Les voies du théâtre contemporain en Afrique

Les voies du théâtre contemporain en Afrique

Le 30 Juin 1995

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QUELS SONT, aujourd’hui, les référents théoriques et pra­tiques de la mise en scène, du jeu théâ­tral et de l’écri­t­ure dra­ma­tique que pro­pose le théâtre africain con­tem­po­rain ?C’est avant tout un théâtre qui tente, à chaque expéri­ence, de se débar­rass­er des théories théâ­tral­isant la vie quo­ti­di­enne de l’Africain. Un théâtre où les trans­es religieuses ou thérapeu­tiques ne sont plus que mis­es en scène dans un espace réservé au spec­ta­cle. La représen­ta­tion du drame est pen­sée et écrite. Les dieux ne sont plus incar­nés, mais joués comme des per­son­nages dont un acteur fait vivre les rêves et les con­flits intimes. Le mime n’est plus emprun­té à la vigueur et au dépasse­ment de la transe, mais choré­graphié avec des gestes, des mou­ve­ments et des pas de danse qui s’insèrent dans l’univers d’un créa­teur. Une nou­velle dra­maturgie se con­stru­it en Afrique autour de textes d’une exi­gence de plus en plus grande et de mis­es en scène conçues entre sin­gu­lar­ité et adapt­abil­ité. 

