Introduction à la poétique d’Howard Barker
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Introduction à la poétique d’Howard Barker

Le 18 Mai 1998
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Les Mourants. Les morts et les mourants occu­pent un tiers du tableau, c’est-à-dire une sur­face de six cent soix­ante six pieds car­rés qui con­tre­vient aux accords passés avec les autorités. Ils gisent étalés, for­mant des tas, ou recou­vrent les plats-bor­ds. Ils drapent
les longues rames, avec des expres­sions de douleur intolérable.
Par une cer­taine méth­ode de per­spec­tive leurs mem­bres, amputés ou non, pointent vers le spec­ta­teur d’une manière assez gênante …
1

UN PREMIER petit mou­ve­ment de recul. Un réflexe des paupières et le regard s’adapte à tra­vers le long et lent proces­sus de fas­ci­na­tion.
Les morts sont inter­change­ables. Notre âme humaine qui est beau­coup plus exten­si­ble que ce que l’on croit, soumise aux ten­sions formelles du tableau, subit la loi du « push-pull »2, en faisant ce va-et-vient élas­tique entre la ter­reur et l’at­trait. Inlass­able­ment séduite par ce qui pour­rait lui rap­pel­er ses ver­tus et ses défauts, notre âme s’ap­proche de ce qu’elle voit et recule devant ce qui lui a été révélé. Éprou­vant comme jamais
aupar­a­vant son inhu­man­ité, elle est simul­tané­ment saisie par l’u­ni­ver­sal­ité de sa douleur et la représen­ta­tion de la banale hor­reur du monde : notre âme s’est col­lée à la pein­ture du tableau et l’on sait déjà que l’on ne retien­dra de ce que l’on a lu que les mar­ques par­faites du déchire­ment.

L’é­clairage est direct et retient sous ses feux l’acte d’une cru­auté. Peu importe lequel pourvu qu’il se décline dans la souf­france jusqu’à la mort.
La mort lorsqu’elle n’est pas un acci­dent mais l’ac­com­plisse­ment fatal d’une pul­sion qui ne pour­rait se sat­is­faire des mièvres con­so­la­tions de la vie ordi­naire. Lorsqu’elle est l’aveu trag­ique de ce « lux­u­ri­ant instinct d’ap­pren­dre »3 et la volon­té phys­i­ologique d’at­tein­dre la con­nais­sance.
Judith qui fait l’amour à Holo­pherne qu’elle vient de décapiter se con­fond avec son crime et s’al­ié­nant à lui le tran­scende4. Elle donne à son geste une beauté impudique qui fait baiss­er les yeux à celui qui regarde. Mais le tableau n’est pas tou­jours la représen­ta­tion d’un acte supérieur, d’une oeu­vre trag­ique, il est par­fois celle d’une scène bar­bare où se mélan­gent — mag­ma anar­chique — les chairs et les idéolo­gies. Un gâchis dont on ne retir­era guère plus qu’une sen­sa­tion nauséuse et peut-être l’en­vie de se taire. L’im­pres­sion pénible de l’his­toire recom­mencée, Guer­ni­ca dupliquée. Alors le temps se pré­cip­ite dans l’in­stant et cen­trifuge au coeur de notre mal­heur privé, toutes les guer­res de l’hu­man­ité. Les morts sont inter­change­ables. Il n’y a pas de héros, il n’y a que quelques hommes qui sont restés debout grâce aux cadavres et aux blessés qui leur ont servi de socle et les ont — ironie du sort — main­tenus vivants. Ils tien­nent droits et cela tient du mir­a­cle. Immor­tal­isés avant de périr, ils tra­versent leur vie et celle des autres comme des légen­des.
Mon­u­ments-aux-morts en chair et en os, ils sont inébran­lables et idiots.
Ils fléchissent par­fois et tombent à dire qu’ils auraient aimé ne pas être nés parce que leur pro­pre mort leur manque de respect. Ils savent qu’ils ne sont pas aimés mais com­mé­morés et que l’empereur5 leur rit au nez après les avoir remer­ciés. L’empereur est celui qui reste, à côté des femmes, des enfants et des artistes, en dehors du mas­sacre, par philoso­phie. Il est le seul à avoir peur et à rire de cette peur avec ironie et pes­simisme. Avec « cette prédilec­tion intel­lectuelle pour ce qu’il y a de dur, d’ef­frayant, de cru­el, de prob­lé­ma­tique dans l’ex­is­tence qui viendrait du bien-être, d’une san­té débor­dante », avec l’ « irré­sistible courage du regard le plus aigu qui requiert le ter­ri­ble comme l’en­ne­mi, le digne enne­mi con­tre qui éprou­ver sa force… ».6
Parce que la réal­ité repro­duite est plus vraie que la réal­ité, le pein­tre recom­pose la bataille, en morceaux. Le tableau devient le con­glomérat cubiste de formes famil­ières.

