mais une preuve qui voudrait souligner l’existence d’un écho simple où multiple qui par-delà les genres et les démarches témoigne de la création contemporaine.
Le hasard de certains choix a entraîné une autre conséquence : chaque plasticien, sans consultation préalable, à traité ce qui pourrait se présenter comme une tête de chapitre d’une monographie sur Bernhard. L’idée fut d’ailleurs lancée fin juin de se lancer dans une telle opération, écriture d’une monographie, puisqu’il n’en existe aucune en langue française.
Mi-août « Alternatives théâtrales » accepta d’accueillir ce travail autour de Thomas Bernhard et proposa de conjuguer le catalogue de l’exposition et la monographie. Cependant, comme une revue ne se lit pas de la même manière qu’un livre mais aussi, parce qu’elle possède une autre dynamique interne, d’autres circuits et une autre existence dans le temps, comme de plus les délais de fabrication furent également extrêmement courts, l’essentiel des textes ici proposés adopte volontairement une formule fragmentaire, une organisation en gradins invitant à une lecture éclatée, à l’image de ricochets ou de jeux de miroirs multiples.
La structure de la plupart des textes s’est dégagée à la suite des conversations avec les plasticiens ce qui contribue à donner une vision de leur lecture. Si cette formule a été adoptée, c’est aussi pour montrer ce que la mise en scène d’une pièce de théâtre est capable de mettre en œuvre, témoin s’il en est que contrairement à ce que pensent quelques esprits chagrins, le théâtre vit et se trouve capable de monopoliser des énergies par-delà les limites que ces mêmes esprits chagrins voudraient lui assigner.



