QU’EST-CE QUE la danse de Kleist ? La réponse n’est-elle pas avant tout dans ce qu’on ne lit pas en filigrane de son texte « Sur le théâtre de marionnettes »1 La marionnette y aurait liquidé le protagoniste lui-même. Qui ? « M. C…, qui venait d’être engagé comme premier danseur à l’Opéra [ … ] où il obtenait un succès extraordinaire. » Dans ce petit essai énigmatique, un danseur, au milieu de marionnettes, échange des propos avec le mathématicien inaccompli et écrivain sublime, Kleist. Mais pas seulement. Ce dialogue, nous le verrons, ouvrira divers épisodes dont un affrontement à l’épée avec un ours, la bête.
Kleist commence par une histoire : « Au cours de l’hiver 1801 que je passai à M. [sans doute Mayence], je rencontrai un soir, dans le jardin public M. C…, qui venait d’être engagé comme premier danseur à l’Opéra de cette ville où il obtenait un succès extraordinaire. » Le narrateur l’a déjà « aperçu plusieurs fois dans un petit théâtre de marionnettes dressé sur la place du marché, où la populace venait se réjouir à la représentation de petites pièces dramatiques et burlesques accompagnées de danses et de chants. »
Kleist dévoile ici un paradoxe : comment un danseur aussi réputé, maître de son art, peut-il s’intéresser à un divertissement inventé pour le peuple ? Non seulement il apprécie ce jeu inventé pour les gens d’en bas, mais tient cet art de la marionnette pour « capable d’un développement supérieur ». Il semble même qu’il s’occupe « personnellement de le promouvoir », parce qu’un danseur pourrait en apprendre « bien des choses ».
Le « développement supérieur » annoncé par Kleist, nous le savons, sera le théâtre de l’opérateur, celui du metteur en scène, qui prendra son essor à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle. l’opérateur présent ici préfigure ce qui deviendra le metteur en scène promoteur d’une nouvelle technique. Mais Kleist s’aventure beaucoup plus loin lorsqu’il prétend que cet opérateur naissant travaillera sur des « petites pièces dramatiques et burlesques accompagnées de danses et de chants, des textes qui ne disent presque rien ou qui expriment ou énoncent peu. Quel en est le contenu ? Rien n’est dit. S’agit-il encore d’un théâtre de parole ?
Kleist dessine une révolution : il exhausse le théâtre de marionnettes au-dessus du théâtre de parole. Il décide de privilégier le mouvement au détriment de la parole. l’essence de ce théâtre de chants et de gestes, théâtre du mouvement, ne relève plus de la parole. Ce privilège accordé au mouvement contre la parole s’explique-t-il par le fait que ce théâtre, produit pour le peuple, est destiné à la populace, à ceux qui finalement ne vont jamais au théâtre ? Ou bien l’intérêt attaché à cet art de la marionnette dévoile-t-il l’essence du théâtre, et désigne-t-il sa définition ? Lieu d’où l’on voit, là où l’œil écoute ?
Pourquoi les marionnettes, les gestes, le mouvement, l’emporteraient-ils sur les personnes, ces humains qui essaient de parler, puisque l’idée court depuis des siècles que l’homme, animal raisonnable, est doué de parole ?
À cette question, le texte de Kleist, par la bouche du danseur, répond : leur supériorité est justifiée par une distribution naturelle des centres de gravité.
Nous parlons toujours, à propos des marionnettes, de centre de gravité. Qu’en est-il ? Est-il situé à trois centimètres au-dessous du nombril ? Ou bien parlons-nous du tronc et de ses différentes parties que l’on valorise de préférence aux bras et aux jambes ? Le tronc possèderait ainsi deux vertus que ni les bras ni les jambes n’affichent jamais : puissance et discrétion. Idée chère à Étienne Decroux2… Divers états du tronc à explorer : poitrine, ceinture, épaules, bassin. Ainsi, rejeter l’utilisation illustrative des extrémités du corps pour exhiber, exposer, exacerber le « centre », devenu le siège des émotions, fondé sur la gravité.
