L’initiation

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Le 27 Nov 1989

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Thomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives ThéâtralesThomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives Théâtrales
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DANS les sociétés prim­i­tives, l’adolescent prend, au terme de son ini­ti­a­tion, la place de son grand-père. Dans le cas de Thomas Bern­hard, ce per­son­nage du grand-père joue un rôle iden­tique. 

En effet, non seule­ment il ini­tie le jeune Thomas Bern­hard, mais lorsqu’à l’âge de 16 ans il sort de l’hôpi­tal, après avoir tra­ver­sé une épreuve de mort, c’est pour se trou­ver con­fron­té à la dis­pari­tion de ce grand-père, à l’ef­face­ment défini­tif de l’initiateur. Cepen­dant, c’est aus­si le moment où il s’assied à la table de l’écrivain qu’é­tait ce grand-père ; c’est aus­si le moment où il se sent chargé d’une mis­sion, d’un héritage, comme s’il s’agissait de con­tin­uer son œuvre. Désor­mais, Thomas Bern­hard témoign­era pour lui. 

Né à Hen­ndorf, près de Salzbourg le 22 octo­bre 1881, Johannes Freum­bilch­er est le fils d’un épici­er auber­giste anal­phabète. Lorsqu’il aura 20 ans, il fuira le sémi­naire pour aller à Bâle, en Suisse, où il effectue des études tech­niques et se joint à quelques anar­chistes. C’est là qu’il ren­con­tr­era sa future épouse. Celle-ci avait vécu plusieurs années avec un tailleur de Salzbourg dans un affreux mariage imposé par ses par­ents. Un jour, elle appa­raît à Bâle en ayant aban­don­né son mari et ses deux enfants et se jette au cou du grand-père de Bern­hard en affir­mant qu’à par­tir de cet instant elle vivrait pour lui, peu importe le lieu, pour tou­jours. C’est ain­si, dit Bern­hard, que ma mère naquit à Bâle. Cette grand-mère apprit la pro­fes­sion de sage-femme qui lui sera bien utile tout au long de la vie en com­mun avec Johannes Freum­bilch­er. En effet, très tôt le grand-père décide de se con­sacr­er à l’écriture. Il lais­sera der­rière lui des romans et des nou­velles s’in­spi­rant de la vie paysanne. 

De son vivant, trois textes furent pub­liés, le pre­mier d’entre eux « Philom­e­na Ellen­hub », édité à compte d’auteur reçut le Prix nation­al autrichien. 

Un an après sa nais­sance, les grands-par­ents déci­dent de pren­dre sous leur toit Thomas Bern­hard et s’en­ga­gent à l’élever, ce qui sera le cas jusqu’au moment où Thomas Bern­hard aura 5 ans. « Mon grand-père, dit Thomas Bern­hard, aimait ce qui était excep­tion­nel, extra­or­di­naire, en oppo­si­tion, il tirait de l’antagonisme toute son exis­tence ». Cet homme servi­ra con­stam­ment de mod­èle à Bern­hard. C’est lui qui ouvre les voies, mon­tre les chemins, des­sine les hori­zons, témoigne que le monde est un vaste théâtre. 

Tan­tôt, il qual­i­fiera son grand-père de maître, de véri­ta­ble philosophe, qui ouvre le grand rideau du monde quand les autres s’obstinent à le fer­mer con­tin­uelle­ment. « Mon grand­père », dira-t-il encore, « me sauvera du morne abrutisse­ment et de la puan­teur désolée de la tragédie de notre monde, dans laque­lle des mil­liards et des mil­liards de gens sont déjà morts. » C’est l’homme qui se situe entre l’en­fant et la médi­ocrité du monde, afin de le détourn­er. C’est un per­son­nage qui n’aime pas le bavardage inutile, le dis­cours ver­beux ;il veut des phras­es pré­cis­es, directes, il faut par­ler avec soi, de telle sorte que très vite, il est élevé avec ce goût de la rigueur et de la pré­ci­sion d’une langue, la langue alle­mande, et c’est le grand-père encore qui lui enseigne la spé­ci­ficité de l’allemand par­lé en Autriche, la musi­cal­ité spé­ci­fique de son chant. 

Menant une vie austère et fru­gale, Johannes Freum­bilch­er s’enveloppait tous les jours avec une cou­ver­ture de cheval et se réfu­giait dès trois heures du matin dans son bureau pour y écrire. Il voulait avant tout être l’homme d’une œuvre. Il sera pour Thomas Bern­hard l’homme d’une philoso­phie. Ain­si, le sui­cide, avoue-t-il, était-il l’une de ses préoc­cu­pa­tions con­stantes. 

Il con­sid­érait que le bien le plus pré­cieux de l’homme était de se sous­traire au monde par sa libre déci­sion. Le sui­cide était un acte de lib­erté décou­verte. Sans doute la mort volon­taire se situe-t-elle dans la logique du dés­espoir. Cepen­dant, le dés­espoir n’est rien qu’un espoir déçu ; c’est l’in­verse ou la néga­tion de l’espoir qui cul­mine dans la déci­sion que la vie n’a pas de valeur. Lui en con­fér­er une tient du sen­ti­men­tal­isme absurde et de la pré­ten­tion démesurée. La vie est vaine, et la lib­erté est au prix de cette décou­verte. C’est le grand-père aus­si qui apprend que le méti­er d’écrivain com­mence par une destruc­tion sys­té­ma­tique. « En théorie, dit-il, chaque jour j’anéantis tout, com­prends-tu ? En théorie, il était pos­si­ble tous les jours et à tout instant d’anéantir tout, de faire s’ef­fon­dr­er, d’ef­fac­er la terre. Cette pen­sée, il la trou­vait grandiose entre toutes. Moi-même, je m’appropriais cette pen­sée, et la vie durant, je joue avec elle, je tue quand je veux, je fais s’ef­fon­dr­er quand je veux, j’anéantis quand je veux. » 

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