THOMAS Bernhard naît à Heerlen aux Pays-Bas, le 9 ou 10 février 1931. Afin de cacher sa grossesse à la tante sévère qui l’héberge, Herta Freumbilcher, sa mère, est venue sur les conseils d’une amie se réfugier à Rotterdam.
Lorsqu’elle sentira approcher le terme, elle partira pour Heerlen où elle trouve asile dans un couvent qui accueille les prostituées et les filles mères en détresse.

C’est là que Thomas Bernhard naîtra clandestinement, enfant illégitime, incarnation du « péché de la chair », fils de la tentation, du désir irrépressible auxquels ses parents ont succombé. On ne manquera pas de le lui répéter.
Une fois l’enfant né, la mère l’emmènera dans une corbeille à linge à Rotterdam où durant un an il sera mis en nourrice, confié à la femme d’un pêcheur. Il passera ainsi la première année de sa vie sur un vieux chalutier ancré dans le port, dans une puanteur sans nom, couvert de furoncles, au milieu des cris et des pleurs de sept-huit autres enfants, couchés dans des hamacs.
A plusieurs reprises, Thomas Bernhard, évoquera cette première année de son enfance, prétendant qu’il est avant tout un homme de la mer. Non pas de la montagne qui l’étouffe mais de la mer parce qu’elle lui permet de respirer et de penser. C’est le premier paysage important de la biographie de Thomas Bernhard.
Pendant un an, sa mère effectuera des navettés répétées entre l’Autriche où elle exerce le métier d’aide ménagère-et la Hollande, où elle vient tous les mois rendre visite à son fils.
Née en Suisse, Herta Freumbilcher est l’être d’un rêve blessé. Enfant, elle aspirait, sur les conseils de son père, à devenir danseuse et en fut empêchée par une affection pulmonaire.
A 7 ans, elle dansait Blanche-Neige à l’Opéra de la Cour. À 12, elle contracta une catarrhe au sommet du poumon et dut renoncer à la carrière de danseuse étoile.
Elevée dans une famille qui fuyait les conventions, tirait le diable par la queue, vivant souvent d’expédients et de travaux d’appoint, Herta Freumbilcher aspire quant à elle à mener une vie conforme aux aspirations petites bourgeoises de l’époque.
Rêve d’une existence d’avance réglée, sans histoire, soumise aux valeurs du commun. Ce désir cependant, ne cessera d’être contrecarré, bousculé par le tumulte des événements de l’époque et un fils qui se qualifie lui-même de turbulent. Ce sera une femme sans cesse débordée et impuissante, dépassée par toutes les situations et qui d’emblée perd pied, abandonne.
Le père, quant à lui, incarne la figure absente par excellence. Aloïs Zuckerstätter, fils de cultivateurs, avait en plus de ce métier, appris celui de menuisier. Né en 1900, il meurt en 1943 à Francfort sur l’Oder dans des conditions indéterminées et probablement de mort violente.
C’est un ami d’enfance d’Herta et lorsqu’elle revient s’installer à Henndorf, ils se retrouvent régulièrement.
C’est ainsi qu’un soir de juin 1930 au milieu des pommiers, Herta cède aux avances répétées d’Aloïs Zuckerstätter mais sans savoir à quoi elle cède, ignorant les précautions à prendre. Une fois enceinte, elle aura l’impression qu’il a abusé d’elle, d’autant plus que le père, ne reconnaîtra jamais son fils, ne voudra jamais en entendre parler, ne s’inquiétera jamais de lui, alors que la ressemblance physique est troublante.
Cette paternité est l’ultime élément qui l’incite à fuir son village natal en 1931, après avoir mis le feu à sa maison pour la voir brûler depuis le train.
Durant toute son enfance, l’entourage de Thomas Bernhard fera silence sur cet homme et lorsque par hasard il en est question, c’est en termes monstrueux, de personnage infâme, d’imposteur.
A la fin de la guerre cependant, Thomas Bernhard découvre dans une cave près de Salzbourg le père de son père qui parle d’Aloïs comme d’une tête de bétail. Cependant, il reçoit une photographie le temps de remarquer qu’ils ont le même visage. Cette paternité pose une question de détail sans doute, mais un détail important : pourquoi Thomas Bernhard s’appelle-t-il Thomas Bernhard puisque sa mère se nomme Freumbilcher et son père Zuckerstätter, pourquoi Bernhard ? D’où vient ce nom qui ressemble tellement à un autre prénom ? Bernhard est-il le nom qu’il se choisit aux alentours de 16 ans, au moment où à la mort de son grand’père, il commence lui-même à écrire ? Est-ce le pseudonyme derrière lequel il se cache, pour ne pas avoir à légitimer son origine et justifier ses liens avec Freumbilcher, son grand-père, écrivain connu à l’époque ?
Bernhard n’abordera jamais cette question. Pourtant la figure du père absent hante les premiers textes publiés. C’est pour lui à cette époque l’une des questions majeures, c’est encore une question au moment où il publie le dernier volume de son autobiographie « L’enfant » qui, paradoxalement, tourne autour de cette question.