Le danseur enchaîne : il peut « y avoir plus de grâce dans un pantin articulé que dans la charpente du corps humain» ; et il ajoute : il est « impossible à l’homme d’égaler en cela le pantin ». Et pourtant, quand les marionnettes sont articulées, le recours au vivant humain est indispensable. Jamais, excepté dans le cas de l’automate, une poupée ne se déplace seule. Ce pantin exige d’être manipulé par l’opérateur. Cet opérateur-manipulateur doit être capable, précise le danseur, de fabriquer des marionnettes perfectionnées avec des jambes mécaniques, comme des prothèses, de façon à ce que la poupée puisse danser toute seule. Se rapprocherait-on alors de l’idée de la sur-marionnette ?
Cette question nous renvoie à un autre chercheur-metteur en scène : Gordon Craig. Il pose la thèse suivante : « L’acteur disparaîtra, à sa place, nous verrons un personnage inanimé qui portera, si vous voulez, le nom de sur-marionnette jusqu’à ce qu’il ait conquis un nom plus glorieux3. » Rapprochons la position de Kleist de celle de Craig. Ce dernier pense que la marionnette possède sur l’acteur une supériorité. Laquelle ? Celle de ne pas avoir un corps. Il ne doit pas exister, selon lui, parce que ce corps est « à la merci des émotions ».
Le corps est « par sa nature même impropre à servir d’instrument à un art ». S’agit-il de n’importe quel art, pas seulement le théâtre ? Le corps humain serait-il impropre à servir le moindre art ? Qu’est-ce que cela implique ? Souvent, les lecteurs imaginent que Craig suggère de remplacer l’acteur par la marionnette.
Interprétation fausse. Il propose que l’acteur prenne la marionnette comme modèle : il demande que l’acteur devienne l’image d’une sur-marionnette. La marionnette servira de modèle à l’acteur ? et au danseur ? Quel est ce modèle ?
Pour Kleist et Craig, ce modèle se trouve lié à un état antérieur à l’homme. Un état de grâce ? L’antériorité souligne Craig, est la création, la vie, « par-delà le voile de la mort ». Selon Kleist, elle est « l’innocence et le paradis perdu ». L’un comme l’autre défendent l’idée qu’une chute — une catastrophe — a provoqué la déchéance de la marionnette et a entraîné l’acteur à la remplacer.
À un moment donné, dans nos théâtres d’opérations, dans le système des opérateurs, la déchéance de la marionnette a impliqué, affirme Craig, que cette « figurine » — « la divine marionnette » — a été remplacée par l’acteur. Quand ces écrivains, tels des prophètes, parlent de chute, ils mettent au jour un pressentiment : l’art du théâtre serait fondé moins sur le texte ou le jeu, l’auteur ou l’acteur (voire le danseur), que sur le concret de la scène régi par le créateur, le metteur en scène, bien que, selon le cinéaste Jean Renoir, le créateur n’existe pas, excepté, peut-être, Dieu, si quelqu’un y croit. Tous les autres sont des transformateurs.
Ainsi, le « créateur » (le transformateur) ne serait ni l’auteur, ni l’acteur, mais l’opérateur. Mais qui est l’opérateur ? Certains prétendent qu’il s’agit du metteur en scène. Pourquoi ont-ils tort ? Il nous semble que c’est parfois la marionnette, l’acteur aussi ou le danseur qui manipulent l’opérateur, et pas seulement l’opérateur qui les manipule. Prenons un peu de biais ce que Kleist et Craig dessinent.
Que produit cet opérateur-marionnettiste ou la marionnette-opératrice ? Il ne travaille pas seulement des morceaux de textes, des bricoles matérielles, des poupées, des figurines ou des effigies, mais essentiellement des mouvements, des gestes du corps, des corps en mouvement. Comment ? Citons à nouveau ce qu’écrit Kleist à propos des prothèses, des jambes mécaniques dont les mouvements s’accomplissent « avec un calme, une aisance et une grâce qui plongent dans l’étonnement tous les esprits capables de réflexion [ … ] ».
