PAUL EMOND : Il me semble impossible d’être aujourd’hui un écrivain de théâtre sans ce que j’appellerais, au meilleur sens du terme, un compagnonnage avec des praticiens. Un de mes grands bonheurs est d’avoir pu, depuis un certain nombre d’années maintenant, travailler en contact étroit avec des personnes aussi différentes que Jules-Henri Marchant, Jacques Fumière, Abbès Zahmani, Yannic Mancel, pour n’en citer que quelques-unes. Sans le dialogue amical et passionné que j’entretiens avec elles, sans leurs critiques et leurs commentaires sur mon travail, sans leur soutien, sans le rôle de passeurs qu’à des titres divers ils ont tenu de façon répétée entre mes textes et la scène, jamais je n’aurais pu faire le parcours que j’ai fait. Michel Tanner fait bien évidemment partie de ce groupe totalement hétéroclite qui m’est si important. Nous nous voyons souvent, discutons beaucoup, nous nous exposons nos accords et désaccords — dans l’intérêt même de nos entreprises communes, nous n’avons évidemment pas le même regard sur tout —, rêvons à des projets dont quelques-uns se sont déjà concrétisés …
Bruno Dubois : Comment ce compagnonnage avec Michel Tanner a‑t-il commencé ?
P. E.: On s’est croisés une première fois en 1986, à l’occasion de la création de ma première pièce, LES PUPILLES DU TIGRE, par Philippe Sireuil. Je me rappelle une conversation passionnante au bar de la salle Saint-Michel à Bruxelles où le spectacle était présenté, puisque, à l’époque, le Varia était en pleins travaux d’aménagements. J’ai été frappé par l’intérêt que portait Michel à tout ce qui touchait à la dramaturgie, aux différents regards que l’on pouvait avoir sur un texte, aux réseaux de sens qui innervent celui-ci, etc. Et je crois que ce qui l’avait intéressé, lui, dans LES PUPILLES, c’était sa dimension grotesque, l’incongruité des situations, la folie qui anime les personnages. Puis on s’est perdus de vue. En 1991, j’ai été invité à participer à Poitiers à un débat sur le théâtre en Communauté française de Belgique. Et je me suis retrouvé à côté de Michel. Ce fut une rencontre importante, c’est ce jour-là manifestement qu’est né notre désir de travailler ensemble.
B. D.: En quoi a consisté exactement cette collaboration ?
P. E.: Quelques semaines plus tard, je me retrouvais avec la commande de l’adaptation du MARCHAND DE VENISE pour Michel et celle du JOURNAL INTIME DE SALLY MARA de Raymond Queneau pour Guy Pion. Plus tard, il y a eu celle des BACCHANTES. J’ai suivi également les autres spectacles de Michel, LE BOURGEOIS GENTILHOMME et LA CONTREBASSE, par exemple, où Frédéric Hérion était époustouflant. Mais il y a eu d’autres choses aussi : des ateliers d’écriture théâtrale que j’ai animés dans le cadre du C.D.H. et des Services Culturels de la Province du Hainaut ; puis, à la Fabrique du Théâtre, à la Bouverie, que Michel a ouverte il y a peu et qui est un lieu qui va devenir de plus en plus important, un travail de groupe, à la fois dramaturgique et scénographique, autour de mon roman LA DANSE DU FUMISTE, dont je termine l’adaptation et que Christian Léonard devrait jouer dans un avenir proche. Je dois aussi à Michel l’organisation d’une lecture publique à Charleroi de mon monologue TÊTE-À-TÊTE par Jo Deseure ; c’est également lui qui a fait connaître ce texte à Léonil Mc Cormick, lequel vient de le mettre en scène dans son Théâtre de la Valette à Ittre. Tout cela nous a amenés tout naturellement à ce que j’écrive pour Michel une pièce originale, GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS.
B. D.: Revenons un instant à votre travail d’adaptation. Lors de son discours d’introduction aux Sixièmes assises de la Traduction littéraire, en 1989, qui avaient pour thème Traduire le Théâtre, Bernard Faivre d’Arcier disait : « La traduction pour le théâtre est d’emblée et indissociablement une adaptation. (…) Traduire en adaptant, c’est tracer les prolongements visibles du texte, c’est multiplier ses échos sonores. En ce sens, le traducteur-adaptateur participe lui aussi au spectacle. Son travail est d’essence dramaturgique. » Qu’en pensez-vous ?
P. E.: Il suffit de penser à certaines traductions universitaires de grands textes de théâtre, des traductions très précises, minutieuses, suivant au plus près la littéralité du texte original, pour se rendre compte de la pertinence de ces propos. Car ces traductions-là sont inmontables, elles ne sont pas prévues pour la bouche des comédiens, pour Le rythme d’un spectacle, elles n’ont aucune théâtralité. C’est donc bien vrai qu’il ya, d’emblée, dans le chef de celui qui traduit dans le but de faire représenter la pièce, une démarche d’ordre dramaturgique. Dans les deux cas du MARCHAND DE VENISE et des BACCHANTES, c’était d’autant plus net qu’il ne s’agissait pas d’une simple traduction mais d’une véritable adaptation. Les nécessités de la production du spectacle et aussi la façon dont Michel voulait réaliser LE MARCHAND, par exemple, imposaient de ramener le nombre de personnages de dix-neuf à neuf. Il fallait donc aménager la pièce, ce qui est à la fois un travail délicat et passionnant, surtout avec un texte comme celui-là, qui est en apparence une comédie mais qui, comme on le sait, inscrit en son centre la question de l’antisémitisme. Il fallait surtout ne pas aplatir un texte riche, polysémique, respecter suffisamment toutes ses ambiguïtés toutes ses ouvertures à la diversité du sens pour que le metteur en scène puisse y inscrire la spécificité de sa mise en scène. Mais puisque la mise en scène est aussi et nécessairement adaptation, il faut aussi que le texte lui résiste, qu’il propose plus que ce qu’elle retiendra. J’espère d’ailleurs que l’on peut, à partir de mes versions du MARCHAND et des BACCHANTES, réaliser des mises en scène complètement différentes de celles de Tanner.
