Tragédie morte : imaginez !

Tragédie morte : imaginez !

Le 16 Oct 2006

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Entre seize et dix-sept ans, j’écrivais ma pre­mière pièce de théâtre, sans trop savoir ce qu’est une pièce ni même ce qu’est le théâtre. Or, quand mon maître de classe, l’ayant lue, obser­va : « Mais dis-moi, il y a autant de cadavres que dans Ham­let, c’est une vraie tragédie », ma fierté ne con­nut plus de bornes. Ain­si donc, j’avais écrit une tragédie. Vous voyez qu’on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Pour­tant, je suis encore loin de mon con­te, car ce manque de sérieux, il m’a fal­lu enseign­er à l’Université pen­dant huit ans pour m’apercevoir à quel point il n’était pas l’apanage d’un ado­les­cent spé­ciale­ment inno­cent. En réal­ité, les con­tre-vérités, la mécon­nais­sance et l’imposture intel­lectuelle con­cer­nant la tragédie y abon­dent. Pour com­mencer, j’aimerais donc partager avec vous mon indig­na­tion devant cet état de fait. La tâche sera d’autant plus aisée qu’à peine étais-je instal­lé à cette table d’où je vous par­le, je remar­quai le livre de Stein­er, La mort de la tragédie. Jetant un coup d’œil que je voulais dis­trait à son qua­trième de cou­ver­ture, je me retrou­vai aus­sitôt au cœur du débat : « définir la vision trag­ique du monde », peut-on y lire. Car George Stein­er pose qu’il y a une « vision trag­ique du monde » et qu’on l’a per­due. Mais qu’il y ait quelque chose comme une vision trag­ique du monde, il ne vous échap­pera pas qu’il faille une bonne dose d’anhistoricisme pour le soutenir. L’anachronisme auquel on s’expose en faisant ain­si fi de l’histoire est d’ailleurs la con­séquence d’un eth­no­cen­trisme mal dis­simulé sous la ban­nière uni­ver­sal­isante de l’humanisme. Or, dans le droit fil de cette mécon­nais­sance arro­gante et délibérée au fonde­ment de tout human­isme se situe une con­cep­tion qui rassem­ble sous le même voca­ble de « tragédie » les tragédies antiques, le drame élis­abéthain et la tragédie clas­sique à la française. Autrement dit, on réu­nit sous le con­cept d’un même genre des pièces comme Œdipe roi, Ham­let ou Phè­dre, paresse intel­lectuelle et facil­ité de pen­sée, sim­pli­fi­ca­tion qu’on ne doit pas s’étonner de voir à l’œuvre auprès de pro­fesseurs qui sem­blent aller à l’école de leurs étu­di­ants, procla­mant volon­tiers : « Surtout, ne te prends pas la tête ». Or, nous vivons avec cette impos­ture. Les choses vont si loin que pas plus tard qu’hier, on com­mé­morait un événe­ment pré­ten­du trag­ique, à savoir la tragédie du 11 sep­tem­bre 2001. Mais com­ment peut-on seule­ment par­ler de tragédie alors que 2 700 per­son­nes sont mortes sans savoir ni pourquoi ni par qui ? On le voit, la langue des jour­nal­istes n’hésite plus à emboîter le pas des dis­cours poli­tiques. Aus­si voit-on fréquem­ment aujourd’hui qual­i­fi­er de tragédie le stade ter­mi­nal du can­cer de tel acteur, la rup­ture de fiançailles de tel baron, une cat­a­stro­phe fer­rovi­aire ou le pas­sage d’un oura­gan sur une ville. Mais de tout cela, je n’affecte ici de me plain­dre qu’afin de mieux m’en gauss­er. Car ce proces­sus d’érosion du sens, rien ne saurait l’arrêter, si tant est qu’il est inhérent au verbe. Je veux dire qu’il com­mence avec l’origine. La tragédie, il faut bien com­pren­dre sa mort comme quelque chose de tou­jours déjà là. Au point qu’avancer sans pré­cau­tions qu’Eschyle et Euripi­de relèvent du même genre peut paraître hasardeux : la tragédie est une forme, comme telle vouée à l’incessant procès de ce qui la trans­forme. Va-t-on à l’origine du mot, la tragô­dia désigne un « chant de satyres ». C’est dire qu’au départ, il y a un rite dionysi­aque qui aurait don­né lieu à ce qui devient la tragédie. Et dans ce rite, il y a du chant, de la danse et un texte, une nar­ra­tion. De tout cela va naître la tragédie, à tra­vers une pre­mière trahi­son de cette orig­ine, une pre­mière mort de la tragédie. Autrement dit, la dimen­sion esthé­tique naît de trahir le religieux qui l’engendre et la sus­tente. À par­tir de là, on pro­duira des textes qui, de l’avis même des con­tem­po­rains, ne con­cer­nent plus guère Dionysos, prenant pour héros Hér­a­clès, Ajax ou Antigone. On s’est ain­si peu à peu déporté d’une orig­ine mys­ti­co-religieuse de la tragédie, et ça n’a fait que s’aggraver par la suite. Vous con­nais­sez l’histoire d’Eschyle qui, à l’acteur soli­taire dia­loguant avec le chœur, en ajoute un sec­ond. Quant à Sopho­cle, on lui devrait le troisième. En somme, la tragédie n’existe vrai­ment qu’à tra­vers une suc­ces­sion d’innovations et de reniements : son orig­ine même est un déni d’origine. C’est la pre­mière chose que je voulais pos­er.