« Qualité[s] exceptionnelle[s] que l’on cherche en vain chez la plupart de nos danseurs ! » Pourtant, ces derniers apprennent et répètent parfois longuement et péniblement au miroir, ou bien ils se mirent dans l’œil de leur opérateur-chorégraphe. Qu’éprouvent-ils pendant ces apprentissages répétés ? Quel désespoir les saisit quand ils sont aux prises avec ce dilemme : faut-il privilégier la grâce du geste ou bien la conscience du geste ? L’effacement de soi, sorte de disparition, d’« inscience », promeut-il la grâce ? Prévaut-il par rapport à la connaissance ?
Répéter au miroir
Le problème est formulé par Kleist : « Quels désordres font surgir la conscience dans la grâce naturelle de l’homme » Il répond par une anecdote : « [ … ] un jeune homme de ma connaissance avait en quelque sorte, sous mes yeux, à la suite d’une simple remarque, perdu son innocence et le paradis et [ … ], malgré tous les efforts imaginables, il n’avait jamais pu les retrouver.[ … ] »
La silhouette [de ce jeune homme de seize ans à peine] s’auréolait en ce temps-là d’une grâce merveilleuse. » Il était beau comme une statue grecque, celle d’Apollon par exemple. Mais un coup d’œil jeté à l’improviste dans un miroir lui fit surprendre et connaître « la grâce qui l’habitait ». Mis au défi de répéter le geste qui l’apparenta, un instant, à une statue d’Apollon4, il échoua et « sa grâce naturelle » s’en trouva détruite. Par la suite, « les mouvements qu’il exécut[ait] [pour le retrouver] avaient quelque chose de si comique que j’avais peine à me retenir de rire », rapporte le narrateur. Le charme était rompu. Et « un changement incompréhensible se produisit chez ce jeune homme ». Après une année passée à tenter de reproduire, « devant le miroir », son image idéale, survint la complète déchéance. Debout des jours durant devant le miroir, « ses charmes peu à peu déclinèrent » : il devint incapable de découvrir encore en lui « la moindre trace de cette grâce qui naguère réjouissait les yeux de son entourage ».
Comment essayer de retrouver consciemment l’innocence de la grâce vécue sans distance, sans aucun intermédiaire ? Apercevant dans « une grande psyché » le geste qui, en lui, en a « fait surgir la conscience », il perd « et son innocence et son paradis ». Que se passe-t-il ? De l’innocence du paradis, il a chuté dans la conscience de l’action et du geste. Mais ce geste gracieux, fait d’innocence et d’immédiate beauté, il est incapable de le réinventer. Recommençant devant la psyché — « au moins dix fois : en vain ! » -, il est devenu un acteur, un danseur : le théâtre est sa chute, la danse son calvaire. Quelle interprétation tirer de ce malheur’ Cette douloureuse répétition ou tentative de reproduction au miroir annihile l’acte gratuit, ce geste qui nous agit sans que s’impose la nécessité de le représenter, le présenter à nouveau. Dans l’innocence — cette situation d’éclipses ou de mise entre parenthèses de la conscience — on n’agit pas, on est agi, telle une marionnette. La chute dans la représentation du geste devant le miroir ou les yeux d’un, de plusieurs spectateurs, stigmatise, désigne la descente au cœur des enfers du désastre de l’insatisfaction du faire, du refaire et du défaire perpétuels.
Pourquoi survient cette catastrophe ? La grâce ne nous regarde pas. Nous ne pouvons pas la regarder.