Du cycle infan­tile au cycle posi­tif 

Je désign­erais le cycle William Pon­ty1 comme la péri­ode infan­tile du théâtre africain con­tem­po­rain. Infan­tile dans ses bal­bu­tiements, infan­tile par l’im­po­si­tion d’une esthé­tique, à l’ex­em­ple du directeur de cette école con­seil­lant à ses élèves de mon­ter des spec­ta­cles « au plus près du goût européen »2. Ce n’est que plus tard, dans les années 60, que seront posées les bases d’un théâtre désor­mais nom­mé théâtre africain. Le théâtre africain atteint alors son âge posi­tif, avec la prise en compte réelle de l’Afrique comme généra­trice d’esthé­tique, et peut ten­ter de sor­tir des poli­tiques de créa­tion dra­ma­tique des cen­tres cul­turels français instal­lés dans la plu­part des cap­i­tales africaines. C’est un théâtre en langue française, qui vite devien­dra fran­coph­o­ne en inclu­ant les par­tic­u­lar­ismes des langues africaines, car ayant com­pris la néces­sité de revis­iter son ter­roir lin­guis­tique.
Cette esthé­tique trou­vera son apogée avec la négri­tude. C’est le véri­ta­ble âge posi­tif, où les créa­teurs devi­en­nent par­ti­sans d’un art qui donne à voir ce qu’il y a de plus beau dans les cul­tures africaines. C’est le seul mou­ve­ment dans l’histoire con­tem­po­raine de l’Afrique d’une con­cep­tu­al­i­sa­tion glob­ale de l’esthé­tique. Aujourd’hui, les met­teurs en scène procè­dent davan­tage d’une vision con­ciliante ou reven­di­ca­trice que d’une théorie glob­al­isante du théâtre.
Pour le met­teur en scène africain, le corps n’est pas un tombeau, con­traire­ment à ce que Pla­ton écrit dans PHÉDON. C’est un tem­ple où se ren­con­trent tous les arts : mime, danse, musique, chant, théâtre. Chaque dra­maturge sonde la beauté dra­ma­tique des scènes cham­pêtres, domes­tiques, rurales ou urbaines. C’est la recon­sti­tu­tion de vil­lages sou­vent car­i­cat­u­raux qui tient lieu de scéno­gra­phie, accom­pa­g­née de scènes de sor­cel­lerie et d’en­voûte­ment. Ces met­teurs en scène pensent à la beauté pre­mière de tout ce qui est authen­tique. En espérant que cette authen­tic­ité soit le vecteur de com­mu­ni­ca­tion d’une cul­ture.
Le théâtre de la négri­tude a beau­coup insisté sur la beauté du peu­ple noir, sur la grandeur de ses civil­i­sa­tions et l’humanisme de sa pen­sée. C’est une esthé­tique de reven­di­ca­tion d’abord, puis de réha­bil­i­ta­tion et de réc­on­cil­i­a­tion dans le métis­sage. Mais, aus­si et surtout, une esthé­tique édénique d’un monde har­monieux, per­tur­bé par l’arrivée de l’Oc­ci­dent. Cette vision de l’art don­nera des formes d’expression théâ­trale mar­quées par la recon­sti­tu­tion his­torique, rejoignant en cela la déf­i­ni­tion de la tragédie par Aris­tote dans POÉTIQUE, XV :« La tragédie est l’imitation d’êtres plus grands que le vul­gaire ou meilleurs que le vul­gaire ». L’His­toire devient donc la source d’in­spi­ra­tion la plus impor­tante et offre des héros exem­plaires. Cha­ka, le guer­ri­er zoulou, inspire Sey­dou Badi­an dans LA MORT DE CHAKA (Mali, 1981) et Djib­ril Tam­sir Niane (Guinée). Amadou Cis­sé Dia évo­quera lui, LES DERNIERS JOURS DE LAT Dior (Séné­gal, 1965), ce farouche résis­tant à l’oc­cu­pa­tion du Séné­gal par les Français. Jean Pliya relat­era le des­tin de Béhanzin, dernier roi du Dahomey dans KONDO LE REQUIN (Bénin, 1966). Et plus tard encore, même hors du con­texte de la négri­tude, des auteurs comme Tchicaya U Tam­Si (Le ZuLu, 1977), Charles Nokan (Côte d’Ivoire) et Senou­vo Agb­o­ta Zin­sou (Togo) évo­queront à leur tour le guer­ri­er zoulou. L’u­nique texte dra­ma­tique de Sen­g­hor, CHAKA, (Séné­gal, 1956) poème à plusieurs voix, est con­stru­it sur ce mode esthé­tique.
On obéit aux impérat­ifs de la tra­di­tion, on la sub­lime même, car il fal­lait retrou­ver l’idéal de nos ancêtres et le per­pétuer. Il y a donc idéal­i­sa­tion et iden­ti­fi­ca­tion. Sen­g­hor revendique l’intelligible, une per­cep­tion qui va au-delà des sim­ples objets comme le com­pas et l’équerre. On voit com­bi­en la pen­sée de Sen­g­hor est aris­totéli­ci­enne. Pour cette esthé­tique-là, tout est rythme, har­monie, mou­ve­ment. Même la spon­tanéité ramène à l’ordre, à un agence­ment uni­versel intel­li­gi­ble, faisant de nous des bâtis­seurs d’esthétique.
