La danse de Kleist et la marionnette
Non classé

La danse de Kleist et la marionnette

Le 29 Oct 2003
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

QU’EST-CE QUE la danse de Kleist ? La réponse n’est-elle pas avant tout dans ce qu’on ne lit pas en fil­igrane de son texte « Sur le théâtre de mar­i­on­nettes »1 La mar­i­on­nette y aurait liq­uidé le pro­tag­o­niste lui-même. Qui ? « M. C…, qui venait d’être engagé comme pre­mier danseur à l’Opéra [ … ] où il obte­nait un suc­cès extra­or­di­naire. » Dans ce petit essai énig­ma­tique, un danseur, au milieu de mar­i­on­nettes, échange des pro­pos avec le math­é­mati­cien inac­com­pli et écrivain sub­lime, Kleist. Mais pas seule­ment. Ce dia­logue, nous le ver­rons, ouvri­ra divers épisodes dont un affron­te­ment à l’épée avec un ours, la bête.

Kleist com­mence par une his­toire : « Au cours de l’hiv­er 1801 que je pas­sai à M. [sans doute Mayence], je ren­con­trai un soir, dans le jardin pub­lic M. C…, qui venait d’être engagé comme pre­mier danseur à l’Opéra de cette ville où il obte­nait un suc­cès extra­or­di­naire. » Le nar­ra­teur l’a déjà « aperçu plusieurs fois dans un petit théâtre de mar­i­on­nettes dressé sur la place du marché, où la pop­u­lace venait se réjouir à la représen­ta­tion de petites pièces dra­ma­tiques et bur­lesques accom­pa­g­nées de dans­es et de chants. »

Kleist dévoile ici un para­doxe : com­ment un danseur aus­si réputé, maître de son art, peut-il s’in­téress­er à un diver­tisse­ment inven­té pour le peu­ple ? Non seule­ment il appré­cie ce jeu inven­té pour les gens d’en bas, mais tient cet art de la mar­i­on­nette pour « capa­ble d’un développe­ment supérieur ». Il sem­ble même qu’il s’oc­cupe « per­son­nelle­ment de le pro­mou­voir », parce qu’un danseur pour­rait en appren­dre « bien des choses ».

Le « développe­ment supérieur » annon­cé par Kleist, nous le savons, sera le théâtre de l’opéra­teur, celui du met­teur en scène, qui pren­dra son essor à la fin du XIXe siè­cle et au XXe siè­cle. l’opéra­teur présent ici pré­fig­ure ce qui devien­dra le met­teur en scène pro­mo­teur d’une nou­velle tech­nique. Mais Kleist s’aven­ture beau­coup plus loin lorsqu’il pré­tend que cet opéra­teur nais­sant tra­vaillera sur des « petites pièces dra­ma­tiques et bur­lesques accom­pa­g­nées de dans­es et de chants, des textes qui ne dis­ent presque rien ou qui expri­ment ou énon­cent peu. Quel en est le con­tenu ? Rien n’est dit. S’ag­it-il encore d’un théâtre de parole ?

Kleist des­sine une révo­lu­tion : il exhausse le théâtre de mar­i­on­nettes au-dessus du théâtre de parole. Il décide de priv­ilégi­er le mou­ve­ment au détri­ment de la parole. l’essence de ce théâtre de chants et de gestes, théâtre du mou­ve­ment, ne relève plus de la parole. Ce priv­ilège accordé au mou­ve­ment con­tre la parole s’ex­plique-t-il par le fait que ce théâtre, pro­duit pour le peu­ple, est des­tiné à la pop­u­lace, à ceux qui finale­ment ne vont jamais au théâtre ? Ou bien l’in­térêt attaché à cet art de la mar­i­on­nette dévoile-t-il l’essence du théâtre, et désigne-t-il sa déf­i­ni­tion ? Lieu d’où l’on voit, là où l’œil écoute ?

Pourquoi les mar­i­on­nettes, les gestes, le mou­ve­ment, l’emporteraient-ils sur les per­son­nes, ces humains qui essaient de par­ler, puisque l’idée court depuis des siè­cles que l’homme, ani­mal raisonnable, est doué de parole ?

À cette ques­tion, le texte de Kleist, par la bouche du danseur, répond : leur supéri­or­ité est jus­ti­fiée par une dis­tri­b­u­tion naturelle des cen­tres de grav­ité.

