LE GRAND PESTACLE ou le cirque du renoncement
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LE GRAND PESTACLE ou le cirque du renoncement

Le 20 Oct 2004
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Dans un squat de Brux­elles, le plus chic de la ville1, salon de coif­fure à l’abandon, quelques sièges, miroirs et sèche-cheveux défraîchis servirent, l’histoire de cinq ou six soirs, de cadre au GRAND PESTACLE de Frédérique Lecomte et sa Com­pag­nie Le Château de Barbe Bleue2. Un décor qui parachevait d’imprimer l’univers quelque peu sur­réal­iste du spec­ta­cle.

Une actrice se lève, glisse une cas­sette dans un enreg­istreur et que la fête com­mence. Parée de son plus beau cos­tume, elle nous annonce, dans les deux langues prin­ci­pales de notre roy­aume, un grand spectacle.Mais les murs sont trop délabrés et la présen­ta­trice trop à l’étroit dans sa robe à pail­lettes pour que l’on s’imagine être au cirque « pour de vrai ». Très vite on com­prend que ces acteurs jouent à faire sem­blant d’être au cirque. Ils n’ont de cesse de nous annon­cer un spec­ta­cle qui n’aura jamais lieu, enfin pas celui auquel nous sommes habitués, où tout est par­fait, où l’on reste bouche bée face aux per­for­mances des artistes, les yeux pleins d’étincelles. Non, ce soir, c’est un autre genre de spec­ta­cle, aux numéros ratés, aux domp­teurs et princess­es de prime abord ridicules. De prime abord seule­ment, car plus le spec­ta­cle avance, plus ils nous révè­lent leurs pro­pres rêves, et plus ils devi­en­nent attachants, si bien que l’on com­mence presque à y croire, à leurs numéros ratés. Le spec­ta­teur y perçoit alors la métaphore des rêves d’enfance brisés et échecs de toute une vie, et les siens pro­pres.

Le titre déjà annonce un voy­age dans le monde de la petite enfance. À l’instar d’un enfant qui prononce encore mal­adroite­ment le « pes­ta­cle », les comé­di­ens effectuent leurs numéros avec gaucherie. Le ridicule auquel nous sommes con­fron­tés est celui qui doit se lire sur notre vis­age lorsque nous faisons sem­blant que tout va bien, les traits tirés, comme dans cer­taines familles aris­to­cra­tiques déchues. En somme, LE GRAND PESTACLE est un spec­ta­cle sur le renon­ce­ment : renon­ce­ment à nos rêves, et donc accep­ta­tion de qui nous sommes vrai­ment. Frédérique Lecomte sem­ble elle aus­si avoir renon­cé à quelque chose de l’ordre du rêve du met­teur en scène : jouer dans un grand théâtre, avec de beaux acteurs, un spec­ta­cle qui a coûté beau­coup d’argent. PESTACLE nous ren­voie encore au côté brico­lage — au sens tout à fait noble du terme — du spec­ta­cle : pas de décor ni de pro­jecteurs, une régie son assumée par les comé­di­ens qui chipo­tent à de vieux enreg­istreurs à cas­settes. Les acteurs eux-mêmes ne sont pas des pro­fes­sion­nels. Mais cela ne fait pas de dif­férence dans le théâtre de Frédérique Lecomte. Elle tra­vaille avec cer­tains d’entre eux depuis plus de dix ans. Pro­fesseurs, assureurs, scéno­graphes, chômeurs, tous vien­nent d’horizons dif­férents. Elle les a ren­con­trés lors de stages dans des écoles, des cen­tres de san­té men­tale… D’autres sont des « anciens » qui la suiv­ent depuis le Stu­dio Théâtre de la Lou­vière. Elle a déjà tra­vail­lé avec des comé­di­ens pro­fes­sion­nels, mais presque tou­jours dans le con­flit, cher­chant en eux l’inverse de ce qui leur est habituelle­ment demandé. Elle résume ain­si sa démarche : « Je demande à l’acteur de met­tre un peu de côté sa tech­nique, d’accepter ce qu’il est plutôt que de mon­tr­er ce qu’il voudrait être ; c’est l’échec de cette trans­for­ma­tion qui doit être vis­i­ble dans son corps. Pas de corps domes­tiqués donc, mais des corps vrais, habités par l’âme, lourds d’espoir, de timid­ité, des corps qui ont vécu. L’acteur n’est pas là pour fournir une per­for­mance (…); le tra­vail se fait à par­tir de sa per­son­ne, de sa sen­si­bil­ité (…); la parole indi­vidu­elle se fait l’écho de la con­science col­lec­tive3. »