La négri­tude est donc un sys­tème esthé­tique entière­ment con­sti­tué qui nous implique, au con­traire du kan­tisme, dans l’acception d’un art utile, lié à la vie quo­ti­di­enne et spir­ituelle des indi­vidus qui le réalisent. Ain­si, si l’artiste n’ex­iste pas en soi, c’est parce que l’art procède d’une fonc­tion sociale ou religieuse, et est Le résul­tat de plusieurs con­jonc­tions des esprits. En cela, la négri­tude est fon­da­trice de l’esthé­tique con­tem­po­raine en Afrique.
Née sur le ter­reau des luttes d’indépen­dance, la négri­tude sera con­testée quelques décen­nies plus tard. Les auteurs met­tront en exer­gue, par la suite, une cer­taine soci­olo­gie mécanique inspirée par des pos­tu­lats expli­quant l’art par son cadre d’ex­pres­sion (infra­struc­ture économique) et son con­di­tion­nement social. Le théâtre devient porte-parole, témoin, dénon­ci­a­teur de l’in­jus­tice. L’artiste existe alors en tant qu’individu capa­ble de sec­ouer la tor­peur de ses conci­toyens. Cette vision artis­tique abouti­ra à une esthé­tique de réal­isme mer­veilleux. Roger Chemain tente ain­si, dans sa pré­face à TARENTELLE NOIRE ET DIABLE BLANC de Syl­vain Bem­ba3, d’ex­pli­quer cette vision : « C’est sur la douloureuse his­toire de son peu­ple livré aux ‘com­pag­nies con­ces­sion­naires’, que se penche Syl­vain Bem­ba. Là encore, nous retrou­vons le fan­tas­tique qui s’enracine dans la cul­ture et les croy­ances tra­di­tion­nelles. Non pas qu’il faille y voir une apolo­gie passéiste de l’irrationnel, car nous sommes ici au niveau de l’apologue, et non du réal­isme immé­di­at, comme le mon­tre bien l’histoire d’I­bouan­ga, l’homme qui a ven­du son âme. (…) Et certes, on pour­rait accuser l’auteur de s’attacher trop exclu­sive­ment aux ‘super­struc­tures’, ces super­struc­tures que l’infantilisme théorique du dernier demi-siè­cle a si sou­vent, au mépris de toute dialec­tique, tenues pour quan­tités nég­lige­ables, mais qui par­fois se ven­gent. Ce serait du reste que les fonde­ments économiques de la coloni­sa­tion sont claire­ment mon­trés, dans TARENTELLE NOIRE ET DIABLE BLANC, en quelques fortes scènes d’un didac­tisme qua­si brechtien. Ce serait oubli­er que dans le monde noir, la reven­di­ca­tion cul­turelle, avec Césaire, Damas, Sen­g­hor, a précédé de près de quinze ans la reven­di­ca­tion poli­tique, au moins sous sa forme mod­erne et organ­isée ». Sché­ma­ti­sa­tion des sit­u­a­tions con­flictuelles dans la drama­ti­sa­tion, répar­ti­tion des com­porte­ments, dis­tinc­tion rad­i­cale entre le bien et le mal, l’art n’est alors que le reflet des con­di­tions de vie donc des con­di­tions tech­ni­co-économiques de pro­duc­tion. Comme égale­ment dans UNE EAU DORMANTE du même Syl­vain Bem­ba (Con­go, 1972) qui relate la lutte d’un pêcheur con­tre une tra­di­tion dev­enue sym­bole d’injustice et d’ex­ploita­tion.
Les désil­lu­sions ont vite fait de bal­ay­er la ten­ta­tion dialec­ti­ci­enne d’un théâtre qui se cher­chait encore. Le théâtre africain con­tem­po­rain a brisé les inter­dits qui le rete­naient lié à des formes d’expressions tra­di­tion­nelles comme le mvet ou le koté­ba, pour s’in­scrire dans une recherche évo­lu­tive. Il n’est plus besoin d’être ini­tié pour s’emparer d’un mvet et se faire danseur, musi­cien, con­teur et mime afin d’évo­quer « les affron­te­ments trag­iques des mor­tels Majona aux immor­tels Ekang ». Les seules formes de théâtre à visée social­isante sont actuelle­ment le théâtre d’in­ter­ven­tion et le théâtre forum que l’on retrou­ve par­ti­c­ulière­ment au Burk­i­na Faso, au Mali, au Séné­gal et en Côte d’Ivoire. Le koté­ba ne fonc­tionne plus sur l’im­pro­vi­sa­tion, quoique racon­tant encore la vie d’une com­mu­nauté et met­tant tou­jours en cause le fonc­tion­nement social. Ce koté­ba-là est tourné vers les com­porte­ments irre­spon­s­ables face à des mal­adies comme le sida, l’al­coolisme. Tra­vailleurs soci­aux à leur manière, les comé­di­ens obéis­sent à une mise en scène, à un choix de thèmes écrits et répétés longtemps à l’a­vance et voués à la vul­gar­i­sa­tion.
Ces formes, liées au didac­tisme des mes­sages qu’elles véhicu­lent (cam­pagne de vac­ci­na­tion, lutte con­tre le sida…), obéis­sent néan­moins à la sys­témie de ce qu’on peut con­venir aujourd’hui d’ap­pel­er esthé­tique du théâtre africain : un théâtre total qui vise encore les vio­lences, les révoltes latentes, les répres­sions sociales et poli­tiques, un théâtre où le dis­cours de l’auteur revêt tou­jours un aspect col­lec­tif ou une ten­ta­tive de com­pren­dre les mécan­ismes des rap­ports humains et soci­aux. 