Nous par­lons tou­jours, à pro­pos des mar­i­on­nettes, de cen­tre de grav­ité. Qu’en est-il ? Est-il situé à trois cen­timètres au-dessous du nom­bril ? Ou bien par­lons-nous du tronc et de ses dif­férentes par­ties que l’on val­orise de préférence aux bras et aux jambes ? Le tronc pos­sèderait ain­si deux ver­tus que ni les bras ni les jambes n’af­fichent jamais : puis­sance et dis­cré­tion. Idée chère à Éti­enne Decroux2… Divers états du tronc à explor­er : poitrine, cein­ture, épaules, bassin. Ain­si, rejeter l’u­til­i­sa­tion illus­tra­tive des extrémités du corps pour exhiber, expos­er, exac­er­ber le « cen­tre », devenu le siège des émo­tions, fondé sur la grav­ité.

Le danseur enchaîne : il peut « y avoir plus de grâce dans un pan­tin artic­ulé que dans la char­p­ente du corps humain» ; et il ajoute : il est « impos­si­ble à l’homme d’é­galer en cela le pan­tin ». Et pour­tant, quand les mar­i­on­nettes sont artic­ulées, le recours au vivant humain est indis­pens­able. Jamais, excep­té dans le cas de l’au­to­mate, une poupée ne se déplace seule. Ce pan­tin exige d’être manip­ulé par l’opéra­teur. Cet opéra­teur-manip­u­la­teur doit être capa­ble, pré­cise le danseur, de fab­ri­quer des mar­i­on­nettes per­fec­tion­nées avec des jambes mécaniques, comme des pro­thès­es, de façon à ce que la poupée puisse danser toute seule. Se rap­procherait-on alors de l’idée de la sur-mar­i­on­nette ?

Cette ques­tion nous ren­voie à un autre chercheur-met­teur en scène : Gor­don Craig. Il pose la thèse suiv­ante : « L’ac­teur dis­paraî­tra, à sa place, nous ver­rons un per­son­nage inan­imé qui portera, si vous voulez, le nom de sur-mar­i­on­nette jusqu’à ce qu’il ait con­quis un nom plus glo­rieux3. » Rap­pro­chons la posi­tion de Kleist de celle de Craig. Ce dernier pense que la mar­i­on­nette pos­sède sur l’ac­teur une supéri­or­ité. Laque­lle ? Celle de ne pas avoir un corps. Il ne doit pas exis­ter, selon lui, parce que ce corps est « à la mer­ci des émo­tions ».

Le corps est « par sa nature même impro­pre à servir d’in­stru­ment à un art ». S’ag­it-il de n’im­porte quel art, pas seule­ment le théâtre ? Le corps humain serait-il impro­pre à servir le moin­dre art ? Qu’est-ce que cela implique ? Sou­vent, les lecteurs imag­i­nent que Craig sug­gère de rem­plac­er l’ac­teur par la mar­i­on­nette.

Inter­pré­ta­tion fausse. Il pro­pose que l’ac­teur prenne la mar­i­on­nette comme mod­èle : il demande que l’ac­teur devi­enne l’im­age d’une sur-mar­i­on­nette. La mar­i­on­nette servi­ra de mod­èle à l’ac­teur ? et au danseur ? Quel est ce mod­èle ?

Pour Kleist et Craig, ce mod­èle se trou­ve lié à un état antérieur à l’homme. Un état de grâce ? L’an­téri­or­ité souligne Craig, est la créa­tion, la vie, « par-delà le voile de la mort ». Selon Kleist, elle est « l’in­no­cence et le par­adis per­du ». L’un comme l’autre défend­ent l’idée qu’une chute — une cat­a­stro­phe — a provo­qué la déchéance de la mar­i­on­nette et a entraîné l’ac­teur à la rem­plac­er.

À un moment don­né, dans nos théâtres d’opéra­tions, dans le sys­tème des opéra­teurs, la déchéance de la mar­i­on­nette a impliqué, affirme Craig, que cette « fig­urine » — « la divine mar­i­on­nette » — a été rem­placée par l’ac­teur. Quand ces écrivains, tels des prophètes, par­lent de chute, ils met­tent au jour un pressen­ti­ment : l’art du théâtre serait fondé moins sur le texte ou le jeu, l’au­teur ou l’ac­teur (voire le danseur), que sur le con­cret de la scène régi par le créa­teur, le met­teur en scène, bien que, selon le cinéaste Jean Renoir, le créa­teur n’ex­iste pas, excep­té, peut-être, Dieu, si quelqu’un y croit. Tous les autres sont des trans­for­ma­teurs.

