Lars Norén et le théâtre de la blessure
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Lars Norén et le théâtre de la blessure

Le 18 Nov 2007
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La réflex­ion qu’a eue Jean Genet après une vis­ite au stu­dio d’Alberto Gia­comet­ti cor­re­spond bien au théâtre de Lars Norén : « Il n’est pas à la beauté d’autre orig­ine que la blessure, sin­gulière, dif­férente pour cha­cun, cachée ou vis­i­ble, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quit­ter le monde pour une soli­tude tem­po­raire mais pro­fonde. »1

Le tra­vail dra­ma­tique de Norén appa­raît comme un scé­nario qui s’amplifie pour un chœur de voix célébrant l’expérience de vie. Les voix changent la pro­fondeur, la couleur et la sonorité selon la per­son­ne et la sit­u­a­tion, mais la blessure physique et morale, exposée ou cachée, est tou­jours liée à l’expérience de la vie.

Les voix : quelqu’un s’abrite dans l’amertume et mon­tre ses cica­tri­ces, un autre fait une con­fes­sion ou une accu­sa­tion furieuse — avec une charge démo­ni­aque, la troisième chute et entre­tient la con­fu­sion dans sa comédie noire — presque glacée, par­fois la blessure est rad­i­cale­ment exprimée. « Guérit nos blessures dia­boliques » (ACTION OU VÉRITÉ, 1989), « Il ne doit pas être blâmé pour sa blessure » (LE DERNIER QUATUOR, 1991) ou l’auteur Hugo dans CHINNON (1989) : « L’amour est quelque chose comme une blessure… ». Dans SANG (1994), le psy­ch­an­a­lyste Éric et l’écrivain Rosa ont per­du leur unique fils Luca lors du coup d’État au Chili. Il est la « blessure » de leur vie, mais il réap­pa­raît soudaine­ment à Paris sous les traits d’un vengeur masqué, un Œdipe déguisé. Chaque blessure a sa pro­pre généalo­gie, dans laque­lle l’amour et la haine sont entrelacés. Le passé n’est pas le passé dans les œuvres de Lars Norén, il est le présent. Bien qu’on ne puisse pas vrai­ment par­ler de beauté dans ses pièces, il faut se rap­pel­er qu’au sens strict du mot, la beauté con­tient un côté som­bre, que l’amour est le jumeau de la vio­lence. Lars Norén a tou­jours util­isé ce lien et sa trans­gres­sion : grav­ité et humour…

Lars Norén est aujourd’hui le plus grand dra­maturge sué­dois après Strind­berg. Lors de ces trente dernières années, son œuvre s’est éten­due pour devenir un « pays Lars Norén », tou­jours changeant : des hôtels famil­i­aux déserts, de la lumière du matin aux fêtes vio­lentes de la nuit, des abus domes­tiques dans les apparte­ments urbains au vide dans les véran­das d’été au couch­er du soleil, du bavardage intel­lectuel au bégaiement dans les asiles. Dans ses pièces, les enfants défient leurs par­ents, les mariages s’effondrent et le bien-être super­fi­ciel est réduit en cen­dres. Petit à petit, la comédie inhu­maine évolue, entre mélan­col­ie et humour sauvage quand les phras­es per­ti­nentes tra­versent l’obscurité comme des coups de fusil. Norén ouvre gradu­elle­ment les portes de nou­velles pièces, de nou­veaux cycles de l’existence, d’une famille démem­brée à une société européenne privée des étoiles qui rassem­blent. Dis­sec­tion de la moder­nité, ses pièces décrivent aus­si une vision pathologique de la vie dans le cap­i­tal­isme de ces dernières années.

Ceux qui s’attendent sim­ple­ment à une poignée de pièces seront sur­pris. Le tra­vail de Lars Norén est aujourd’hui très vaste, une trentaine de livres et près de sep­tante pièces de théâtre. Né en 1944, ses débuts lit­téraires remon­tent à 1963, année où il écrit dans un style sur­réal­iste une série de poèmes assez « brûlants » (LILAS, NEIGE).