Nou­veaux auteurs et des­tins indi­vidu­els 

Il faut cepen­dant apporter une nuance à cette sys­té­ma­ti­sa­tion en ten­ant compte des auteurs comme Kos­si Efoui (LA VÉRITÉ ET LA MORT DE PITAGABA CONTÉES SUR LE TROTTOIR DE LA RADIO, 1992), Caya Makhele (PICPUS OÙ LA DANSE AUX AMULETTES, 1995), Kof­fi Kwahulé (CETTE VIEILLE MAGIE NOIRE, 1993), ou Léan­dre Alain Bak­er (LES JOURS SE TRAÎNENT, LES NUITS AUSSI, 1993), dont les per­son­nages sont avant tout des êtres humains face à des des­tins indi­vidu­els hors de toute con­trainte sociale immé­di­ate ou de réso­nance de con­tes­ta­tion. Ce sont des pein­tures d’hommes con­fron­tés à des sit­u­a­tions aujourd’hui uni­verselles (famine, désar­roi amoureux, soli­tude devant l’absurdité de la vie). Ces per­son­nages avan­cent seuls, cher­chant des solu­tions à leurs prob­lèmes, per­dus dans leur quo­ti­di­en et sachant que la solu­tion ne vien­dra pas d’ailleurs. Ce sont des per­son­nages qui ont ingéré les maux de la ville, les éclats du choc des cul­tures, et forgé leurs pro­pres armes pour s’en guérir. Kos­si Efoui se défend d’ailleurs de faire du théâtre africain : « Ain­si, lorsque les référents d’une cri­tique bien inten­tion­née autorisent à dire que tel spec­ta­cle n’est pas africain, ou que tel auteur gag­n­erait à être moins occi­den­tal­isé, on est ten­té de répon­dre : à par­tir de com­bi­en de plumes au cul la chose est-elle crédi­ble ? À moins que ce ne soit à par­tir d’un degré sup­posé de régres­sion au stade oral ». Pour Kos­si Efoui, l’œuvre tire son car­ac­tère décisif de la ten­ta­tive dés­espérée du créa­teur de répon­dre. Et c’est là que se fait un lien décisif avec le théâtre con­tem­po­rain en général.
Nous entrevoyons ici le par­cours sys­témique de cette esthé­tique théâ­trale africaine. Cepen­dant, prenons pour nous cette mise en garde de Louis Jou­vet : « Il n’y a pas de déf­i­ni­tion du théâtre. Il n’y a pas d’ex­pli­ca­tion de cet acte étrange qu’est une représen­ta­tion ». 