Ain­si, le « créa­teur » (le trans­for­ma­teur) ne serait ni l’au­teur, ni l’ac­teur, mais l’opéra­teur. Mais qui est l’opéra­teur ? Cer­tains pré­ten­dent qu’il s’ag­it du met­teur en scène. Pourquoi ont-ils tort ? Il nous sem­ble que c’est par­fois la mar­i­on­nette, l’ac­teur aus­si ou le danseur qui manip­u­lent l’opéra­teur, et pas seule­ment l’opéra­teur qui les manip­ule. Prenons un peu de biais ce que Kleist et Craig dessi­nent.

Que pro­duit cet opéra­teur-mar­i­on­net­tiste ou la mar­i­on­nette-opéra­trice ? Il ne tra­vaille pas seule­ment des morceaux de textes, des bricoles matérielles, des poupées, des fig­urines ou des effi­gies, mais essen­tielle­ment des mou­ve­ments, des gestes du corps, des corps en mou­ve­ment. Com­ment ? Citons à nou­veau ce qu’écrit Kleist à pro­pos des pro­thès­es, des jambes mécaniques dont les mou­ve­ments s’ac­com­plis­sent « avec un calme, une aisance et une grâce qui plon­gent dans l’é­ton­nement tous les esprits capa­bles de réflex­ion [ … ] ».

« Qualité[s] exceptionnelle[s] que l’on cherche en vain chez la plu­part de nos danseurs ! » Pour­tant, ces derniers appren­nent et répè­tent par­fois longue­ment et pénible­ment au miroir, ou bien ils se mirent dans l’œil de leur opéra­teur-choré­graphe. Qu’éprou­vent-ils pen­dant ces appren­tis­sages répétés ? Quel dés­espoir les saisit quand ils sont aux pris­es avec ce dilemme : faut-il priv­ilégi­er la grâce du geste ou bien la con­science du geste ? L’ef­face­ment de soi, sorte de dis­pari­tion, d’« inscience », promeut-il la grâce ? Pré­vaut-il par rap­port à la con­nais­sance ?

Répéter au miroir

Le prob­lème est for­mulé par Kleist : « Quels désor­dres font sur­gir la con­science dans la grâce naturelle de l’homme » Il répond par une anec­dote : « [ … ] un jeune homme de ma con­nais­sance avait en quelque sorte, sous mes yeux, à la suite d’une sim­ple remar­que, per­du son inno­cence et le par­adis et [ … ], mal­gré tous les efforts imag­in­ables, il n’avait jamais pu les retrou­ver.[ … ] »

La sil­hou­ette [de ce jeune homme de seize ans à peine] s’au­réo­lait en ce temps-là d’une grâce mer­veilleuse. » Il était beau comme une stat­ue grecque, celle d’Apol­lon par exem­ple. Mais un coup d’œil jeté à l’im­pro­viste dans un miroir lui fit sur­pren­dre et con­naître « la grâce qui l’habitait ». Mis au défi de répéter le geste qui l’ap­parenta, un instant, à une stat­ue d’Apol­lon4, il échoua et « sa grâce naturelle » s’en trou­va détru­ite. Par la suite, « les mou­ve­ments qu’il exécut[ait] [pour le retrou­ver] avaient quelque chose de si comique que j’avais peine à me retenir de rire », rap­porte le nar­ra­teur. Le charme était rompu. Et « un change­ment incom­préhen­si­ble se pro­duisit chez ce jeune homme ». Après une année passée à ten­ter de repro­duire, « devant le miroir », son image idéale, survint la com­plète déchéance. Debout des jours durant devant le miroir, « ses charmes peu à peu déclinèrent » : il devint inca­pable de décou­vrir encore en lui « la moin­dre trace de cette grâce qui naguère réjouis­sait les yeux de son entourage ».

