Histoire d’un compagnonnage
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Histoire d’un compagnonnage

Entretien avec Paul Emond

Le 28 Juin 2004
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PAUL EMOND : Il me sem­ble impos­si­ble d’être aujourd’hui un écrivain de théâtre sans ce que j’appellerais, au meilleur sens du terme, un com­pagnon­nage avec des prati­ciens. Un de mes grands bon­heurs est d’avoir pu, depuis un cer­tain nom­bre d’an­nées main­tenant, tra­vailler en con­tact étroit avec des per­son­nes aus­si dif­férentes que Jules-Hen­ri Marchant, Jacques Fumière, Abbès Zah­mani, Yan­nic Man­cel, pour n’en citer que quelques-unes. Sans le dia­logue ami­cal et pas­sion­né que j’en­tre­tiens avec elles, sans leurs cri­tiques et leurs com­men­taires sur mon tra­vail, sans leur sou­tien, sans le rôle de passeurs qu’à des titres divers ils ont tenu de façon répétée entre mes textes et la scène, jamais je n’au­rais pu faire le par­cours que j’ai fait. Michel Tan­ner fait bien évidem­ment par­tie de ce groupe totale­ment hétéro­clite qui m’est si impor­tant. Nous nous voyons sou­vent, dis­cu­tons beau­coup, nous nous exposons nos accords et désac­cords — dans l’in­térêt même de nos entre­pris­es com­munes, nous n’avons évidem­ment pas le même regard sur tout —, rêvons à des pro­jets dont quelques-uns se sont déjà con­crétisés … 

Bruno Dubois : Com­ment ce com­pagnon­nage avec Michel Tan­ner a‑t-il com­mencé ? 

P. E.: On s’est croisés une pre­mière fois en 1986, à l’occasion de la créa­tion de ma pre­mière pièce, LES PUPILLES DU TIGRE, par Philippe Sireuil. Je me rap­pelle une con­ver­sa­tion pas­sion­nante au bar de la salle Saint-Michel à Brux­elles où le spec­ta­cle était présen­té, puisque, à l’époque, le Varia était en pleins travaux d’amé­nage­ments. J’ai été frap­pé par l’in­térêt que por­tait Michel à tout ce qui touchait à la dra­maturgie, aux dif­férents regards que l’on pou­vait avoir sur un texte, aux réseaux de sens qui inner­vent celui-ci, etc. Et je crois que ce qui l’avait intéressé, lui, dans LES PUPILLES, c’é­tait sa dimen­sion grotesque, l’incongruité des sit­u­a­tions, la folie qui ani­me les per­son­nages. Puis on s’est per­dus de vue. En 1991, j’ai été invité à par­ticiper à Poitiers à un débat sur le théâtre en Com­mu­nauté française de Bel­gique. Et je me suis retrou­vé à côté de Michel. Ce fut une ren­con­tre impor­tante, c’est ce jour-là man­i­feste­ment qu’est né notre désir de tra­vailler ensem­ble. 

B. D.: En quoi a con­sisté exacte­ment cette col­lab­o­ra­tion ? 

P. E.: Quelques semaines plus tard, je me retrou­vais avec la com­mande de l’adap­ta­tion du MARCHAND DE VENISE pour Michel et celle du JOURNAL INTIME DE SALLY MARA de Ray­mond Que­neau pour Guy Pion. Plus tard, il y a eu celle des BACCHANTES. J’ai suivi égale­ment les autres spec­ta­cles de Michel, LE BOURGEOIS GENTILHOMME et LA CONTREBASSE, par exem­ple, où Frédéric Héri­on était épous­tou­flant. Mais il y a eu d’autres choses aus­si : des ate­liers d’écri­t­ure théâ­trale que j’ai ani­més dans le cadre du C.D.H. et des Ser­vices Cul­turels de la Province du Hain­aut ; puis, à la Fab­rique du Théâtre, à la Bou­ver­ie, que Michel a ouverte il y a peu et qui est un lieu qui va devenir de plus en plus impor­tant, un tra­vail de groupe, à la fois dra­maturgique et scéno­graphique, autour de mon roman LA DANSE DU FUMISTE, dont je ter­mine l’adap­ta­tion et que Chris­t­ian Léonard devrait jouer dans un avenir proche. Je dois aus­si à Michel l’organisation d’une lec­ture publique à Charleroi de mon mono­logue TÊTE-À-TÊTE par Jo Deseure ; c’est égale­ment lui qui a fait con­naître ce texte à Léonil Mc Cormick, lequel vient de le met­tre en scène dans son Théâtre de la Valette à Ittre. Tout cela nous a amenés tout naturelle­ment à ce que j’écrive pour Michel une pièce orig­i­nale, GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS. 