Main­tenant, il n’y a pas que de la reli­gion dont la tragédie aurait eu à s’émanciper. Il y a aus­si, déjà, de la lit­téra­ture. Dans un très beau texte, Jean-Christophe Bail­ly dis­tingue oppor­tuné­ment l’épopée et la tragédie. Il démon­tre qu’il importe d’en bien sépar­er les écri­t­ures respec­tives. Et en effet, George Stein­er a beau essay­er de nous faire croire que nous pou­vons voir dans l’Ili­ade « les pre­miers élé­ments de la tragédie », ça n’a aucun rap­port. Ce que Jean-Christophe Bail­ly sug­gère d’une manière absol­u­ment con­va­in­cante, c’est que dans le chant épique, vous avez quelque chose qui est la mise de la mort au ser­vice de la vie. C’est-à-dire qu’on sub­sume le mal­heur et la souf­france sous une cause hon­or­able et grandil­o­quente, qui finit tou­jours par l’emporter. Com­prenez en ce sens que les com­mé­mora­tions aux­quelles la pré­ten­due tragédie du 11 sep­tem­bre donne lieu font par­tie d’un mécan­isme fon­cière­ment épique. Tel est l’épos de la grandeur améri­caine : nous avons été vic­times, mais nous nous sommes redressés et nous avons fini par vain­cre ; il y a eu Pearl Har­bor, mais ensuite Hiroshi­ma. On sub­sume la mort de tous ces inno­cents qui n’en peu­vent rien mais dans une grande croisade patri­o­tique imposant sa jus­tice et son ordre aux méchants. Il ne s’agit évidem­ment pas d’une con­science trag­ique, qui au con­traire prend la mesure d’une perte que rien ne peut com­penser, d’un mal enduré que rien ne vient racheter. Dès le départ en revanche, avec Les Pers­es d’Eschyle nom­mé­ment, c’est-à-dire une des plus anci­ennes tragédies, nous avons quelque chose de pro­pre­ment inimag­in­able pour une con­science patri­o­tique épique. Vous me suiv­rez sans peine si j’avance que l’administration Bush ne saurait même envis­ager la pro­duc­tion d’un drame con­sacré à la défaite de l’Islam vain­cu par l’Amérique, a for­tiori dif­fusé à une heure de grande écoute sur les chaînes de télévi­sion nationales. Ce dont témoignent au con­traire les réal­i­sa­tions artis­tiques majori­taires qui ont les faveurs du grand pub­lic améri­cain, c’est le devenir épique d’une nation qui ne cesse de chanter ses tri­om­phes et sa gloire en face de l’adversité. Or, la grande dif­férence entre l’épique et le trag­ique, c’est que la tragédie n’essaie pas de sub­sumer la mort des vic­times dans un chant de vie tri­om­phant, mais au con­traire ramène la grande cause irré­sistible de la vie à la mort et à la cat­a­stro­phe. Je dis cat­a­stro­phe, parce qu’Œdipe par exem­ple ne meurt pas à pro­pre­ment par­ler, mais la fin d’Œdipe roi — le héros qui se crève les yeux et part en exil — c’est quand même une mort, sociale à tout le moins. Ain­si, la tragédie réha­bilite la mort comme quelque chose d’indépassable, c’est du moins ce que j’entends dans le texte de Jean-Christophe Bail­ly. Alors, quand je lis sous la plume de Stein­er qu’il s’agit dans la tragédie de « représen­ter les angoiss­es d’une con­science privée en pub­lic », je suis évidem­ment trou­blé. Qui a jamais vu une con­science privée chez un auteur trag­ique grec ? George Stein­er a l’air de croire — et c’est pré­cisé­ment ce qu’on appelle un anachro­nisme — qu’il y a une con­science privée qui serait une don­née uni­verselle incon­tourn­able, s’exprimant à tra­vers les mono­logues d’un Ham­let ou d’une Phè­dre, et qu’il suf­fit de la pro­jeter rétroac­tive­ment sur les héros grecs. Mais il n’y a rien de tel. La tragédie, c’est avant tout un dis­posi­tif scénique où le chœur est par­tie prenante. Or, si je fais si grand cas du texte de Bail­ly, c’est qu’il y souligne que ce chœur trag­ique, le théâtre qui va lui suc­céder va s’empresser de l’oublier. Et en effet, le drame élis­abéthain, par exem­ple, fera l’économie du chœur. Mais de quoi s’agit-il alors dans ce grand refoulé de l’histoire théâ­trale qu’est le chœur, lequel sem­ble effectuer un retour en force sur les scènes con­tem­po­raines ? Bail­ly relève une espèce de coïn­ci­dence ou de simul­tanéité de l’apparition du chœur sur la scène trag­ique avec l’apparition de la démoc­ra­tie. Il met en rap­port « l’invention de l’espace démoc­ra­tique » avec « l’invention de l’espace trag­ique » comme « prob­lé­ma­ti­sa­tion » d’enjeux désor­mais voués à un « débat civique ». C’est une hypothèse d’autant plus attrayante qu’on sait qu’Eschyle a dix-huit ans quand la démoc­ra­tie fait ses pre­miers pas à Athènes. Une telle co-occur­rence n’est donc prob­a­ble­ment pas for­tu­ite. Main­tenant, il ne faudrait pas non plus se mépren­dre à son sujet. Bail­ly définit l’invention de l’espace démoc­ra­tique comme celle d’un débat civique. Mais y a‑t-il débat civique à pro­pre­ment par­ler dans la tragédie ? Per­me­t­tez-moi d’en douter, ou à tout le moins de pos­er la ques­tion. Parce qu’après tout, ce chœur, qu’est-ce que c’est ? Les plus avisés d’entre les hel­lénistes — je par­le de Jean-Pierre Ver­nant, de Mar­cel Deti­enne, de Pierre Vidal-Naquet — nous prévi­en­nent que le chœur n’est ni ne représente le peu­ple, au sens du dêmos de la démoc­ra­tie. Et en effet : je me suis amusé, en pré­parant cette causerie, à exam­in­er la com­po­si­tion des chœurs de nos trois grands trag­iques. On y trou­ve énor­mé­ment de femmes ou de jeunes filles, c’est-à-dire des êtres qui n’ont lit­térale­ment pas voix au chapitre dans la société grecque, qui en aucun cas ne peu­vent par­ticiper à quelque débat que ce soit, civique ou non. Il y a aus­si des vieil­lards — certes des hommes — mais pour ain­si dire à la retraite, déjà hors de l’espace de l’action civile, évac­ués dans la posi­tion de témoins. Ensuite, il y a aus­si des esclaves ou des pris­on­niers de guerre, c’est-à-dire encore une fois des gens qui en rien ne par­ticipent d’un espace civique, d’un espace de dia­logue démoc­ra­tique. Enfin, il y a même des étrangers, puisque Eschyle nous livre un chœur de Pers­es dans sa pièce éponyme. Et je vous épargne les chœurs de divinités, comme les Euménides. En bref, le chœur con­voque des êtres qui ne par­ticipent pas pleine­ment, c’est le moins qu’on puisse dire, au débat de la cité.

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Écrit par bernard schlurick
Auteur, fon­da­teur et directeur des revues d’art et de lit­téra­ture Mal d’aurore et Cav­a­liers seuls, Bernard Schlurick pour­suit...Plus d'info
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