Elle ne peut être que surprise, saisie au vol, en pure perte. Elle nous touche. Ou pas. Ce moment épiphanique est sans limites, sans détermination, ni anticipation, ni attente. Elle ne peut pas se mesurer en termes d’échec ou de gain. La grâce nous habite, fait partie de nous. Ou pas. Elle est. Ou elle n’est pas. « Ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas. Car l’être est en effet. Et le non-être n’est pas. » (Parménide) Ainsi, ou bien il n’est de grandeur que dans la douleur : la répétition. Ou bien il n’est de bonheur que dans l’abandon : la gracieuse immédiateté du geste5. Le charme étrange du mouvement d’un corps, l’évidence bouleversante de la mimique d’un visage contre les machinations, les pièges de la danse ou les machineries, les illusions du théâtre. Lutter contre son image, son portrait intérieur. Combattre en pure perte face au miroir.
Quand je serai danseur, perdrai-je mon innocence ? Une bataille s’annonce. Effroyable. Contre la bête, contre l’état de nature tout cru. Un duel réunit et sépare définitivement ici le danseur-escrimeur et l’ours pourtant attaché à un pieu, l’homme qui s’escrime contre l’animal.
La bête contre le danseur
M. C … , le danseur révélateur du paradoxe sur les marionnettes, raconte l’anecdote d’une étrange bataille présentée comme une énigme. Ce nouveau récit fait s’affronter l’escrimeur (l’escrimeur-danseur, M. C… ) et l’ours. « À ce propos, me dit M.C … avec aménité, il faut que je vous raconte une autre histoire : vous comprendrez aisément qu’elle a sa place ici. Je me trouvais lors d’un voyage en Russie sur les terres de M. v. G …, un gentilhomme livonien, dont les fils, alors, s’exerçaient intensément à l’escrime. Particulièrement l’aîné, qui était récemment sorti de l’Université, jouait les virtuoses et me tendit une rapière, un matin où je me trouvais dans sa chambre. Nous ferraillâmes, mais il se trouva que je lui étais supérieur ; il y mit de la passion, ce qui le troubla ; chaque coup, presque, que je lui portais faisait mouche, et finalement son épée alla voler dans un coin de la pièce. Mi-rieur, mi-chagrin, il reconnut, quand il fut pour ramasser son arme, qu’il avait trouvé son maître ; mais, comme chacun dans ce monde finit par trouver le sien, ajouta-t-il, il voulut incontinent me conduire auprès du mien. Ses frères riaient aux éclats et criaient : Oui, oui, descendons à la remise à bois, et là-dessus, ils me prirent par la main et me conduisirent auprès d’un ours, que M. v. G…, leur père, avait fait élever à l’intérieur de la propriété.
L’ours, lorsqu’étonné je m’avançai vers lui, se tenait sur les pattes de derrière, arc-bouté contre le pieu auquel il était attaché, la patte droite levée, en arrêt, me fixant du regard : c’était là sa garde. Je ne savais si je rêvais, lorsque je me vis face à un tel adversaire ; allez, frappez, frappez, me dit M. v. G … , essayez donc de l’estoquer.
Lorsque je fus revenu un peu de ma stupeur, je fonçai sur lui, la rapière en avant ; l’ours fit un bref mouvement de la patte et para le coup. Je tentai de l’abuser par des feintes ; il ne bougea pas. Je me fendis à nouveau, et avec une si soudaine agilité que, s’il se fût agi d’une poitrine humaine, je l’eusse infailliblement touché : l’ours exécuta un bref mouvement de la patte et para le coup. Je me trouvais à présent presque dans la position du jeune M. v. G … L’ours, prenant les choses au sérieux, me fit perdre contenance, coups et feintes se succédèrent, je ruisselais de sueur : en vain ! Il ne suffisait pas que l’ours, à l’instar du meilleur escrimeur, parât tous mes coups ; il ne répondait à aucune de mes feintes (ce que nul escrimeur au monde ne voudrait imiter): me regardant droit dans les yeux, comme s’il eût voulu lire dans mon âme, il se tenait, la patte levée, prête à frapper, et si mes coups ne lui semblaient pas sérieux, il ne bougeait pas. »
L’ours ne joue pas le jeu et l’artiste est en échec, face à un mur. Non seulement la bête pare tous les coups de l’habile danseur, mais encore elle ne répond à aucune de ses feintes. L’expérience, la connaissance, le talent, l’art du danseur ne lui servent à rien. La nature impavide et efficiente de la bête le démonte, le défait. Il est désarçonné ; il s’épuise. Il est battu. Sa chute, sa déroute sont achevées. Rien à faire devant un tel adversaire qui le regarde sans détour, sans complaisance et qui le met à nu, le brise. L’ours ne bouge pas car les coups dérisoires que M. C… lui adresse « ne lui semblent pas sérieux ».