B. D.: Revenons un instant à votre tra­vail d’adap­ta­tion. Lors de son dis­cours d’in­tro­duc­tion aux Six­ièmes assis­es de la Tra­duc­tion lit­téraire, en 1989, qui avaient pour thème Traduire le Théâtre, Bernard Faivre d’Arcier dis­ait : « La tra­duc­tion pour le théâtre est d’emblée et indis­so­cia­ble­ment une adap­ta­tion. (…) Traduire en adap­tant, c’est trac­er les pro­longe­ments vis­i­bles du texte, c’est mul­ti­pli­er ses échos sonores. En ce sens, le tra­duc­teur-adap­ta­teur par­ticipe lui aus­si au spec­ta­cle. Son tra­vail est d’essence dra­maturgique. » Qu’en pensez-vous ? 

P. E.: Il suf­fit de penser à cer­taines tra­duc­tions uni­ver­si­taires de grands textes de théâtre, des tra­duc­tions très pré­cis­es, minu­tieuses, suiv­ant au plus près la lit­téral­ité du texte orig­i­nal, pour se ren­dre compte de la per­ti­nence de ces pro­pos. Car ces tra­duc­tions-là sont inmonta­bles, elles ne sont pas prévues pour la bouche des comé­di­ens, pour Le rythme d’un spec­ta­cle, elles n’ont aucune théâ­tral­ité. C’est donc bien vrai qu’il ya, d’emblée, dans le chef de celui qui traduit dans le but de faire représen­ter la pièce, une démarche d’or­dre dra­maturgique. Dans les deux cas du MARCHAND DE VENISE et des BACCHANTES, c’é­tait d’au­tant plus net qu’il ne s’agis­sait pas d’une sim­ple tra­duc­tion mais d’une véri­ta­ble adap­ta­tion. Les néces­sités de la pro­duc­tion du spec­ta­cle et aus­si la façon dont Michel voulait réalis­er LE MARCHAND, par exem­ple, impo­saient de ramen­er le nom­bre de per­son­nages de dix-neuf à neuf. Il fal­lait donc amé­nag­er la pièce, ce qui est à la fois un tra­vail déli­cat et pas­sion­nant, surtout avec un texte comme celui-là, qui est en apparence une comédie mais qui, comme on le sait, inscrit en son cen­tre la ques­tion de l’an­tisémitisme. Il fal­lait surtout ne pas aplatir un texte riche, poly­sémique, respecter suff­isam­ment toutes ses ambiguïtés toutes ses ouver­tures à la diver­sité du sens pour que le met­teur en scène puisse y inscrire la spé­ci­ficité de sa mise en scène. Mais puisque la mise en scène est aus­si et néces­saire­ment adap­ta­tion, il faut aus­si que le texte lui résiste, qu’il pro­pose plus que ce qu’elle retien­dra. J’e­spère d’ailleurs que l’on peut, à par­tir de mes ver­sions du MARCHAND et des BACCHANTES, réalis­er des mis­es en scène com­plète­ment dif­férentes de celles de Tan­ner. 

B. D.: Pourquoi insis­tez-vous sur cette résis­tance du texte à la mise en scène ? 

P. E.: Parce que, pour moi, un spec­ta­cle fort résulte de la con­fronta­tion de plusieurs univers qui ont leur force pro­pre : celui de l’écrivain, celui du met­teur en scène, celui du scéno­graphe, etc. À pri­ori, je me méfie d’un spec­ta­cle écrit et mis en scène par la même per­son­ne, ou encore de ce que l’on appelle une « écri­t­ure col­lec­tive », où le texte est écrit par le met­teur en scène et les acteurs pen­dant la pré­pa­ra­tion même du spec­ta­cle. Les représen­ta­tions de GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS, seront la con­fronta­tion des mon­des d’E­mond, de Tan­ner, d’Oc­tave, de l’imaginaire et des corps des acteurs. Dans cette con­fronta­tion, met­teur en scène et acteurs ont à trou­ver leur regard spé­ci­fique sur le texte, leur façon à eux d’en faire vibr­er ce que l’on appelle le sous-texte. « Déchirures », la troisième par­tie de GRINCEMENTS rassem­ble deux hommes et deux femmes au cours d’une con­ver­sa­tion banale sur l’amour. En répéti­tion, Tan­ner pro­pose que, par­mi ces qua­tre per­son­nages, il y ait un homme et une femme qui se con­duisent comme s’ils avaient eu précédem­ment une liai­son qui s’é­tait mal ter­minée. Ce n’est pas dans le texte mais rien, dans le texte, n’empêche qu’il en soit ain­si. La pièce a tout à gag­n­er de tels déplace­ments du regard. 

