Les Mourants. Les morts et les mourants occupent un tiers du tableau, c’est-à-dire une surface de six cent soixante six pieds carrés qui contrevient aux accords passés avec les autorités. Ils gisent étalés, formant des tas, ou recouvrent les plats-bords. Ils drapent
les longues rames, avec des expressions de douleur intolérable.
Par une certaine méthode de perspective leurs membres, amputés ou non, pointent vers le spectateur d’une manière assez gênante …1
UN PREMIER petit mouvement de recul. Un réflexe des paupières et le regard s’adapte à travers le long et lent processus de fascination.
Les morts sont interchangeables. Notre âme humaine qui est beaucoup plus extensible que ce que l’on croit, soumise aux tensions formelles du tableau, subit la loi du « push-pull »2, en faisant ce va-et-vient élastique entre la terreur et l’attrait. Inlassablement séduite par ce qui pourrait lui rappeler ses vertus et ses défauts, notre âme s’approche de ce qu’elle voit et recule devant ce qui lui a été révélé. Éprouvant comme jamais
auparavant son inhumanité, elle est simultanément saisie par l’universalité de sa douleur et la représentation de la banale horreur du monde : notre âme s’est collée à la peinture du tableau et l’on sait déjà que l’on ne retiendra de ce que l’on a lu que les marques parfaites du déchirement.
L’éclairage est direct et retient sous ses feux l’acte d’une cruauté. Peu importe lequel pourvu qu’il se décline dans la souffrance jusqu’à la mort.
La mort lorsqu’elle n’est pas un accident mais l’accomplissement fatal d’une pulsion qui ne pourrait se satisfaire des mièvres consolations de la vie ordinaire. Lorsqu’elle est l’aveu tragique de ce « luxuriant instinct d’apprendre »3 et la volonté physiologique d’atteindre la connaissance.
Judith qui fait l’amour à Holopherne qu’elle vient de décapiter se confond avec son crime et s’aliénant à lui le transcende4. Elle donne à son geste une beauté impudique qui fait baisser les yeux à celui qui regarde. Mais le tableau n’est pas toujours la représentation d’un acte supérieur, d’une oeuvre tragique, il est parfois celle d’une scène barbare où se mélangent — magma anarchique — les chairs et les idéologies. Un gâchis dont on ne retirera guère plus qu’une sensation nauséuse et peut-être l’envie de se taire. L’impression pénible de l’histoire recommencée, Guernica dupliquée. Alors le temps se précipite dans l’instant et centrifuge au coeur de notre malheur privé, toutes les guerres de l’humanité. Les morts sont interchangeables. Il n’y a pas de héros, il n’y a que quelques hommes qui sont restés debout grâce aux cadavres et aux blessés qui leur ont servi de socle et les ont — ironie du sort — maintenus vivants. Ils tiennent droits et cela tient du miracle. Immortalisés avant de périr, ils traversent leur vie et celle des autres comme des légendes.
Monuments-aux-morts en chair et en os, ils sont inébranlables et idiots.
Ils fléchissent parfois et tombent à dire qu’ils auraient aimé ne pas être nés parce que leur propre mort leur manque de respect. Ils savent qu’ils ne sont pas aimés mais commémorés et que l’empereur5 leur rit au nez après les avoir remerciés. L’empereur est celui qui reste, à côté des femmes, des enfants et des artistes, en dehors du massacre, par philosophie. Il est le seul à avoir peur et à rire de cette peur avec ironie et pessimisme. Avec « cette prédilection intellectuelle pour ce qu’il y a de dur, d’effrayant, de cruel, de problématique dans l’existence qui viendrait du bien-être, d’une santé débordante », avec l’ « irrésistible courage du regard le plus aigu qui requiert le terrible comme l’ennemi, le digne ennemi contre qui éprouver sa force… ».6
Parce que la réalité reproduite est plus vraie que la réalité, le peintre recompose la bataille, en morceaux. Le tableau devient le conglomérat cubiste de formes familières.
La douleur se dissipe.
la rage s’immisce.
Après un relatif apaisement,
on se surprend à vouloir reconnaître dans le ravage du conflit, ce qui nous a appartenu : le détail d’une veine sur une main, la pâleur d’une lèvre, la dilatation d’une narine, les plis de la peau au creux du coude, l’ouverture exacte de la bouche quand elle prononce le désir.
Illusion. C’est un effet poétique.
Illusion.
Il est ridicule, après la bataille, d’aller chercher ses effets personnels et ses maris regrettés. Les morts sont interchangeables. Et de guerre lasse et par ambition, les veuves se font patiemment violer par l’ennemi pour donner naissance aux enfants qui porteront les armes d’un autre combat. Elles font de l’accouchement un acte de rébellion qui assujettit l’ennemi à un sentiment complexe de culpabilité, de plaisir, de dégoût et de fierté.
La femme publique prend le pouvoir sur l’homme politique en organisant l’opération la plus obscène et la plus inespérée :
Le putsh de la putain.
On brandit les bâtards comme des trophées et comme la preuve irréfutable d’un acharnement à vivre et à se perpétuer. Plus tard, les femmes ne reconnaîtront pas leur propre enfant pour se permettre la possibilité d’être des mères universelles qui n’éprouvent pas le besoin vulgaire d’entretenir une relation intime avec leur progéniture. Elles sont des terres fertiles, indifférentes, qui nourrisssent et laissent pousser, sous le regard de Dieu, ce que les mortels ont fécondé en elles. On ne s’étonnera pas ensuite de voir les hommes esseulés, hébétés, chercher en plein désarroi leur maman introuvable qu’ils croient voir dans chacune des femmes de leur histoire et croyant la voir, veulent l’assassiner. Les morts sont interchangeables.
Le sentiment d’amour n’existe pas et si un jour, il a existé, il n’a laissé que des grimaces et des gestes malhabiles dont se servent les faibles et les lâches
pour commettre leurs petits crimes et camouffler leur mufflerie.
Howard Barker, commence à écrire au moment précis où le héros dans la tragédie classique, sort de la stupeur muette dans laquelle son destin l’avait figé et exprime la violence de sa passion, se soumet à elle et se condamne.
La langue que l’on entend est étrange. Les mots sont connus et ordinaires, le souffle est hystérique, la logique désordonnée. Les phrases n’arrivent pas à expiration, elles s’interrompent souvent et finissent par cracher plus loin, une poésie en vrac qui n’a pas eu le temps d’être conditionnée et se livre matière première, autant à l’âme qu’au toucher et offre, décolletée, ses aspérités à l’oeil et la lumière. Une poésie tailladée dont les tissus précisément ouverts laissent voir, à vif, l’émotion et la beauté, d’une douleur provoquée. Les pleurs du spectateur sont alors l’effet visible et esthéthique d’une empathie soudaine
avec le monde.qui met à découvert une « parcelle de vérité »7. Pour cet instant et par tous les moyens, puisque que c’est la seule véritable fin, l’artiste doit faire en sorte que le phénomène survienne et se répète. Jusqu’au point d’évidence, jusqu’à ce point où l’esprit n’a besoin d’aucune autre preuve pour être convaincu du sens qui vient de lui être donné.