Et qu’advient-il du sérieux de toutes ces histoires ? En réalité, nous assistons à l’affrontement entre la connaissance et la grâce.
La connaissance et la grâce
Chez Kleist, la connaissance et la grâce sont unies dans un rapport inverse : « Plus celle-là est obscure et faible, plus celle-ci rayonne et domine. » Est-ce définitif ? Non. Kleist ajoute une ultime estocade : « [ … ] de même que deux courbes se coupent à l’infini après passage de part et d’autre d’un point, ou que l’image donnée par un miroir concave redevient soudain réelle après qu’elle se soit éloignée à l’infini, dans sa densité ; de même on retrouve la grâce après que la connaissance soit, pour ainsi dire, passée par un infini ; de sorte que celle-ci se manifeste simultanément, de la façon la plus pure, dans un corps humain dépourvu de conscience ou qui en possède une infinie, je veux dire le pantin articulé ou le Dieu. Il faudrait donc [ … ] que nous goûtions à nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber en l’état d’innocence. »
Goûter à nouveau à l’art pour chuter à la fin, à nouveau, dans la grâce. Éprouver la « tékhnè » pour l’oublier et retrouver la « charis ». Jouer de ce rapport entre la pratique (technique?) et la grâce. S’exercer, pratiquer, désapprendre et oublier, pour enfin, dans le geste, ce lâché, atteindre à l’inconscience, au don spontané, irréfléchi, qui ne se sait pas.
Dans cette perspective, la science, connaissance claire et stable, est considérée par les Grecs sous la forme de la « tékhnè » dès qu’ils l’envisagent sous le rapport de ses possibilités de réalisation pratique. La science de l’art est-elle ainsi un ensemble de techniques à apprendre et à mémoriser, de pratiques à reproduire ? Ou bien est-elle le fruit d’une expérience limite liée à l’état de nature, plus proche de la grâce innocente : la « charis » ? Le gracieux, lié par nature aux différents types de mouvements, de gestes ou d’attitudes, réalise une certaine forme de perfection esthétique, toujours inscrite au sein de la mobilité, même si elle est perçue sous l’aspect de ce type de mobilité cristallisée et figée que constitue l’attitude, la posture, voire la statue6. À quoi s’oppose le disgracieux ? Ce dernier engendre chez le contemplateur — celui aussi qui se regarde ou répète devant un miroir, l’œil d’un metteur en scène ou d’un chorégraphe — une sensation pénible d’échec, de lourdeur poissée, de pesanteur engluée ou d’entrave. La légèreté opposée à la lourdeur ? La gravité contre la légèreté ? Scandale d’un couple vrai-faux ?
Légèreté de la gravité
Pour en finir, provisoirement avec cette danse, légère et grave en même temps, deux citations et une clausule.
Première citation. « Pour situer le scandale du vrai-faux, il est utile de définir sa place dans la logique de l’étrange où il est né et ses rapports avec d’autres couples formés d’éléments plus ou moins contradictoires.
