DANS les sociétés primitives, l’adolescent prend, au terme de son initiation, la place de son grand-père. Dans le cas de Thomas Bernhard, ce personnage du grand-père joue un rôle identique.
En effet, non seulement il initie le jeune Thomas Bernhard, mais lorsqu’à l’âge de 16 ans il sort de l’hôpital, après avoir traversé une épreuve de mort, c’est pour se trouver confronté à la disparition de ce grand-père, à l’effacement définitif de l’initiateur. Cependant, c’est aussi le moment où il s’assied à la table de l’écrivain qu’était ce grand-père ; c’est aussi le moment où il se sent chargé d’une mission, d’un héritage, comme s’il s’agissait de continuer son œuvre. Désormais, Thomas Bernhard témoignera pour lui.

Né à Henndorf, près de Salzbourg le 22 octobre 1881, Johannes Freumbilcher est le fils d’un épicier aubergiste analphabète. Lorsqu’il aura 20 ans, il fuira le séminaire pour aller à Bâle, en Suisse, où il effectue des études techniques et se joint à quelques anarchistes. C’est là qu’il rencontrera sa future épouse. Celle-ci avait vécu plusieurs années avec un tailleur de Salzbourg dans un affreux mariage imposé par ses parents. Un jour, elle apparaît à Bâle en ayant abandonné son mari et ses deux enfants et se jette au cou du grand-père de Bernhard en affirmant qu’à partir de cet instant elle vivrait pour lui, peu importe le lieu, pour toujours. C’est ainsi, dit Bernhard, que ma mère naquit à Bâle. Cette grand-mère apprit la profession de sage-femme qui lui sera bien utile tout au long de la vie en commun avec Johannes Freumbilcher. En effet, très tôt le grand-père décide de se consacrer à l’écriture. Il laissera derrière lui des romans et des nouvelles s’inspirant de la vie paysanne.
De son vivant, trois textes furent publiés, le premier d’entre eux « Philomena Ellenhub », édité à compte d’auteur reçut le Prix national autrichien.
Un an après sa naissance, les grands-parents décident de prendre sous leur toit Thomas Bernhard et s’engagent à l’élever, ce qui sera le cas jusqu’au moment où Thomas Bernhard aura 5 ans. « Mon grand-père, dit Thomas Bernhard, aimait ce qui était exceptionnel, extraordinaire, en opposition, il tirait de l’antagonisme toute son existence ». Cet homme servira constamment de modèle à Bernhard. C’est lui qui ouvre les voies, montre les chemins, dessine les horizons, témoigne que le monde est un vaste théâtre.
Tantôt, il qualifiera son grand-père de maître, de véritable philosophe, qui ouvre le grand rideau du monde quand les autres s’obstinent à le fermer continuellement. « Mon grandpère », dira-t-il encore, « me sauvera du morne abrutissement et de la puanteur désolée de la tragédie de notre monde, dans laquelle des milliards et des milliards de gens sont déjà morts. » C’est l’homme qui se situe entre l’enfant et la médiocrité du monde, afin de le détourner. C’est un personnage qui n’aime pas le bavardage inutile, le discours verbeux ;il veut des phrases précises, directes, il faut parler avec soi, de telle sorte que très vite, il est élevé avec ce goût de la rigueur et de la précision d’une langue, la langue allemande, et c’est le grand-père encore qui lui enseigne la spécificité de l’allemand parlé en Autriche, la musicalité spécifique de son chant.
Menant une vie austère et frugale, Johannes Freumbilcher s’enveloppait tous les jours avec une couverture de cheval et se réfugiait dès trois heures du matin dans son bureau pour y écrire. Il voulait avant tout être l’homme d’une œuvre. Il sera pour Thomas Bernhard l’homme d’une philosophie. Ainsi, le suicide, avoue-t-il, était-il l’une de ses préoccupations constantes.
Il considérait que le bien le plus précieux de l’homme était de se soustraire au monde par sa libre décision. Le suicide était un acte de liberté découverte. Sans doute la mort volontaire se situe-t-elle dans la logique du désespoir. Cependant, le désespoir n’est rien qu’un espoir déçu ; c’est l’inverse ou la négation de l’espoir qui culmine dans la décision que la vie n’a pas de valeur. Lui en conférer une tient du sentimentalisme absurde et de la prétention démesurée. La vie est vaine, et la liberté est au prix de cette découverte. C’est le grand-père aussi qui apprend que le métier d’écrivain commence par une destruction systématique. « En théorie, dit-il, chaque jour j’anéantis tout, comprends-tu ? En théorie, il était possible tous les jours et à tout instant d’anéantir tout, de faire s’effondrer, d’effacer la terre. Cette pensée, il la trouvait grandiose entre toutes. Moi-même, je m’appropriais cette pensée, et la vie durant, je joue avec elle, je tue quand je veux, je fais s’effondrer quand je veux, j’anéantis quand je veux. »



