La réflexion qu’a eue Jean Genet après une visite au studio d’Alberto Giacometti correspond bien au théâtre de Lars Norén : « Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. »1
Le travail dramatique de Norén apparaît comme un scénario qui s’amplifie pour un chœur de voix célébrant l’expérience de vie. Les voix changent la profondeur, la couleur et la sonorité selon la personne et la situation, mais la blessure physique et morale, exposée ou cachée, est toujours liée à l’expérience de la vie.
Les voix : quelqu’un s’abrite dans l’amertume et montre ses cicatrices, un autre fait une confession ou une accusation furieuse — avec une charge démoniaque, la troisième chute et entretient la confusion dans sa comédie noire — presque glacée, parfois la blessure est radicalement exprimée. « Guérit nos blessures diaboliques » (ACTION OU VÉRITÉ, 1989), « Il ne doit pas être blâmé pour sa blessure » (LE DERNIER QUATUOR, 1991) ou l’auteur Hugo dans CHINNON (1989) : « L’amour est quelque chose comme une blessure… ». Dans SANG (1994), le psychanalyste Éric et l’écrivain Rosa ont perdu leur unique fils Luca lors du coup d’État au Chili. Il est la « blessure » de leur vie, mais il réapparaît soudainement à Paris sous les traits d’un vengeur masqué, un Œdipe déguisé. Chaque blessure a sa propre généalogie, dans laquelle l’amour et la haine sont entrelacés. Le passé n’est pas le passé dans les œuvres de Lars Norén, il est le présent. Bien qu’on ne puisse pas vraiment parler de beauté dans ses pièces, il faut se rappeler qu’au sens strict du mot, la beauté contient un côté sombre, que l’amour est le jumeau de la violence. Lars Norén a toujours utilisé ce lien et sa transgression : gravité et humour…
Lars Norén est aujourd’hui le plus grand dramaturge suédois après Strindberg. Lors de ces trente dernières années, son œuvre s’est étendue pour devenir un « pays Lars Norén », toujours changeant : des hôtels familiaux déserts, de la lumière du matin aux fêtes violentes de la nuit, des abus domestiques dans les appartements urbains au vide dans les vérandas d’été au coucher du soleil, du bavardage intellectuel au bégaiement dans les asiles. Dans ses pièces, les enfants défient leurs parents, les mariages s’effondrent et le bien-être superficiel est réduit en cendres. Petit à petit, la comédie inhumaine évolue, entre mélancolie et humour sauvage quand les phrases pertinentes traversent l’obscurité comme des coups de fusil. Norén ouvre graduellement les portes de nouvelles pièces, de nouveaux cycles de l’existence, d’une famille démembrée à une société européenne privée des étoiles qui rassemblent. Dissection de la modernité, ses pièces décrivent aussi une vision pathologique de la vie dans le capitalisme de ces dernières années.
Ceux qui s’attendent simplement à une poignée de pièces seront surpris. Le travail de Lars Norén est aujourd’hui très vaste, une trentaine de livres et près de septante pièces de théâtre. Né en 1944, ses débuts littéraires remontent à 1963, année où il écrit dans un style surréaliste une série de poèmes assez « brûlants » (LILAS, NEIGE).
C’est une poésie de crise d’une langue exubérante, comme une déflagration de mots : la mort traumatisante de la mère, une période de schizophrénie et un séjour dans une institution psychiatrique constitue ce background biographique. Norén transforme son écriture en « schizo poésie », un langage maniaque, fiévreux et érotique ancré dans une poésie concrète et en même temps surréaliste. Une culture visuelle et un assemblage de plusieurs techniques des années 60. Des livres comme ENCYCLOPÉDIES (1966) et LA STUPEUR INCOMPARABLE (1968) sont de véritables chocs littéraires qui couvrent l’histoire politique de la décennie aussi bien que des visions hypnotiques hallucinatoires de corps brûlés et de béatitude. La violence, la torture, la luxure et la claustrophobie façonnent un univers où le camp de concentration nazi est l’espace symbolique de la désolation absolue.
On découvre déjà dans ses premières œuvres des thèmes récurrents. Le poète entre dans une pièce fermée afin de la briser — comme ici, dans un enchaînement de spectacles et de visions. Dans ce monde imaginaire, tout est installé dans la métamorphose mais aussi poétiquement écrit aux abords d’un certain espace mental, comme une frénésie préœdipienne où le corps de la mère décédée apparaît tel un spectre effrayant. La poésie que l’on découvre dans ces livres est instable, presque comme un fluide inflammable. D’un autre côté, l’influence des maîtres est présente et solide : Henri Michaux et Raymond Roussel pour citer deux figures significatives de l’œuvre.
L’arrivée des années 70 marque un profond changement dans son œuvre. Lars Norén s’éloigne du « schizo poète » aux multiples sujets pour devenir un autre Lars Norén. Il quitte le monde hallucinatoire de la sexualité féminine et commence à mettre en question la signification du père — lui-même devenu père mais aussi sur le statut symbolique du père — dans une série de nouvelles et dans un journal poétique en évolution qui offrent une beauté singulière et une surprenante sérénité : MIROIRS SAUVAGES (1972), MOI ROI ET AUTRES POÈMES (1973) et POÈMES DU JOUR ET DE LA NUIT (1974). Lars Norén écrit sa première pièce pour le théâtre en 1973, LE LÉCHEUR DE SOUVERAIN — qui est très mal reçue par la critique. Pour Norén, les années 70 sont avant tout une décade consacrée à la poésie.