B. D.: Com­ment est né le pro­jet de GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS ? 

P. E.: Savoir que Michel Tan­ner serait le met­teur en scène m’a, je crois, poussé à aller plus loin du côté du grotesque, à ten­ter avec cette pièce quelque chose de spé­ci­fique, qui fai­sait écho à sa démarche. C’est un met­teur en scène para­dox­al : très rigoureux dra­maturgique­ment et puis avec un côté volon­taire­ment exces­sif et déjan­té dans ce qu’il réalise avec les acteurs. Ses spec­ta­cles — et cer­tains plus par­ti­c­ulière­ment, comme LES BACCHANTES — me ren­voient à ce que j’ai pu voir, à Prague, dans les années 70, où j’ai vécu deux ans et où, dans des petits théâtres que le régime com­mu­niste tolérait à peine et qui étaient tou­jours bour­rés à cra­quer, souf­flait un air de recherche, de lib­erté, de moquerie du sys­tème aus­si. Le jeu que l’on pou­vait y voir rel­e­vait sou­vent d’une esthé­tique très expres­sion­niste où le grotesque tenait un rôle impor­tant. C’est un théâtre pro­pre à l’Europe cen­trale, que j’ai vu égale­ment en Pologne et ce n’est pas un hasard si LES BACCHANTES ont eu, l’an passé, un tel suc­cès en Roumanie, quand Tan­ner et ses comé­di­ens y sont allés. En écrivant GRINCEMENTS, j’ai voulu me con­cen­tr­er sur une chose : la plat­i­tude et le grotesque de cer­taines sit­u­a­tions quo­ti­di­ennes, ces sit­u­a­tions qui appar­ti­en­nent à ces moments de la journée — trop nom­breux, hélas — où nous avons accroché notre intel­li­gence au porte­man­teau et où nous nous retrou­vons tout nus, sans garde-fou. Oui, c’est quelque chose comme cela : le grotesque du quo­ti­di­en. 

B. D.: Baude­laire écrit que « le rire causé par le grotesque a en soi quelque chose de pro­fond, d’axiomatique et de prim­i­tif qui se rap­proche beau­coup plus de la vie inno­cente et de la joie absolue que le rire causé par le comique de mœurs. » Et il ajoute : « J’ap­pellerai désor­mais le grotesque comique absolu, comme antithèse au comique ordi­naire, que j’ap­pellerai comique sig­ni­fi­catif. » Cet absolu du grotesque ne nous per­me­til pas de rire non pas des per­son­nages mais avec eux ?

P. E.: J’aimerais que nous arriv­ions, à tra­vers ces per­son­nages, à rire de nous-mêmes, de nos faib­less­es, de nos mesquiner­ies, de notre bêtise. Et aus­si à nous admet­tre tels quels. S’il y a bien, par exem­ple, un motif théâ­tral que j’ai envie de con­tin­uer à creuser, c’est celui de « la scène de ménage ». C’est un sujet inépuis­able, où l’être au quo­ti­di­en se révèle en con­den­sé. Il faut lire et relire la suite de petites pièces, noires, ter­ri­bles, cru­elles, grinçantes et à hurler de rire que Fey­deau se met à écrire à par­tir de 1910, quand il aban­donne ses grandes machines vaude­vil­lesques à quipro­qu­os. Je ver­rai tou­jours Chris­t­ian Mail­let, ce mer­veilleux comé­di­en trop tôt dis­paru, me racon­ter com­ment il avait brusque­ment éclaté de rire, au cours d’une dis­pute avec sa com­pagne — ce genre de dis­pute stu­pide, comme nous en avons tous, que l’on voudrait arrêter à tout prix mais où l’on se sent gliss­er mal­gré soi vers un abîme d’incompréhension mutuelle et d’absurdité totale. Il venait de se ren­dre compte que, sans le vouloir, les dernières répliques qu’il avait lancées à la tête de son amie, étaient mot pour mot du Fey­deau. Le théâtre l’avait dou­blé, un bout de pièce et l’ex­is­tence elle-même col­laient brusque­ment l’un à l’autre. GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS cherche de ce côté-là : à décel­er des arché­types de com­porte­ment qui nous déter­mi­nent au quo­ti­di­en, qui sur­gis­sent dans nos failles au quo­ti­di­en.

Pro­pos recueil­lis par Bruno Dubois.

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Écrit par Bruno Dubois
Bruno Dubois ani­me des ate­liers-théâtre en milieu sco­laire dans la province de Hain­aut.Plus d'info
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