De la mise scène

Le met­teur en scène en Afrique est sou­vent à la fois auteur, comé­di­en et met­teur en scène. Ce vam­pirisme s’ex­plique d’abord par une quête iden­ti­taire, une quête de soi, la volon­té de bris­er le silence instal­lé au fond de l’artiste, mais aus­si par un manque de répar­ti­tion des expéri­ences et des vécus dans un sys­tème théâ­tral où le brico­lage sauve régulière­ment les meubles. Il faut néan­moins remar­quer que les met­teurs en scène qui, aujourd’hui, ont une expéri­ence orig­i­nale et frap­pante sont ceux qui écrivent et met­tent en scène leurs pro­pres textes, appuyés par une troupe. Ils sont des « lead­ers » et font vivre artis­tique­ment des comé­di­ens qui, autrement, végéteraient d’une créa­tion à l’autre ou d’une expéri­ence unique à une autre. À ce jour, le mod­èle qui ressort d’une activ­ité théâ­trale viable en Afrique est la recon­sti­tu­tion du vil­lage, de la com­mu­nauté, où tout le monde est respon­s­able des uns et des autres. La ten­ta­tion com­mu­nau­taire, sem­ble expli­quer ces mis­es en scène axées sur des per­son­nages-acteurs col­lec­tifs. C’est le trait com­mun qui unit un Jean Pierre Guin­gané4, à Werewere Lik­ing5, à Souley­mane Koly6, à Mutombo Buit­shi7 ou à un Vin­cent Mam­bacha­ka8 . L’ac­teur en quête d’un statut social y trou­ve une assise, une sat­is­fac­tion pro­fes­sion­nelle et une ambi­tion, celle de par­ticiper à une aven­ture com­mune. Il représente alors une force.
Les mis­es en scène sont sou­vent axées sur de grands mou­ve­ments de groupe qui se reflè­tent égale­ment sur la gestuelle des comé­di­ens. Les gestes sont donc amples, le texte déclamé. Dans SONGO-LA RENCONTRE9, le jeu est cen­tré sur l’outrance. Une émo­tion comme la peur engen­dre alors le comique. Les per­son­nages por­tant déjà en eux, comme sym­bole, une bosse, le jeu des comé­di­ens est influ­encé par cette mal­for­ma­tion. Bernard Zadi Zaourou, dans LA TERMITIÈRE (Côte d’Ivoire, 1981), fait jouer ses comé­di­ens avec grav­ité. Tan­dis que dans ANTOINE M’A VENDU SON DESTIN de Sony Labou Tan­si (Con­go, 1986), c’est un jeu fait de brisures et de vio­lences suc­ces­sives. Les comé­di­ens arrachent au texte toute sa sub­stance. Les mots sont martelés, les gestes vio­lents. 

Des acteurs 

 Con­sid­éré d’abord comme un col­lec­tif social, l’ac­teur, dans le théâtre africain con­tem­po­rain, est devenu un créa­teur qui trans­met sa vision du texte et du monde à côté de celle de l’auteur et du met­teur en scène. Il est recon­nu comme essen­tiel car tout passe par son corps. Il est par­fois util­isé beau­coup plus comme un corps que comme une voix. Le corps, por­teur d’én­ergie, de chair rit­u­al­isante, lieu priv­ilégié pour le sacre des pas­sions, c’est un tem­ple. La mise en action du corps retient celle des dans­es tra­di­tion­nelles. Mais aujourd’hui pour accéder à la spon­tanéité des danseurs tra­di­tion­nels, l’ac­teur est obligé de se con­ver­tir aux principes de l’en­traîne­ment cor­porel, vocal et de l’im­pro­vi­sa­tion. Sony Labou Tan­si organ­ise, avant chaque séance de tra­vail de la pièce à mon­ter, une réap­pro­pri­a­tion de la gestuelle tra­di­tion­nelle des dif­férentes tribus con­go­lais­es, engen­drant ain­si une authen­tic­ité recon­quise au plus pro­fond du com­porte­ment.
Le tra­vail de l’acteur a beau­coup pro­gressé ces dernières années. Il est sor­ti de l’in­ter­pré­ta­tion approx­i­ma­tive ou mimé­tique que lui impo­saient des mis­es en scène sans recherche ni per­son­nal­ité. À présent, le comé­di­en utilise son corps, sa voix et son imag­i­na­tion comme de véri­ta­bles instru­ments de tra­vail. Ces acteurs ont fait leur appren­tis­sage en partageant un mode de vie par­ti­c­uli­er, en regar­dant et en pra­ti­quant. Ils ont ain­si inté­gré la dialec­tique du rap­port acteur-met­teur en scène comme un entraîne­ment à la créa­tion. L’ac­teur se nouf­fris­sant des propo­si­tions du met­teur en scène pour les viv­i­fi­er.
C’est par cette recon­quête du corps et de la voix, qu’une urgence nou­velle s’est établie dans le théâtre africain con­tem­po­rain. Les tech­niques de groupe liées aux tech­niques indi­vidu­elles con­ser­vent néan­moins cette ambiva­lence entre l’oralité et l’écrit. Les per­son­nages de Werewere Lik­ing sont col­lec­tifs, même quand il ya un per­son­nage prin­ci­pal comme dans UN TOUAREG S’EST MARIÉ À UNE PYGMÉE. Ce per­son­nage est mis en scène comme un col­lec­tif. Ses actions sont accom­pa­g­nées de mou­ve­ments d’ensem­ble qui le récupèrent au sein du groupe. Il incar­ne toutes les bouch­es qui ne s’ex­pri­ment que par incan­ta­tion, il est le décan­teur de toutes Les expres­sions du groupe. C’est un monde mou­vant dans lequel il doit pren­dre plusieurs vis­ages, plusieurs corps, c’est un acte de remem­bre­ment. Cette impres­sion « d’ac­teur col­lec­tif » se retrou­ve égale­ment dans les mis­es en scène de Souley­mane Koly ou de Bernard Zadïi Zaourou.
Le théâtre africain con­tem­po­rain étant cen­tré sur le texte et lim­ité par les con­traintes d’espace et de lieux de représen­ta­tion s’ap­puie donc sur l’ac­teur, cœur vivant de la représen­ta­tion. Cet intérêt voué aux acteurs a désor­mais ori­en­té la con­cep­tion des per­son­nages, jusqu’à don­ner des stéréo­types. On retrou­ve qua­tre typolo­gies :le fou-vérité, le dic­ta­teur-tor­tion­naire, la femme-déclic, et la vic­time.