La séparation n’est pas seulement une expérience humaine — la mort et le départ — mais revêt aussi une signification poétique. Les mots sont peu à peu réduits à leur expression la plus simple et volent en éclats. L’expression devient dense et hiéroglyphique, proche du zéro et du silence, comme la poésie de Paul Celan (une grande inspiration — ou plutôt une identification à ce moment). La lecture dans sa jeunesse du livre de Simone Weil, LA PESANTEUR ET LA GRÂCE, a exercé une influence profonde sur lui. Cette poésie de la compression culmine en 1978. Deux ans plus tard, Norén quitte ce genre avec CŒUR DANS LE CŒUR, un dialogue dramatique avec Apollon. A partir de ce moment, le début des années 80, Norén n’écrira plus que pour le théâtre. Quelques années plus tard, il deviendra metteur en scène. Pas seulement pour ses propres pièces mais aussi pour Strindberg, Tchékhov, Shakespeare et Ibsen. Il deviendra ensuite le directeur artistique du Risk Drama à Stockholm (1999 – 2007).
Il y a comme un mouvement récurrent dans le travail de Norén : expansion et contraction. Complexité et simplicité. Chaque changement de décennie correspond à un changement de point de vue et de style. En même temps, Norén retourne avec persistance vers la pièce fermée et claustrophobe comme centre de la création et de la destruction. Quoi qu’il écrive, il gravite autour du point zéro, comme poursuivi par un désir de néant. Qu’est ce que le néant ? On pourrait le traduire par la désolation absolue ou par une obscurité prénatale à la fois de la vie et de la mort. Les entrailles, l’asile, le camp de concentration, le dysfonctionnement familial, la blessure… C’est finalement par le désir que sont promises deux sortes de libérations : ou la liquidation du sujet ou la totalité de la vie elle-même. Rien de plus, rien de moins. C’est le lieu où la vie et la mort sont divisées, séparées. C’est « la nuda vita », le cœur de la vie nue dans l’œuvre de Norén.
C’est aussi l’endroit où l’identité rencontre l’altérité, où la possibilité de devenir quelqu’un d’autre peut aussi bien apparaître sous la forme de ne devenir personne. C’est l’espace d’un changement de soi. Dans la poésie et la dramaturgie de Norén, l’auto transformation et l’acte d’écriture sont toujours les deux côtés de la même gestuelle- un acte originel de violence et d’écriture, les mots et le silence, le moi et l’altérité.
Après une décennie consacrée à la mère préœdipienne et une autre autour de la symbolique du père, Norén entre de plain-pied dans le scénario œdipien à travers le drame et la tragédie, avec comme modèle la tragédie grecque, un passage par la symbolique du meurtre parental. LA FORCE DE TUER (1978) dramatise le sacrifice — imaginaire ou réel — du père en référence à I’ŒDIPE de Sophocle. C’est une des pièces les plus étonnantes, les plus dialectiques jamais écrites par Norén, avec l’exactitude d’une horloge mortelle. Dans la pièce ORESTE (1979), la dimension archaïque est très présente en référence à la partie centrale de L’ORESTIE d’Eschyle, où le meurtre de la mère est bien entendu le point central.
Ces deux sacrifices symboliques commis, Norén est alors capable d’aborder le drame familial, sa principale préoccupation au cours des années 80 comme dans LE SOURIRE DE L’ENFER ( 1981) et UNE TERRIBLE JOIE (1981). Plus important encore, LA NUIT EST MÈRE DU JOUR et LE CHAOS EST LE VOISIN DE DIEU de 1982. Dans ces deux pièces, Norén fait retour sur son passé et retrouve sa propre famille. Il explore les années entre 1956 et 1961, la période avant sa décision de devenir poète. La première de ces deux pièces est sans aucun doute la pièce dramatique la plus importante de la littérature suédoise. Celle-ci est basée sur la juxtaposition de la littérature de haut vol (Shakespeare, Strindberg ainsi que O’Neill et son LONG VOYAGE DU JOUR À TRAVERS LA NUIT) et de la culture populaire des années 50. C’est une pièce sur la séparation. La famille a deux fils et possède un hôtel en piteux état. Le père, alcoolique, est un rêveur pathétique. La mère, malade d’un cancer fatal, est une impitoyable réaliste. L’aîné des deux frères est manipulateur. David, le plus jeune, va-t-il avoir la force d’échapper à ce sombre et triste endroit ? Si c’est le cas, il va devoir se séparer de la mère et du père, et se sentir comme l’était Caryl Chessman, condamné à mort, dans la chambre à gaz. Chaque partie de la pièce est méticuleusement réfléchie à travers les métaphores de l’illusion et de la réalité, de la valeur et de la dépréciation.