C’est une poésie de crise d’une langue exubérante, comme une défla­gra­tion de mots : la mort trau­ma­ti­sante de la mère, une péri­ode de schiz­o­phrénie et un séjour dans une insti­tu­tion psy­chi­a­trique con­stitue ce back­ground biographique. Norén trans­forme son écri­t­ure en « schizo poésie », un lan­gage mani­aque, fiévreux et éro­tique ancré dans une poésie con­crète et en même temps sur­réal­iste. Une cul­ture visuelle et un assem­blage de plusieurs tech­niques des années 60. Des livres comme ENCYCLOPÉDIES (1966) et LA STUPEUR INCOMPARABLE (1968) sont de véri­ta­bles chocs lit­téraires qui cou­vrent l’histoire poli­tique de la décen­nie aus­si bien que des visions hyp­no­tiques hal­lu­ci­na­toires de corps brûlés et de béat­i­tude. La vio­lence, la tor­ture, la lux­u­re et la claus­tro­pho­bie façon­nent un univers où le camp de con­cen­tra­tion nazi est l’espace sym­bol­ique de la déso­la­tion absolue.

On décou­vre déjà dans ses pre­mières œuvres des thèmes récur­rents. Le poète entre dans une pièce fer­mée afin de la bris­er — comme ici, dans un enchaîne­ment de spec­ta­cles et de visions. Dans ce monde imag­i­naire, tout est instal­lé dans la méta­mor­phose mais aus­si poé­tique­ment écrit aux abor­ds d’un cer­tain espace men­tal, comme une frénésie préœdip­i­enne où le corps de la mère décédée appa­raît tel un spec­tre effrayant. La poésie que l’on décou­vre dans ces livres est insta­ble, presque comme un flu­ide inflam­ma­ble. D’un autre côté, l’influence des maîtres est présente et solide : Hen­ri Michaux et Ray­mond Rous­sel pour citer deux fig­ures sig­ni­fica­tives de l’œuvre.

L’arrivée des années 70 mar­que un pro­fond change­ment dans son œuvre. Lars Norén s’éloigne du « schizo poète » aux mul­ti­ples sujets pour devenir un autre Lars Norén. Il quitte le monde hal­lu­ci­na­toire de la sex­u­al­ité fémi­nine et com­mence à met­tre en ques­tion la sig­ni­fi­ca­tion du père — lui-même devenu père mais aus­si sur le statut sym­bol­ique du père — dans une série de nou­velles et dans un jour­nal poé­tique en évo­lu­tion qui offrent une beauté sin­gulière et une sur­prenante sérénité : MIROIRS SAUVAGES (1972), MOI ROI ET AUTRES POÈMES (1973) et POÈMES DU JOUR ET DE LA NUIT (1974). Lars Norén écrit sa pre­mière pièce pour le théâtre en 1973, LE LÉCHEUR DE SOUVERAIN — qui est très mal reçue par la cri­tique. Pour Norén, les années 70 sont avant tout une décade con­sacrée à la poésie.

La sépa­ra­tion n’est pas seule­ment une expéri­ence humaine — la mort et le départ — mais revêt aus­si une sig­ni­fi­ca­tion poé­tique. Les mots sont peu à peu réduits à leur expres­sion la plus sim­ple et volent en éclats. L’expression devient dense et hiéro­glyphique, proche du zéro et du silence, comme la poésie de Paul Celan (une grande inspi­ra­tion — ou plutôt une iden­ti­fi­ca­tion à ce moment). La lec­ture dans sa jeunesse du livre de Simone Weil, LA PESANTEUR ET LA GRÂCE, a exer­cé une influ­ence pro­fonde sur lui. Cette poésie de la com­pres­sion cul­mine en 1978. Deux ans plus tard, Norén quitte ce genre avec CŒUR DANS LE CŒUR, un dia­logue dra­ma­tique avec Apol­lon. A par­tir de ce moment, le début des années 80, Norén n’écrira plus que pour le théâtre. Quelques années plus tard, il devien­dra met­teur en scène. Pas seule­ment pour ses pro­pres pièces mais aus­si pour Strind­berg, Tchékhov, Shake­speare et Ibsen. Il devien­dra ensuite le directeur artis­tique du Risk Dra­ma à Stock­holm (1999 – 2007).