Com­ment essay­er de retrou­ver con­sciem­ment l’in­no­cence de la grâce vécue sans dis­tance, sans aucun inter­mé­di­aire ? Aperce­vant dans « une grande psy­ché » le geste qui, en lui, en a « fait sur­gir la con­science », il perd « et son inno­cence et son par­adis ». Que se passe-t-il ? De l’in­no­cence du par­adis, il a chuté dans la con­science de l’ac­tion et du geste. Mais ce geste gra­cieux, fait d’in­no­cence et d’im­mé­di­ate beauté, il est inca­pable de le réin­ven­ter. Recom­mençant devant la psy­ché — « au moins dix fois : en vain ! » -, il est devenu un acteur, un danseur : le théâtre est sa chute, la danse son cal­vaire. Quelle inter­pré­ta­tion tir­er de ce mal­heur’ Cette douloureuse répéti­tion ou ten­ta­tive de repro­duc­tion au miroir anni­hile l’acte gra­tu­it, ce geste qui nous agit sans que s’im­pose la néces­sité de le représen­ter, le présen­ter à nou­veau. Dans l’in­no­cence — cette sit­u­a­tion d’é­clipses ou de mise entre par­en­thès­es de la con­science — on n’ag­it pas, on est agi, telle une mar­i­on­nette. La chute dans la représen­ta­tion du geste devant le miroir ou les yeux d’un, de plusieurs spec­ta­teurs, stig­ma­tise, désigne la descente au cœur des enfers du désas­tre de l’in­sat­is­fac­tion du faire, du refaire et du défaire per­pétuels.

Pourquoi survient cette cat­a­stro­phe ? La grâce ne nous regarde pas. Nous ne pou­vons pas la regarder.

Elle ne peut être que sur­prise, saisie au vol, en pure perte. Elle nous touche. Ou pas. Ce moment épiphanique est sans lim­ites, sans déter­mi­na­tion, ni antic­i­pa­tion, ni attente. Elle ne peut pas se mesur­er en ter­mes d’échec ou de gain. La grâce nous habite, fait par­tie de nous. Ou pas. Elle est. Ou elle n’est pas. « Ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas. Car l’être est en effet. Et le non-être n’est pas. » (Par­ménide) Ain­si, ou bien il n’est de grandeur que dans la douleur : la répéti­tion. Ou bien il n’est de bon­heur que dans l’a­ban­don : la gra­cieuse immé­di­ateté du geste5. Le charme étrange du mou­ve­ment d’un corps, l’év­i­dence boulever­sante de la mim­ique d’un vis­age con­tre les machi­na­tions, les pièges de la danse ou les machiner­ies, les illu­sions du théâtre. Lut­ter con­tre son image, son por­trait intérieur. Com­bat­tre en pure perte face au miroir.

Quand je serai danseur, perdrai-je mon inno­cence ? Une bataille s’an­nonce. Effroy­able. Con­tre la bête, con­tre l’é­tat de nature tout cru. Un duel réu­nit et sépare défini­tive­ment ici le danseur-escrimeur et l’ours pour­tant attaché à un pieu, l’homme qui s’e­scrime con­tre l’an­i­mal.

La bête con­tre le danseur

M. C … , le danseur révéla­teur du para­doxe sur les mar­i­on­nettes, racon­te l’anec­dote d’une étrange bataille présen­tée comme une énigme. Ce nou­veau réc­it fait s’af­fron­ter l’e­scrimeur (l’e­scrimeur-danseur, M. C… ) et l’ours. « À ce pro­pos, me dit M.C … avec aménité, il faut que je vous racon­te une autre his­toire : vous com­pren­drez aisé­ment qu’elle a sa place ici. Je me trou­vais lors d’un voy­age en Russie sur les ter­res de M. v. G …, un gen­til­homme livonien, dont les fils, alors, s’ex­erçaient inten­sé­ment à l’e­scrime. Par­ti­c­ulière­ment l’aîné, qui était récem­ment sor­ti de l’U­ni­ver­sité, jouait les vir­tu­os­es et me ten­dit une rapière, un matin où je me trou­vais dans sa cham­bre. Nous fer­rail­lâmes, mais il se trou­va que je lui étais supérieur ; il y mit de la pas­sion, ce qui le trou­bla ; chaque coup, presque, que je lui por­tais fai­sait mouche, et finale­ment son épée alla vol­er dans un coin de la pièce. Mi-rieur, mi-cha­grin, il recon­nut, quand il fut pour ramass­er son arme, qu’il avait trou­vé son maître ; mais, comme cha­cun dans ce monde finit par trou­ver le sien, ajou­ta-t-il, il voulut incon­ti­nent me con­duire auprès du mien. Ses frères riaient aux éclats et cri­aient : Oui, oui, descen­dons à la remise à bois, et là-dessus, ils me prirent par la main et me con­duisirent auprès d’un ours, que M. v. G…, leur père, avait fait élever à l’in­térieur de la pro­priété.