À côté du vrai et du faux, on trouve ainsi le chaud et le froid, le lourd et le léger, la droite et la gauche, le pair et l’impair, le noir et le blanc, le fini et l’infini, et bien d’autres. Les rapports entre les deux termes qui constituent chaque couple peuvent être, mais ne sont pas toujours, des rapports de contradiction absolue, d’exclusion. Ainsi en est-il du couple fini-infini, et plus généralement de tout couple dont chaque terme est défini par la négation de l’autre7. » À la lecture de « Sur le théâtre de marionnettes », les couples étranges ne manquent pas : le paradis perdu et l’enfer du monde, le corps humain et le pantin, la conscience et la grâce, la connaissance et l’oubli, la poupée et le danseur, le pantin articulé et le Dieu, la marionnette et l’acteur, la prothèse vivante et le vivant inerte, l’opérateur (aujourd’hui marionnettiste, montreur, metteur en scène, chorégraphe) et Dieu, la nature et la culture, la « charis » et la « tékhnè », l’escrimeur et l’ours, l’infini et le fini, etc.
Deuxième citation : un exemple historique.
« Dans son amour pour la liberté, Socrate s’indignait d’être soumis à la loi de la gravité. Et croyait que le bien résidait dans l’indépendance à l’égard de la gravité. Car c’est elle — pensait-il — qui nous empêche de nous élever jusqu’au soleil.
Être indépendant de la gravité signifie ne pas à avoir de poids et Socrate ne s’accorda de répit qu’il n’eut éliminé de lui tout poids. — Mais consumés à la fois l’espoir de la liberté et l’esclavage — l’esprit d’indépendance et la pesanteur, la nécessité de la terre et la volonté d’atteindre le soleil — il ne s’envola ni vers le soleil — ni ne resta sur terre ; il ne fut ni indépendant ni esclave ; ni heureux ni malheureux ; mais à son sujet mes mots ne sauraient rien ajouter8. »
Dès lors, qu’est-ce que cette danse de Kleist;, Sans doute la tentative d’échapper à la pesanteur car les poupées, modèles peut-être du danseur, comme la marionnette devrait l’être pour l’acteur, « n’ont besoin du sol que pour le frôler et redonner à leurs membres l’élan qui leur a été momentanément ravi.
Nous (les danseurs) avons besoin de lui pour nous reposer et nous remettre des efforts exigés par la danse : un moment qui ne ressortit pas à la danse, un moment pour rien, qu’il faut laisser s’enfuir aussi vite que possible9. » Mais, en vérité, peut-on faire consciemment théâtre et danse de la grâce ; Et de la marionnette ?
Kleist « Sur le théâtre de marionnettes » dans ANECDOTES ET PETITS ÉCRITS, traduits de l’allemand et présentés par Jean Ruffec, petite bibliothèque Payot, Paris, 1981, pp. 101 – 109 ↩︎
Étienne Decroux, PAROLE SUR LE MIME, Librairie théâtrale, Paris, 1994, p. 21. ↩︎
Gordon Craig, L’ART DU THÉÂTRE, Éditions O. Lieurier, Paris, sans date, p. 72. ↩︎
Il se trouvait que nous avions vu, peu de temps auparavant, l’Apollon à !‘Épine. La statue est connue par ses reproductions que l’on trouve dans la plupart des collections allemandes. » Ibid. p. 106. ↩︎
Le gratuit est un acte gracieux. Le gracieux est un don gratuit. ↩︎
À mettre en relation avec l’idée d’Étienne Decroux touchant la statuaire mobile du mime considérée comme un portrait de l’intérieur, É. Decroux, L’interview imaginaire ou les«dits » d’Étienne Decroux, dans ÉTIENNE DECROUX, MIME CORPOREL, textes, études et témoignages, sous la direction de Patrick Pezin, L’Entretemps éditions, Saint-Jean-de Védas, 2003, pp. 55 – 209 ↩︎
Jacques Scherer, DRAMATURGIES DU VRAI-FAUX, PUF écriture, Paris, 1994, p. 13. ↩︎
Carlo Michelsraedter, LA PERSUASION ET LA RHÉTORIQUE, Adelphi s.p.a. Milan, 1982, Éditions de l’Éclat, 1989, pour la traduction française, pp. 105 – 106 ↩︎
Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, op. cic. p. 105. ↩︎