Des per­son­nages-clés 

Le fou est le per­son­nage le plus stéréo­typé. Il est por­teur de vérité, gri­ot, pour­fend­eur de toutes les injus­tices. C’est le fou qui ouvre LA PARENTHÈSE DE SANG de Sony Labou Tan­si. Il y appa­raît comme le gar­di­en de la tombe de Lib­er­tashio. C’est le seul que la furie de la dic­tature mil­i­taire va épargn­er volon­taire­ment. C’est encore le fou qui fait l’ou­ver­ture de LA TORTUE QUI CHANTE de Senou­vo Agb­o­ta Zin­sou (Togo, 1987) en cla­mant devant une foule bruyante à laque­lle il tente d’im­pos­er le silence : « Silence ! Silence, Mes­dames, Messieurs, on va com­mencer. Atten­tion ! Ne riez pas. Il s’ag­it d’une his­toire sérieuse. Une his­toire de fou puisque c’est moi, le Fou du vil­lage qui vous la racon­te, mais c’est une ques­tion de vie ou de mort. Pour com­mencer, un peu de musique, je vais danser ». Le fou peut être lié à l’action ou non et la ponctuer. Il est tou­jours le vecteur de l’in­trigue ou du drame qui se joue. Il a égale­ment la fonc­tion de crieur pub­lic ou d’un maître de céré­monie, por­teur de nou­velles de la cité, et aus­si obser­va­teur aigu des tra­vers de cette même cité.
Une des divers­es formes pris­es par ce per­son­nage est celle du voyageur, étranger au pays, et qui observe ou entre dans l’action, nous per­me­t­tant avec son regard de mieux com­pren­dre les autres per­son­nages. Amadou Koné le fig­ure avec acuité dans DE LA CHAIRE AU TRÔNE (Côte d’Ivoire, 1975). Ce voyageur est un homme pau­vre­ment vêtu, besace sur l’é­paule, bâton en main. « Je passe, et sur ma route j’es­saie de laiss­er des traces », dira-t-il. Il devient le révéla­teur du drame qui se joue à l’intérieur du palais.
Ce per­son­nage prend un autre vis­age dans LA MALAVENTURE de Kos­si Efoui (Togo, 1993). Il devient mon­treur de pan­tins. Il est le véri­ta­ble nar­ra­teur du drame. Il offi­cie à la manière des con­teurs, intro­duisant chaque tableau, don­nant la clé de cha­cune de nos con­fronta­tions à venir : « On racon­te qu’un homme s’est tenu debout… On racon­te des lignes et des cer­cles qui divisent la terre. On racon­te qu’un homme, dans sa prison, est allé de Bul­awayo à San Fran­cis­co. » C’est donc, naturelle­ment, le mon­treur de pan­tins qui va con­clure la pièce. Per­son­nage entre par­en­thès­es, le nar­ra­teur peut par­fois paraître comme un arti­fice afin d’in­té­gr­er les modes d’expression du con­te. Il y a effec­tive­ment là, une prise en compte de l’oralité. Le présen­ta­teur, gri­ot de ser­vice, est un per­son­nage lié au fou. Il est une voix anonyme ou vis­i­ble. Dans sa ver­sion mod­erne, il devient reporter, chroniqueur de nos vicis­si­tudes, de nos erreurs, des exac­tions poli­cières ou poli­tiques, il n’est plus intouch­able comme l’était le fou ini­tial, c’est un per­son­nage sur lequel l’action a une prise directe.