L’ours, lorsqu’é­ton­né je m’a­vançai vers lui, se tenait sur les pattes de der­rière, arc-bouté con­tre le pieu auquel il était attaché, la pat­te droite lev­ée, en arrêt, me fix­ant du regard : c’é­tait là sa garde. Je ne savais si je rêvais, lorsque je me vis face à un tel adver­saire ; allez, frappez, frappez, me dit M. v. G … , essayez donc de l’esto­quer.

Lorsque je fus revenu un peu de ma stu­peur, je fonçai sur lui, la rapière en avant ; l’ours fit un bref mou­ve­ment de la pat­te et para le coup. Je ten­tai de l’abuser par des feintes ; il ne bougea pas. Je me fendis à nou­veau, et avec une si soudaine agilité que, s’il se fût agi d’une poitrine humaine, je l’eusse infail­li­ble­ment touché : l’ours exé­cu­ta un bref mou­ve­ment de la pat­te et para le coup. Je me trou­vais à présent presque dans la posi­tion du jeune M. v. G … L’ours, prenant les choses au sérieux, me fit per­dre con­te­nance, coups et feintes se suc­cédèrent, je ruis­se­lais de sueur : en vain ! Il ne suff­i­sait pas que l’ours, à l’in­star du meilleur escrimeur, parât tous mes coups ; il ne répondait à aucune de mes feintes (ce que nul escrimeur au monde ne voudrait imiter): me regar­dant droit dans les yeux, comme s’il eût voulu lire dans mon âme, il se tenait, la pat­te lev­ée, prête à frap­per, et si mes coups ne lui sem­blaient pas sérieux, il ne bougeait pas. »

L’ours ne joue pas le jeu et l’artiste est en échec, face à un mur. Non seule­ment la bête pare tous les coups de l’ha­bile danseur, mais encore elle ne répond à aucune de ses feintes. L’ex­péri­ence, la con­nais­sance, le tal­ent, l’art du danseur ne lui ser­vent à rien. La nature impa­vide et effi­ciente de la bête le démonte, le défait. Il est désarçon­né ; il s’épuise. Il est bat­tu. Sa chute, sa déroute sont achevées. Rien à faire devant un tel adver­saire qui le regarde sans détour, sans com­plai­sance et qui le met à nu, le brise. L’ours ne bouge pas car les coups dérisoires que M. C… lui adresse « ne lui sem­blent pas sérieux ».

Et qu’ad­vient-il du sérieux de toutes ces his­toires ? En réal­ité, nous assis­tons à l’af­fron­te­ment entre la con­nais­sance et la grâce.

La con­nais­sance et la grâce

Chez Kleist, la con­nais­sance et la grâce sont unies dans un rap­port inverse : « Plus celle-là est obscure et faible, plus celle-ci ray­onne et domine. » Est-ce défini­tif ? Non. Kleist ajoute une ultime esto­cade : « [ … ] de même que deux courbes se coupent à l’in­fi­ni après pas­sage de part et d’autre d’un point, ou que l’im­age don­née par un miroir con­cave rede­vient soudain réelle après qu’elle se soit éloignée à l’in­fi­ni, dans sa den­sité ; de même on retrou­ve la grâce après que la con­nais­sance soit, pour ain­si dire, passée par un infi­ni ; de sorte que celle-ci se man­i­feste simul­tané­ment, de la façon la plus pure, dans un corps humain dépourvu de con­science ou qui en pos­sède une infinie, je veux dire le pan­tin artic­ulé ou le Dieu. Il faudrait donc [ … ] que nous goû­tions à nou­veau à l’ar­bre de la con­nais­sance pour retomber en l’é­tat d’in­no­cence. »

Goûter à nou­veau à l’art pour chuter à la fin, à nou­veau, dans la grâce. Éprou­ver la « tékhnè » pour l’ou­bli­er et retrou­ver la « charis ». Jouer de ce rap­port entre la pra­tique (tech­nique?) et la grâce. S’ex­ercer, pra­ti­quer, dés­ap­pren­dre et oubli­er, pour enfin, dans le geste, ce lâché, attein­dre à l’in­con­science, au don spon­tané, irréfléchi, qui ne se sait pas.