B. D.: Pourquoi insistez-vous sur cette résistance du texte à la mise en scène ?
P. E.: Parce que, pour moi, un spectacle fort résulte de la confrontation de plusieurs univers qui ont leur force propre : celui de l’écrivain, celui du metteur en scène, celui du scénographe, etc. À priori, je me méfie d’un spectacle écrit et mis en scène par la même personne, ou encore de ce que l’on appelle une « écriture collective », où le texte est écrit par le metteur en scène et les acteurs pendant la préparation même du spectacle. Les représentations de GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS, seront la confrontation des mondes d’Emond, de Tanner, d’Octave, de l’imaginaire et des corps des acteurs. Dans cette confrontation, metteur en scène et acteurs ont à trouver leur regard spécifique sur le texte, leur façon à eux d’en faire vibrer ce que l’on appelle le sous-texte. « Déchirures », la troisième partie de GRINCEMENTS rassemble deux hommes et deux femmes au cours d’une conversation banale sur l’amour. En répétition, Tanner propose que, parmi ces quatre personnages, il y ait un homme et une femme qui se conduisent comme s’ils avaient eu précédemment une liaison qui s’était mal terminée. Ce n’est pas dans le texte mais rien, dans le texte, n’empêche qu’il en soit ainsi. La pièce a tout à gagner de tels déplacements du regard.
B. D.: Comment est né le projet de GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS ?
P. E.: Savoir que Michel Tanner serait le metteur en scène m’a, je crois, poussé à aller plus loin du côté du grotesque, à tenter avec cette pièce quelque chose de spécifique, qui faisait écho à sa démarche. C’est un metteur en scène paradoxal : très rigoureux dramaturgiquement et puis avec un côté volontairement excessif et déjanté dans ce qu’il réalise avec les acteurs. Ses spectacles — et certains plus particulièrement, comme LES BACCHANTES — me renvoient à ce que j’ai pu voir, à Prague, dans les années 70, où j’ai vécu deux ans et où, dans des petits théâtres que le régime communiste tolérait à peine et qui étaient toujours bourrés à craquer, soufflait un air de recherche, de liberté, de moquerie du système aussi. Le jeu que l’on pouvait y voir relevait souvent d’une esthétique très expressionniste où le grotesque tenait un rôle important. C’est un théâtre propre à l’Europe centrale, que j’ai vu également en Pologne et ce n’est pas un hasard si LES BACCHANTES ont eu, l’an passé, un tel succès en Roumanie, quand Tanner et ses comédiens y sont allés. En écrivant GRINCEMENTS, j’ai voulu me concentrer sur une chose : la platitude et le grotesque de certaines situations quotidiennes, ces situations qui appartiennent à ces moments de la journée — trop nombreux, hélas — où nous avons accroché notre intelligence au portemanteau et où nous nous retrouvons tout nus, sans garde-fou. Oui, c’est quelque chose comme cela : le grotesque du quotidien.
B. D.: Baudelaire écrit que « le rire causé par le grotesque a en soi quelque chose de profond, d’axiomatique et de primitif qui se rapproche beaucoup plus de la vie innocente et de la joie absolue que le rire causé par le comique de mœurs. » Et il ajoute : « J’appellerai désormais le grotesque comique absolu, comme antithèse au comique ordinaire, que j’appellerai comique significatif. » Cet absolu du grotesque ne nous permetil pas de rire non pas des personnages mais avec eux ?
P. E.: J’aimerais que nous arrivions, à travers ces personnages, à rire de nous-mêmes, de nos faiblesses, de nos mesquineries, de notre bêtise. Et aussi à nous admettre tels quels. S’il y a bien, par exemple, un motif théâtral que j’ai envie de continuer à creuser, c’est celui de « la scène de ménage ». C’est un sujet inépuisable, où l’être au quotidien se révèle en condensé. Il faut lire et relire la suite de petites pièces, noires, terribles, cruelles, grinçantes et à hurler de rire que Feydeau se met à écrire à partir de 1910, quand il abandonne ses grandes machines vaudevillesques à quiproquos. Je verrai toujours Christian Maillet, ce merveilleux comédien trop tôt disparu, me raconter comment il avait brusquement éclaté de rire, au cours d’une dispute avec sa compagne — ce genre de dispute stupide, comme nous en avons tous, que l’on voudrait arrêter à tout prix mais où l’on se sent glisser malgré soi vers un abîme d’incompréhension mutuelle et d’absurdité totale. Il venait de se rendre compte que, sans le vouloir, les dernières répliques qu’il avait lancées à la tête de son amie, étaient mot pour mot du Feydeau. Le théâtre l’avait doublé, un bout de pièce et l’existence elle-même collaient brusquement l’un à l’autre. GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS cherche de ce côté-là : à déceler des archétypes de comportement qui nous déterminent au quotidien, qui surgissent dans nos failles au quotidien.
Propos recueillis par Bruno Dubois.