Le dic­ta­teur-tor­tion­naire, sou­vent mil­i­taire ou fonc­tion­naire admin­is­tratif, par­venu au pou­voir par une intrigue san­guinaire, ou par usurpa­tion, est avec Le fou le per­son­nage le plus évo­qué dans ce théâtre. Son des­tin est sou­vent lié à une fin bru­tale. Il se décline à tra­vers d’autres per­son­nages qui véhicu­lent sa méga­lo­manie et son sens de l’iniquité. Il est donc hybride, et se renou­velle à grande vitesse. Le mécan­isme du dic­ta­teur­tor­tion­naire qui en rem­place un autre est décodé de manière effi­cace dans LA PARENTHÈSE DE SANG de Sony Labou Tan­si où un ser­gent suc­cède à un autre ser­gent en l’abattant froide­ment. C’est le tri­om­phe de la ten­ta­tion du pou­voir absolu.

La femme est le déclic de toute la cri­tique sociale et même poli­tique. Elle est le cen­tre névral­gique de tous les drames et erre­ments. Elle détourne de la bonne voie, à l’ex­em­ple de Nathalie LA SECRÉTAIRE PARTICULIÈRE (Jean Pliya, 1973), incom­pé­tente et maîtresse de Chadas, fonc­tion­naire cor­rompu. Elle est mère exem­plaire dans LE VERTIGE d’Etienne Goyémidé (Cen­trafrique), sup­por­t­ant toutes les turpi­tudes de Lary son min­istre de mari, qu’elle réus­sira à sor­tir des griffes des cour­tisanes et de la cor­rup­tion. Celui-ci, pris de remords, fini­ra par se sui­cider. Elle est la cinquième épouse qui vient remet­tre en cause la tra­di­tion établie, elle est la con­voitise et la perdi­tion de l’homme poli­tique, lequel veut toutes les femmes ain­si que le pays tout entier pour lui, elle est la révo­lu­tion­naire qui aban­donne homme et enfants, va lut­ter pour la libéra­tion de son pays comme dans BÉATRICE DU CON­Go de Bernard B. Dadié (Côte d’Ivoire, 1971), elle est celle qui pousse l’homme à plus de car­ac­tère, ou à réalis­er des prouess­es. Elle est celle qui fait pren­dre con­science à l’homme de sa pro­pre faib­lesse comme dans TROP C’EST TROP de Pro­tais Asseng (Camer­oun, 1981), une comédie de mœurs qui mon­tre les enjeux du pou­voir entre hommes et femmes. L’in­trigue est sim­ple : ressen­tant tous les symp­tômes de la grossesse, Bakony doit se ren­dre à l’év­i­dence : il attend un enfant. Ce qui ne boule­verse pas out­re mesure sa femme qui lui a déjà don­né douze héri­tiers. « J’ai tou­jours pen­sé, dit Pro­tais Asseng, que la prochaine révo­lu­tion qui mar­querait pro­fondé­ment notre monde, si elle devait se faire, serait tiers-mondiste ou fémin­iste. 

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Écrit par Caya Makhele
Écrivain et met­teur en scène con­go­lais, Caya Makhele a mon­té plusieurs spec­ta­cles en France où il réside depuis...Plus d'info
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