Dans cette per­spec­tive, la sci­ence, con­nais­sance claire et sta­ble, est con­sid­érée par les Grecs sous la forme de la « tékhnè » dès qu’ils l’en­vis­agent sous le rap­port de ses pos­si­bil­ités de réal­i­sa­tion pra­tique. La sci­ence de l’art est-elle ain­si un ensem­ble de tech­niques à appren­dre et à mémoris­er, de pra­tiques à repro­duire ? Ou bien est-elle le fruit d’une expéri­ence lim­ite liée à l’é­tat de nature, plus proche de la grâce inno­cente : la « charis » ? Le gra­cieux, lié par nature aux dif­férents types de mou­ve­ments, de gestes ou d’at­ti­tudes, réalise une cer­taine forme de per­fec­tion esthé­tique, tou­jours inscrite au sein de la mobil­ité, même si elle est perçue sous l’aspect de ce type de mobil­ité cristallisée et figée que con­stitue l’at­ti­tude, la pos­ture, voire la stat­ue6. À quoi s’op­pose le dis­gra­cieux ? Ce dernier engen­dre chez le con­tem­pla­teur — celui aus­si qui se regarde ou répète devant un miroir, l’œil d’un met­teur en scène ou d’un choré­graphe — une sen­sa­tion pénible d’échec, de lour­deur pois­sée, de pesan­teur engluée ou d’en­trave. La légèreté opposée à la lour­deur ? La grav­ité con­tre la légèreté ? Scan­dale d’un cou­ple vrai-faux ?

Légèreté de la grav­ité

Pour en finir, pro­vi­soire­ment avec cette danse, légère et grave en même temps, deux cita­tions et une clausule.

Pre­mière cita­tion. « Pour situer le scan­dale du vrai-faux, il est utile de définir sa place dans la logique de l’é­trange où il est né et ses rap­ports avec d’autres cou­ples for­més d’élé­ments plus ou moins con­tra­dic­toires.

À côté du vrai et du faux, on trou­ve ain­si le chaud et le froid, le lourd et le léger, la droite et la gauche, le pair et l’im­pair, le noir et le blanc, le fini et l’in­fi­ni, et bien d’autres. Les rap­ports entre les deux ter­mes qui con­stituent chaque cou­ple peu­vent être, mais ne sont pas tou­jours, des rap­ports de con­tra­dic­tion absolue, d’ex­clu­sion. Ain­si en est-il du cou­ple fini-infi­ni, et plus générale­ment de tout cou­ple dont chaque terme est défi­ni par la néga­tion de l’autre7. » À la lec­ture de « Sur le théâtre de mar­i­on­nettes », les cou­ples étranges ne man­quent pas : le par­adis per­du et l’en­fer du monde, le corps humain et le pan­tin, la con­science et la grâce, la con­nais­sance et l’ou­bli, la poupée et le danseur, le pan­tin artic­ulé et le Dieu, la mar­i­on­nette et l’ac­teur, la pro­thèse vivante et le vivant inerte, l’opéra­teur (aujour­d’hui mar­i­on­net­tiste, mon­treur, met­teur en scène, choré­graphe) et Dieu, la nature et la cul­ture, la « charis » et la « tékhnè », l’e­scrimeur et l’ours, l’in­fi­ni et le fini, etc.

Deux­ième cita­tion : un exem­ple his­torique.

« Dans son amour pour la lib­erté, Socrate s’indig­nait d’être soumis à la loi de la grav­ité. Et croy­ait que le bien résidait dans l’indépen­dance à l’é­gard de la grav­ité. Car c’est elle — pen­sait-il — qui nous empêche de nous élever jusqu’au soleil.

