PHÉNOMÈNE de société ? À l’aube du XXIe siècle, un grand nombre d’individus — privilégiés — s’escriment à façonner un corps idéal : minceur, musculature, visage lifté et poitrine siliconée…
Publicité et magazines féminins irradient des messages sur la perfectibilité des apparences. À l’ère des exploits sportifs trafiqués et du corps body-buildé, des progrès scientifiques au service du clonage, de la reproduction différée et autres rêves d’éternité, le phantasme du « beau pour toujours » semble poussé à son paroxysme. Bien sûr, de tout temps l’on a trouvé sur le marché des élixirs d’amour, de virilité et d’éternité, croyant pouvoir enrayer les défauts inhérents à un organisme naturellement aléatoire, empêcher des ans l’irréparable outrage …
La mode a inventé la « femme-objet » gui cherche à se sculpter un corps parfait. L’histoire de l’art témoigne d’histoires où l’homme fabrique des créatures en vue de les contrôler entièrement. Le thème est récurrent dans la littérature et le cinéma, mais les essais rarement probants : la créature de Frankenstein est pour le moins esthétiquement ratée, Pinocchio n’est pas un petit garçon très obéissant et les robots créés pour servir l’homme finissent toujours par muter et vouloir détruire leur créateur. Il arrive même à la marionnette dont on imagine tirer les fils, d’inverser le processus de domination …
Bien manipuler l’autre n’est pas aisé. Se maîtriser soi-même encore moins. Une partie du travail du danseur consiste à répéter avec son instrument corporel comme avec un instrument de musique, un objet extérieur.
Dans son célèbre essai, SUR LE THÉÂTRE DE MARIONNETTES, Heinrich Von Kleist décrit la fascination de Monsieur C., premier danseur à l’Opéra de la Ville, pour un simple pantin. Contemplation, admiration et jalousie d’un virtuose de la chorégraphie : « il m’assura que la pantomime de ces poupées lui procurait un plaisir intense et me fit clairement sentir qu’elles pouvaient apprendre toutes sortes de choses à un danseur désireux de se parfaire. » Évidemment soumis aux tristes lois de la gravité et à celles de ses émotions, l’humain n’en reste pas moins inférieur au pantin. Le danseur est faillible. Et des années d’exercice n’y changeront rien fondamentalement. Jamais il n’atteindra le degré zéro du risque tandis que la marionnette enchaînera ad vitam les pirouettes si elle le souhaite, bondira insolemment dans les airs sans crainte de l’inévitable retombée … Virtuose et aérienne, sans sueur ni afféterie, la marionnette rappelle éternellement au danseur de Kleist — et autres lecteurs -, à quel point nous sommes dans « l’incontrôle ».
L’homme, qui plus est le danseur, aurait donc fort à apprendre de la marionnette pour retrouver un peu de maîtrise de soi, de distanciation, et qui sait, d’innocence … Oïchi Okamoto, qui a fondé la compagnie japonaise Dondoro, incarne à lui seul magnifiquement cette relation duelle entre l’interprète-manipulateur-danseur et la marionnette, jouant sur toutes les cordes permises par ce vis-à-vis contre nature, du face-à-face schizophrénique à l’union sacrée en passant par l’osmose entre corps vivant et inanimé. Quand on suggère à Oïchi Okamoto qu’il danse avec sa marionnette, il rétorque simplement qu’il est marionnettiste, manipulant indifféremment la marionnette et son propre corps.
Cet ouvrage tente de rapporter d’autres histoires, d’autres expériences, sur les relations qui se sont tissées entre le manipulateur et la poupée, entre le vivant et l’inanimé, au fil de l’histoire de l’art et au hasard des continents.