Et pour­tant ces corps lourds et mal­ha­biles nous touchent. Face à ces acteurs, la ques­tion du pro­fes­sion­nal­isme ou de l’amateurisme ne se pose pas réelle­ment. Ils se mélan­gent sans prob­lème, sans doute parce que, la tech­nique mise de côté, ils se retrou­vent mis sur le même pied4. Ce qui est encore facil­ité par l’absence de texte préal­able et donc d’une prise en charge d’une parole étrangère à soi. Emprun­tant beau­coup à Pina Bausch5, Frédérique Lecomte fonde sa méth­ode sur l’improvisation. Son proces­sus de créa­tion com­mence par des ques­tions aléa­toires qu’elle pose aux acteurs. Elle leur demande ensuite de lui com­pos­er une réponse, par un geste, par une phrase, par une chan­son, par une suite de mou­ve­ments choré­graphiques. Cette réponse com­prend sou­vent une part de témoignage per­son­nel. Notons que le point de départ n’est pas un témoignage direct mais un stim­u­lus théâ­tral. Pour LE GRAND PESTACLE, elle par­tait de numéros de cirque, en deman­dant par exem­ple aux comé­di­ens de réalis­er un numéro de div­ina­tion. C’est à l’intérieur de cet exer­ci­ce quelle perçoit à un moment ce qu’elle pense être la per­son­ne, passe le résul­tat par son pro­pre prisme et redirige la chose dans le sens qu’elle pense être le plus intéres­sant théâ­trale­ment. A par­tir du témoignage, il y a immé­di­ate­ment une répéti­tion et une sym­bol­i­sa­tion. L’improvisation est reprise et exagérée. Cette exac­er­ba­tion provoque un effet de dis­tan­ci­a­tion d’avec le vécu de la per­son­ne, qui en devient du coup comé­di­en incar­nant un per­son­nage. Lors de la représen­ta­tion, le spec­ta­teur hésite ain­si sur ce qui est de l’ordre du livré ou de l’inventé. Les comé­di­ens suiv­ent alors un scé­nario de base trou­vé en impro., mais leur texte n’est jamais fixé. Ils con­tin­u­ent à impro­vis­er chaque soir, ce qui les met dans un état de con­cen­tra­tion et d’écoute par­ti­c­uli­er.

Au résul­tat, le spec­ta­cle est con­sti­tué d’une série de numéros, indi­vidu­els ou col­lec­tifs, suc­ces­sifs ou simul­tanés. Il suit une logique du frag­ment. Sans qu’un lien appar­ent n’unisse les par­ties, celles-ci font naître de par leur ren­con­tre des états chez le spec­ta­teur. La sig­nifi­ance ne passe pas par la rai­son. Le spec­ta­cle par­le à un autre niveau de con­science qui fait que, soudain, sans savoir pourquoi, on passe du rire aux larmes.

Cette méth­ode de tra­vail s’avère être très effi­cace, et par­ti­c­ulière­ment pro­duc­tive, qu’elle soit appliquée aus­si bien à la créa­tion du GRAND PESTACLE, à un tra­vail d’atelier en milieu thérapeu­tique, ou à la pré­pa­ra­tion d’un spec­ta­cle sur le géno­cide au Burun­di, avec des acteurs, des rescapés, et des pris­on­niers. Le risque d’une telle méth­ode serait peut-être de se répéter ? « Non », affirme Frédérique Lecomte, « car le thème du spec­ta­cle et la mise en scène dif­fèrent chaque fois. D’ailleurs mes spec­ta­cles sont chronologiques, on ne peut pas se tromper. On y voit, de fois en fois, vieil­lir les comé­di­ens, faire leur chemin avec leurs alié­na­tions… »

Ce qui est cer­tain, c’est que ces acteurs com­mu­niquent un plaisir du jeu, voire une jubi­la­tion. Peut-être parce qu’ils peu­vent tenir là des pro­pos insouten­ables dans la vie sociale, comme cette comé­di­enne qui porte un pan­neau sur lequel on peut lire : « Je ne veux pas d’enfants. Aidez-moi. », ou qui nous lance à la fig­ure « il y a une part de moi qui dit oui, mais il y a une autre part de moi qui ne sait pas dire non ».

Ce type de démarche, où l’on est à un entre-deux de l’amateur et du pro­fes­sion­nel, aus­si parce que les représen­ta­tions sont for­cé­ment de qual­ité iné­gale de soir en soir, effraie encore l’institution. Mal­gré son expéri­ence, Frédérique Lecomte peine encore à être recon­nue pour la valeur de son tra­vail. Espérons que cela change, et que ce genre par­ti­c­uli­er parvi­enne à trou­ver sa place au grand jour.

  1. Pro­pos tenu par une comé­di­enne à l’ouverture du spec­ta­cle. ↩︎
  2. Ce spec­ta­cle fut créé en mai 2002 au Coucou Puis­sant, un squat en plein cen­tre de Brux­elles. Il a ensuite été repris dans divers apparte­ments privés. En mars 2003, il a été joué à la Fab­rique de théâtre de Frameries. Il sera présen­té lors des Troisièmes Ren­con­tres d’Ateliers du Théâtre Océan Nord, à Brux­elles, en décem­bre prochain et fig­ure cette sai­son dans la pro­gram­ma­tion du Cen­tre Cul­turel de Braine-le-Comte. ↩︎
  3. Pro­pos issus d’une brochure dans laque­lle Frédérique Lecomte présente sa pra­tique. ↩︎
  4. Comme c’était le cas dans LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE, voir note infra. ↩︎
  5. La Com­pag­nie doit son nom au spec­ta­cle créé à la Chapelle des Brig­itines à Brux­elles, en 1994, LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE, hom­mage au spec­ta­cle du même nom de Pina Bausch. Sur la méth­ode de Pina Bausch, voir ce bel ouvrage : PlNA BAUSCH. HISTOIRES DE THÉÂTRE DANSÉ par Raimund Hoghe, avec des pho­tos de Ulli Weiss, L’Arche, 1987. ↩︎
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Écrit par Catherine Mailleux
Cather­ine Mailleux a tra­vail­lé comme inter­prète, assis­tance à la mise en scène et dra­maturge (auprès de Rahim Elas­ri,...Plus d'info
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