La douleur se dis­sipe.
la rage s’im­misce.
Après un relatif apaise­ment,
on se sur­prend à vouloir recon­naître dans le rav­age du con­flit, ce qui nous a appartenu : le détail d’une veine sur une main, la pâleur d’une lèvre, la dilata­tion d’une nar­ine, les plis de la peau au creux du coude, l’ou­ver­ture exacte de la bouche quand elle prononce le désir.
Illu­sion. C’est un effet poé­tique.
Illu­sion.
Il est ridicule, après la bataille, d’aller chercher ses effets per­son­nels et ses maris regret­tés. Les morts sont inter­change­ables. Et de guerre lasse et par ambi­tion, les veuves se font patiem­ment vio­l­er par l’en­ne­mi pour don­ner nais­sance aux enfants qui porteront les armes d’un autre com­bat. Elles font de l’ac­couche­ment un acte de rébel­lion qui assu­jet­tit l’en­ne­mi à un sen­ti­ment com­plexe de cul­pa­bil­ité, de plaisir, de dégoût et de fierté.
La femme publique prend le pou­voir sur l’homme poli­tique en organ­isant l’opéra­tion la plus obscène et la plus inespérée :

Le putsh de la putain.
On bran­dit les bâtards comme des trophées et comme la preuve irréfutable d’un acharne­ment à vivre et à se per­pétuer. Plus tard, les femmes ne recon­naîtront pas leur pro­pre enfant pour se per­me­t­tre la pos­si­bil­ité d’être des mères uni­verselles qui n’éprou­vent pas le besoin vul­gaire d’en­tretenir une rela­tion intime avec leur progéni­ture. Elles sont des ter­res fer­tiles, indif­férentes, qui nour­risssent et lais­sent pouss­er, sous le regard de Dieu, ce que les mor­tels ont fécondé en elles. On ne s’é­ton­nera pas ensuite de voir les hommes esseulés, hébétés, chercher en plein désar­roi leur maman introu­vable qu’ils croient voir dans cha­cune des femmes de leur his­toire et croy­ant la voir, veu­lent l’as­sas­sin­er. Les morts sont inter­change­ables.
Le sen­ti­ment d’amour n’ex­iste pas et si un jour, il a existé, il n’a lais­sé que des gri­maces et des gestes mal­ha­biles dont se ser­vent les faibles et les lâch­es
pour com­met­tre leurs petits crimes et cam­ouf­fler leur muf­flerie.

Howard Bark­er, com­mence à écrire au moment pré­cis où le héros dans la tragédie clas­sique, sort de la stu­peur muette dans laque­lle son des­tin l’avait figé et exprime la vio­lence de sa pas­sion, se soumet à elle et se con­damne.
La langue que l’on entend est étrange. Les mots sont con­nus et ordi­naires, le souf­fle est hys­térique, la logique désor­don­née. Les phras­es n’ar­rivent pas à expi­ra­tion, elles s’in­ter­rompent sou­vent et finis­sent par cracher plus loin, une poésie en vrac qui n’a pas eu le temps d’être con­di­tion­née et se livre matière pre­mière, autant à l’âme qu’au touch­er et offre, décol­letée, ses aspérités à l’oeil et la lumière. Une poésie tail­ladée dont les tis­sus pré­cisé­ment ouverts lais­sent voir, à vif, l’é­mo­tion et la beauté, d’une douleur provo­quée. Les pleurs du spec­ta­teur sont alors l’ef­fet vis­i­ble et esthéthique d’une empathie soudaine
avec le monde.qui met à décou­vert une « par­celle de vérité »7. Pour cet instant et par tous les moyens, puisque que c’est la seule véri­ta­ble fin, l’artiste doit faire en sorte que le phénomène survi­enne et se répète. Jusqu’au point d’év­i­dence, jusqu’à ce point où l’e­sprit n’a besoin d’au­cune autre preuve pour être con­va­in­cu du sens qui vient de lui être don­né.

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Écrit par Corinne Rigaud
Corinne Rigaud est née à Orange, un trois avril. Elle a déjà dit qu’elle aimait les jupes de...Plus d'info
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