Être indépen­dant de la grav­ité sig­ni­fie ne pas à avoir de poids et Socrate ne s’ac­cor­da de répit qu’il n’eut élim­iné de lui tout poids. — Mais con­sumés à la fois l’e­spoir de la lib­erté et l’esclavage — l’e­sprit d’indépen­dance et la pesan­teur, la néces­sité de la terre et la volon­té d’at­tein­dre le soleil — il ne s’en­vola ni vers le soleil — ni ne res­ta sur terre ; il ne fut ni indépen­dant ni esclave ; ni heureux ni mal­heureux ; mais à son sujet mes mots ne sauraient rien ajouter8. »

Dès lors, qu’est-ce que cette danse de Kleist;, Sans doute la ten­ta­tive d’échap­per à la pesan­teur car les poupées, mod­èles peut-être du danseur, comme la mar­i­on­nette devrait l’être pour l’ac­teur, « n’ont besoin du sol que pour le frôler et redonner à leurs mem­bres l’élan qui leur a été momen­tané­ment ravi.

Nous (les danseurs) avons besoin de lui pour nous repos­er et nous remet­tre des efforts exigés par la danse : un moment qui ne ressor­tit pas à la danse, un moment pour rien, qu’il faut laiss­er s’en­fuir aus­si vite que pos­si­ble9. » Mais, en vérité, peut-on faire con­sciem­ment théâtre et danse de la grâce ; Et de la mar­i­on­nette ? 


  1. Kleist « Sur le théâtre de mar­i­on­nettes » dans ANECDOTES ET PETITS ÉCRITS, traduits de l’alle­mand et présen­tés par Jean Ruf­fec, petite bib­lio­thèque Pay­ot, Paris, 1981, pp. 101 – 109 ↩︎

  2. Éti­enne Decroux, PAROLE SUR LE MIME, Librairie théâ­trale, Paris, 1994, p. 21. ↩︎

  3. Gor­don Craig, L’ART DU THÉÂTRE, Édi­tions O. Lieuri­er, Paris, sans date, p. 72. ↩︎

  4. Il se trou­vait que nous avions vu, peu de temps aupar­a­vant, l’Apol­lon à !‘Épine. La stat­ue est con­nue par ses repro­duc­tions que l’on trou­ve dans la plu­part des col­lec­tions alle­man­des. » Ibid. p. 106. ↩︎

  5. Le gra­tu­it est un acte gra­cieux. Le gra­cieux est un don gra­tu­it. ↩︎

  6. À met­tre en rela­tion avec l’idée d’É­ti­enne Decroux touchant la stat­u­aire mobile du mime con­sid­érée comme un por­trait de l’in­térieur, É. Decroux, L’in­ter­view imag­i­naire ou les«dits » d’É­ti­enne Decroux, dans ÉTIENNE DECROUX, MIME CORPOREL, textes, études et témoignages, sous la direc­tion de Patrick Pezin, L’En­tretemps édi­tions, Saint-Jean-de Védas, 2003, pp. 55 – 209 ↩︎

  7. Jacques Scher­er, DRAMATURGIES DU VRAI-FAUX, PUF écri­t­ure, Paris, 1994, p. 13. ↩︎

  8. Car­lo Michel­sraedter, LA PERSUASION ET LA RHÉTORIQUE, Adel­phi s.p.a. Milan, 1982, Édi­tions de l’É­clat, 1989, pour la tra­duc­tion française, pp. 105 – 106 ↩︎

  9. Kleist, Sur le théâtre de mar­i­on­nettes, op. cic. p. 105. ↩︎
Non classé
Partager
auteur
Écrit par Daniel Lemahieu
Daniel Lemahieu est l’auteur d’une ving­taine de pièces de théâtre dont USINAGE, DJEBELS, NAZEBROCK ou LES BAIGNEUSES. Le...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
29 Oct 2003 — DEPUIS Heinrich von Kleist ou Gordon Craig, les avant-gardes artistiques se sont interrogées avec ferveur sur le rôle de l'acteur…

DEPUIS Hein­rich von Kleist ou Gor­don Craig, les avant-gardes artis­tiques se sont inter­rogées avec fer­veur sur le rôle…

Par Elisa Guzzo Vaccarino
Précédent
28 Oct 2003 — LA DÉCENNIE autour de 1970 restera sans doute dans l’histoire du théâtre mondial comme l’âge d’or de la «création collective».…

LA DÉCENNIE autour de 1970 restera sans doute dans l’histoire du théâtre mon­di­al comme l’âge d’or de la « créa­tion col­lec­tive ». Celle-ci se définit comme étant l’œuvre d’une « troupe » étroite­ment unie – voire con­fon­due – autour…

Par Évelyne Ertel
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total