Il y a comme un mou­ve­ment récur­rent dans le tra­vail de Norén : expan­sion et con­trac­tion. Com­plex­ité et sim­plic­ité. Chaque change­ment de décen­nie cor­re­spond à un change­ment de point de vue et de style. En même temps, Norén retourne avec per­sis­tance vers la pièce fer­mée et claus­tro­phobe comme cen­tre de la créa­tion et de la destruc­tion. Quoi qu’il écrive, il gravite autour du point zéro, comme pour­suivi par un désir de néant. Qu’est ce que le néant ? On pour­rait le traduire par la déso­la­tion absolue ou par une obscu­rité pré­na­tale à la fois de la vie et de la mort. Les entrailles, l’asile, le camp de con­cen­tra­tion, le dys­fonc­tion­nement famil­ial, la blessure… C’est finale­ment par le désir que sont promis­es deux sortes de libéra­tions : ou la liq­ui­da­tion du sujet ou la total­ité de la vie elle-même. Rien de plus, rien de moins. C’est le lieu où la vie et la mort sont divisées, séparées. C’est « la nuda vita », le cœur de la vie nue dans l’œuvre de Norén.

C’est aus­si l’endroit où l’identité ren­con­tre l’altérité, où la pos­si­bil­ité de devenir quelqu’un d’autre peut aus­si bien appa­raître sous la forme de ne devenir per­son­ne. C’est l’espace d’un change­ment de soi. Dans la poésie et la dra­maturgie de Norén, l’auto trans­for­ma­tion et l’acte d’écriture sont tou­jours les deux côtés de la même gestuelle- un acte orig­inel de vio­lence et d’écriture, les mots et le silence, le moi et l’altérité.

Après une décen­nie con­sacrée à la mère préœdip­i­enne et une autre autour de la sym­bol­ique du père, Norén entre de plain-pied dans le scé­nario œdip­i­en à tra­vers le drame et la tragédie, avec comme mod­èle la tragédie grecque, un pas­sage par la sym­bol­ique du meurtre parental. LA FORCE DE TUER (1978) drama­tise le sac­ri­fice — imag­i­naire ou réel — du père en référence à I’ŒDIPE de Sopho­cle. C’est une des pièces les plus éton­nantes, les plus dialec­tiques jamais écrites par Norén, avec l’exactitude d’une hor­loge mortelle. Dans la pièce ORESTE (1979), la dimen­sion archaïque est très présente en référence à la par­tie cen­trale de L’ORESTIE d’Eschyle, où le meurtre de la mère est bien enten­du le point cen­tral.

Ces deux sac­ri­fices sym­bol­iques com­mis, Norén est alors capa­ble d’aborder le drame famil­ial, sa prin­ci­pale préoc­cu­pa­tion au cours des années 80 comme dans LE SOURIRE DE L’ENFER ( 1981) et UNE TERRIBLE JOIE (1981). Plus impor­tant encore, LA NUIT EST MÈRE DU JOUR et LE CHAOS EST LE VOISIN DE DIEU de 1982. Dans ces deux pièces, Norén fait retour sur son passé et retrou­ve sa pro­pre famille. Il explore les années entre 1956 et 1961, la péri­ode avant sa déci­sion de devenir poète. La pre­mière de ces deux pièces est sans aucun doute la pièce dra­ma­tique la plus impor­tante de la lit­téra­ture sué­doise. Celle-ci est basée sur la jux­ta­po­si­tion de la lit­téra­ture de haut vol (Shake­speare, Strind­berg ain­si que O’Neill et son LONG VOYAGE DU JOUR À TRAVERS LA NUIT) et de la cul­ture pop­u­laire des années 50. C’est une pièce sur la sépa­ra­tion. La famille a deux fils et pos­sède un hôtel en piteux état. Le père, alcoolique, est un rêveur pathé­tique. La mère, malade d’un can­cer fatal, est une impi­toy­able réal­iste. L’aîné des deux frères est manip­u­la­teur. David, le plus jeune, va-t-il avoir la force d’échapper à ce som­bre et triste endroit ? Si c’est le cas, il va devoir se sépar­er de la mère et du père, et se sen­tir comme l’était Caryl Chess­man, con­damné à mort, dans la cham­bre à gaz. Chaque par­tie de la pièce est métic­uleuse­ment réfléchie à tra­vers les métaphores de l’illusion et de la réal­ité, de la valeur et de la dépré­ci­a­tion.

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Écrit par Mikael Van Reis
Mikael van Reis est écrivain, cri­tique et édi­teur cul­turel. Il tra­vaille à Gothen­bourg, en Suède. Il a fait...Plus d'info
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