Manipulation du corps : vertige ou maîtrise ?
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Manipulation du corps : vertige ou maîtrise ?

Le 31 Oct 2003
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PHÉNOMÈNE de société ? À l’aube du XXIe siè­cle, un grand nom­bre d’in­di­vidus — priv­ilégiés — s’e­scri­ment à façon­ner un corps idéal : minceur, mus­cu­la­ture, vis­age lifté et poitrine sil­i­conée… 

Pub­lic­ité et mag­a­zines féminins irra­di­ent des mes­sages sur la per­fectibil­ité des apparences. À l’ère des exploits sportifs trafiqués et du corps body-buildé, des pro­grès sci­en­tifiques au ser­vice du clon­age, de la repro­duc­tion dif­férée et autres rêves d’é­ter­nité, le phan­tasme du « beau pour tou­jours » sem­ble poussé à son parox­ysme. Bien sûr, de tout temps l’on a trou­vé sur le marché des élixirs d’amour, de viril­ité et d’é­ter­nité, croy­ant pou­voir enray­er les défauts inhérents à un organ­isme naturelle­ment aléa­toire, empêch­er des ans l’ir­ré­para­ble out­rage …

La mode a inven­té la « femme-objet » gui cherche à se sculpter un corps par­fait. L’his­toire de l’art témoigne ​​d’his­toires où l’homme fab­rique des créa­tures en vue de les con­trôler entière­ment. Le thème est récur­rent dans la lit­téra­ture et le ciné­ma, mais les essais rarement probants : la créa­ture de Franken­stein est pour le moins esthé­tique­ment ratée, Pinoc­chio n’est pas un petit garçon très obéis­sant et les robots créés pour servir l’homme finis­sent tou­jours par muter et vouloir détru­ire leur créa­teur. Il arrive même à la mar­i­on­nette dont on imag­ine tir­er les fils, d’in­vers­er le proces­sus de dom­i­na­tion …

Bien manip­uler l’autre n’est pas aisé. Se maîtris­er soi-même encore moins. Une par­tie du tra­vail du danseur con­siste à répéter avec son instru­ment cor­porel comme avec un instru­ment de musique, un objet extérieur.

Dans son célèbre essai, SUR LE THÉÂTRE DE MARIONNETTES, Hein­rich Von Kleist décrit la fas­ci­na­tion de Mon­sieur C., pre­mier danseur à l’Opéra de la Ville, pour un sim­ple pan­tin. Con­tem­pla­tion, admi­ra­tion et jalousie d’un vir­tu­ose de la choré­gra­phie : « il m’as­sura que la pan­tomime de ces poupées lui procu­rait un plaisir intense et me fit claire­ment sen­tir qu’elles pou­vaient appren­dre toutes sortes de choses à un danseur désireux de se par­faire. » Évidem­ment soumis aux tristes lois de la grav­ité et à celles de ses émo­tions, l’hu­main n’en reste pas moins inférieur au pan­tin. Le danseur est fail­li­ble. Et des années d’ex­er­ci­ce n’y chang­eront rien fon­da­men­tale­ment. Jamais il n’at­tein­dra le degré zéro du risque tan­dis que la mar­i­on­nette enchaîn­era ad vitam les pirou­ettes si elle le souhaite, bondi­ra insolem­ment dans les airs sans crainte de l’inévitable retombée … Vir­tu­ose et aéri­enne, sans sueur ni affé­terie, la mar­i­on­nette rap­pelle éter­nelle­ment au danseur de Kleist — et autres lecteurs -, à quel point nous sommes dans « l’in­con­trôle ».

L’homme, qui plus est le danseur, aurait donc fort à appren­dre de la mar­i­on­nette pour retrou­ver un peu de maîtrise de soi, de dis­tan­ci­a­tion, et qui sait, d’in­no­cence … Oïchi Okamo­to, qui a fondé la com­pag­nie japon­aise Don­doro, incar­ne à lui seul mag­nifique­ment cette rela­tion duelle entre l’in­ter­prète-manip­u­la­teur-danseur et la mar­i­on­nette, jouant sur toutes les cordes per­mis­es par ce vis-à-vis con­tre nature, du face-à-face schiz­o­phrénique à l’u­nion sacrée en pas­sant par l’os­mose entre corps vivant et inan­imé. Quand on sug­gère à Oïchi Okamo­to qu’il danse avec sa mar­i­on­nette, il rétorque sim­ple­ment qu’il est mar­i­on­net­tiste, manip­u­lant indif­férem­ment la mar­i­on­nette et son pro­pre corps.

Cet ouvrage tente de rap­porter d’autres his­toires, d’autres expéri­ences, sur les rela­tions qui se sont tis­sées entre le manip­u­la­teur et la poupée, entre le vivant et l’i­nan­imé, au fil de l’his­toire de l’art et au hasard des con­ti­nents.

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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Sylvie Mar­tin-Lah­mani est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Alter­na­tives théâ­trales, doc­tor­ante à la Sor­bonne sous...Plus d'info
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